A
Thomas Chaput
Rome,
le 12 avril 1985
La
pensée et l'action des XIXe et XXe siècles
sont gouvernées par l'Idée de l'émancipation
de l'humanité. Cette Idée s'élabore
à la fin du XVIIIe siècle dans la
philosophie des Lumières et la Révolution
française. Le progrès des sciences,
des techniques, des arts et des libertés
politiques affranchira l'humanité toute entière
de l'ignorance, de la pauvreté, de l'inculture,
du despotisme et ne fera pas seulement des hommes
heureux, mais, notamment grâce à l'Ecole,
des citoyens éclairés, maîtres
de leur destin.
De
cette source naissent tous les courants politiques
des deux derniers siècles, à l'exception
de la réaction traditionnelle et du nazisme.
Entre le libéralisme politique, le libéralisme
économique, les marxismes, les anarchismes,
le radicalisme IIIe République, les socialismes,
les divergences, même violentes, pèsent
peu auprès de l'unanimité qui règne
quant à la fin à atteindre. La promesse
de liberté est pour tous l'horizon du progrès
et sa légitimation. Tous conduisent ou croient
conduire à une humanité transparente
à elle-même, à une citoyenneté
mondiale.
Ces
idéaux sont en déclin dans l'opinion
générale des pays dits développés.
La classe politique continue à discourir
selon la rhétorique de l'émancipation.
Mais elle ne parvient pas à cicatriser les
blessures qui ont été faites à
l'idéal "moderne" pendant quelque
deux siècles d'histoire. Ce n'est pas l'absence
de progrès, mais au contraire le développement
techno scientifique, artistique, économique
et politique qui a rendu possible les guerres totales,
les totalitarismes, l'écart croissant entre
la richesse du Nord et la pauvreté du Sud,
le chômage et la "nouvelle pauvreté",
la déculturation générale avec
la crise de l'Ecole,
c'est-à-dire de la transmission du savoir,
et l'isolement des avant-gardes artistiques (et
aujourd'hui pour un temps leur reniement).
On
peut mettre des noms sur toutes ces blessures. Ils
parsèment le champ de notre inconscient comme
autant d'empêchements secrets à la
tranquille perpétuation du "projet moderne".
Sous prétexte de sauvegarder ce dernier,
les hommes et les femmes de ma génération
ont en Allemagne, depuis quarante ans, imposé
à leurs enfants le silence sur l' "intermède
nazi". Cet interdit opposé à
l'anamnèse vaut comme un symbole pour tout
l'Occident. Peut-il y avoir progrès sans
anamnèse ? L'anamnèse conduit, à
travers une douloureuse élaboration, à
élaborer le deuil des attachements, des affections
de toutes sortes, amours et terreurs, qui sont associés
à ces noms. J'ai admiré que l'autorité
fédérale fasse creuser dans l'utopique
gazon du Mail à Washington la sombre tranchée
éclairée aux bougies qui a nom "Monument
aux morts du Vietnam". Pour l'instant nous
n'en sommes qu'à une mélancolie vague,
"fin de siècle", inexplicable apparemment.
Ce
déclin du "projet moderne" n'est
cependant pas une décadence. Il s'accompagne
du développement quasi exponentiel de la
technoscience. Or il n'y a pas, et il n'y aura plus
jamais, de perte et de recul dans les savoirs et
les savoir-faire, sauf à détruire
l'humanité. C'est une situation originale
dans l'histoire. Elle traduit une vérité
ancienne qui éclate aujourd'hui avec une
évidence particulière. Jamais la découverte
scientifique ou technique n'a été
subordonnée à une demande issue des
besoins humains. Elle a toujours été
mue par une dynamique indépendante de ce
que les hommes peuvent juger souhaitable, profitable,
confortable. C'est que le désir de savoir-faire
et de savoir est incommensurable à
la demande du bénéfice qu'on peut
espérer de leur accroissement.
L'humanité s'est toujours trouvée
en retard sur les capacités de comprendre,
les "idées", et d'agir, les "moyens"
qui résultent des inventions, des découvertes,
des recherches et des hasards.
Aujourd'hui
trois faits sont remarquables : la fusion des techniques
et des sciences dans l'énorme appareil technoscientifique
; la révision dans toutes les sciences, non
seulement d'hypothèses, même de "paradigmes",
mais de modes de raisonnement, de logiques considérées
comme "naturelles" et imprescriptibles :
les paradoxes abondent dans la théorie mathématique,
physique, astrophysique, biologique ; enfin la transformation
qualitative apportée par les technologies
nouvelles : les machines de la dernière génération
accomplissent des opérations de mémoire,
de consultation, de calcul, de grammaire, de rhétorique
et de poétique, de raisonnement et de jugement
(expertise). Elles sont des prothèses de
langages, c'est-à-dire de pensée,
encore sommaires mais appelées à se
raffiner encore dans les prochaines décennies
quand leurs logiciels seront à la mesure
de la complexité des logiques utilisées
dans les recherches de pointe.
Il
est devenu évident, après coup, que
les travaux accomplis par les avant-gardes artistiques
depuis plus d'un siècle s'inscrivent dans
un processus parallèle de complexification.
Celle-ci porte sur les sensibilités (visuelles,
auditives, motrices, langagières), et non
sur les savoir-faire ou les savoirs. Mais la portée
philosophique, ou si l'on veut le pouvoir de réflexion,
que ces travaux comportent, n'est pas moindre dans
l'ordre de la réceptivité et du "goût"
que ne l'est celle de la technoscience en matière
d'intelligence et de pratique.
Ce
qui s'esquisse ainsi comme un horizon pour ton siècle
est l'accroissement de la complexité dans
la plupart des domaines, y compris les "modes
de vie", la vie quotidienne. Et une tâche
décisive est par là circonscrite :
rendre l'humanité apte à s'adapter
à des moyens de sentir, de comprendre et
de faire très complexes qui excèdent
ce qu'elle demande. Elle implique au minimum la
résistance au simplisme, aux slogans simplificateurs,
aux demandes de clarté et de facilité,
aux désirs de restaurer des valeurs sûres.
Il apparaît déjà que la simplification
est barbare, réactive. La "classe politique"
devra, elle doit déjà, compter avec
cette exigence, si elle ne veut pas tomber en désuétude,
ou entraîner l'humanité avec elle dans
sa perte.
Un
nouveau décor se met en place lentement.
A grands traits : le cosmos est la retombée
d'une explosion ; les débris s'éparpillent
encore sous la poussée inaugurale ; les astres
en brûlant transmutent les éléments
; leur vie est comptée ; celle du soleil
aussi ; la chance que la synthèse des premières
algues ait lieu dans l'eau sur la Terre était
infime ; l'Humain est encore moins probable ; son
cortex est l'organisation matérielle la plus
complexe qu'on connaisse ; les machines qu'il engendre
en sont une extension ; le réseau qu'elles
formeront sera comme un deuxième cortex,
plus complexe ; il aura à résoudre
les problèmes d'évacuation de l'humanité
ailleurs, avant la mort du soleil ; le tri entre
ceux qui pourront partir et ceux qui sont voués
à l'implosion a commencé, sur le critère
du "sous-développement".
Ultime
atteinte au narcissisme de l'humanité : elle
est au service de la complexification. Ce décor
est dressé dans l'inconscient des jeunes,
dès maintenant. Dans le tien.
Jean-François Lyotard,
Le postmoderne expliqué aux enfants,
Galilée, coll. " Le livre de poche biblio-essais
", 1988