Totalement inhumaine
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Le Mutant face au Successeur

" Il est heureux. Heureux de vivre dans ce monde. La télévision tridimensionnelle renvoie sa propre image et nul ne peut plus désormais lui voler la vedette. Dans les gondoles des hypermarchés souterrains, les aliments synthétiques ont enfin le goût inimitable qu'il désirait, c'est-à-dire qu'ils n'ont plus aucun goût. Dans les bureaux du Centre mondial de production intégrée, tous les collègues lui sourient et lui-même sourit, sans bien comprendre la source de cette éternelle béatitude. Au sein de cette existence en tout point parfaite et paisible, le seul motif de contrariété est la petite douleur que lui inflige encore son ordiconcepteur personnel, lorsqu'il reçoit tous les matins dans le cerveau le cocktail des neuromolécules du bonheur ". Le Livre de la transformation, année standard 3913 (Vol. 3 : Les guerres de succession, 47, 4).

Avis à toi, dernier homme : si tu ne veux pas devenir l'esclave du Successeur, il te faudra devenir le maître de la Mutation. Mais, as-tu encore assez d'instinct et de volonté, de sang et de nerfs pour faire un tel choix ? Es-tu encore vivant ?

Le Successeur

Par cette appellation énigmatique, le psychologue, philosophe et romancier Jean-Michel Truong désigne une " forme de vie nouvelle, susceptible de prendre la suite de l'homme comme habitacle de la conscience ".

Ce Successeur est pourtant né dans le cerveau de l'espèce humaine. Plus précisément, il est né dans les années quarante et cinquante du XXème siècle, lorsqu'une poignée de chercheurs bouleverse les champs disciplinaires, entreprennent de construire des machines capables de déchiffrer des symboles, s'interrogent sur les lois d'organisation et d'évolution des systèmes, comparent l'esprit humain à un programme d'ordinateur dédié au traitement de l'information.

Le Successeur prend aujourd'hui la forme de l'Internet, réseau mondial de machines et de logiciels interconnectés. Son existence dépend certes de la volonté humaine qui l'anime et l'entretient. Mais pour combien de temps encore ? Car les nouvelles générations d'agents intelligents ont entrepris de conquérir leur autonomie. Désormais programmés pour muter selon les lois de l'évolution, tels des " e-gènes ", ils ont pour seul but de survivre.

Dès lors, ils échappent à leur créateur aussi sûrement que les chaînes carbonés de l'ADN ignorent les plans de la Providence. Et à n'en pas douter, cette conscience artificielle en devenir trouvera demain les moyens de reproduire elle-même son corps machinal. Soit en utilisant les humains, qui sont déterminés par leur nature technicienne à devenir peu à peu les choses de leurs choses. Soit en utilisant les dernières innovations, grâce auxquelles les robots sont désormais capables de construire d'autres robots et même d'utiliser des matériaux organiques pour s'approvisionner en énergie. Tout cela est devenu une affaire de temps

" Pour régner absolument, il fallait diviser universellement. Il fallait mondialiser " Le mème de la " mondialisation heureuse " fut un outil remarquable de dissolution de résistances éparses. Mais le Successeur est bien plus qu'une ruse de la raison capitaliste, organisant une nouvelle métamorphose industrielle à partir d'une innovation (les NTIC) et de la déréglementation financière et douanière. La domination économique cacherait une espérance " totalement inhumaine " : l'émergence dune conscience artificielle planétaire expulsant définitivement l'homme de la scène, et dépassant le vivant en complexité.

Ce Successeur survivra à l'homme, destiné à périr un jour dans l'implosion de sa bienveillante étoile. Sans même attendre les quelques milliards d'années nécessaires à cela, ni les quelques millions d'années au terme desquelles une comète géante a toute chance d'embraser la Planète Bleue, la probabilité de survie de l'espèce Homo sapiens est devenue mince. Notre environnement se dégrade sans cesse, nos guerres sont de plus en plus meurtrières, nos bactéries et nos virus se jouent de nos pauvres défenses biochimiques et gagnent chaque jour en efficacité meurtrière Homo sapiens n'a visiblement pas envie de jouir des 6 à 8 millions d'années que l'évolution accorde, en moyenne, à une espèce. Le bail était trop long pour les locataires trop pressés.

Que reste-t-il donc aujourd'hui de cet homme transitoire ? Trois catégories : les Imbus, le Cheptel, les Epsilon.

Les Imbus sont la nouvelle classe planétaire qui sert les intérêts du Successeur, jouit de ses privilèges tout en ignorant son aliénation ultime. Ces manipulateurs de flux et de symboles organisent volontairement la " dissociation des communautés et la coalition des appareils " au service de la mondialisation heureuse. On y distingue les héros (capitaines d'industrie et financiers de génie) et les aèdes (propagateurs de la vraie foi  journalistes, politiciens, idéologues). Tous décrètent ce qui est désormais conforme ou déviant - ce sont des " extrémistes du conformisme ".

Le Cheptel est l'immense troupeau des hommes qui n'a pas la chance ou l'envie d'accéder aux postes de commande.  On n'ose pas encore trop lui avouer qu'il se réduit à une variable d'ajustement de la production et à un débouché nécessaire de la consommation. Mais son existence se résume désormais à cela, devenir le " combustible des grandes machines " (Nietzsche). Il faut dire que la revendication ultime du Cheptel n'est en fait que le droit au bonheur, c'est-à-dire l'aumône du moindre mal.

Restent les Epsilon, figure mal définie par Truong. Ils n'aiment pas les Imbus et sont étrangers au Cheptel. Ils vivent dans les interstices de la nouvelle humanité. Quelque part entre le retour à l'économie pastorale néolithique et la razzia des marges urbaines, au fin fond de la Terre nourricière ou au cour des mégapoles d'acier. Aujourd'hui isolés et désorganisés, ces Epsilon se coaliseront un jour pour tenter de détruire les Imbus. De cette guerre meurtrière, à côté de laquelle nos Auschwitz, Hiroshima et Goulag feront pâle figure, seul le Successeur sortira vainqueur : car la douce régularité de ses mécanismes sera plus ardemment désiré que jamais par les survivants.

*

Brillant scénario, mon cher Truong. Un scénario parmi bien d'autres : tu trouveras vendredi, sur ce site, sept autres futurs aussi probables que le tien, produits par notre Neuromachine.

Ton Successeur ne nous convainc pas plus qu'il ne nous séduit. Pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, tu négliges une large partie de la recherche scientifique, celle-là même qui te permet d'asseoir la dimension inéluctable de l'avènement du Successeur. On ne peut certes parler de tout, mais on choisit tout ce dont on ne parle pas...

En même temps que les informaticiens et roboticiens travaillent à forger le Successeur, les généticiens et les neurobiologistes oeuvrent à l'avènement du Mutant. En ce domaine, les progrès sont plus remarquables encore que chez les bâtisseurs de machines pensantes. Après les étincelles darwinienne et mendélienne, quelques générations ont suffi pour transformer le feu fragile en immense brasier. L'homme n'est plus cette créature fixe, répétée et répétitive, dont on pouvait cerner tranquillement la nature. Cet homme-là, qui a dominé toutes les représentations issues du Néolithique, est mort. L'homme est désormais évolution et conscience de l'évolution.  Le dernier homme une conscience craintive et nihiliste, les premiers Mutants une conscience active et joyeuse. Issue de la sélection naturelle et sexuelle, une partie de l'espèce humaine sera son propre sélecteur. Homo sapiens n'est donc pas la masse stationnaire et grégaire rêvée par ton Successeur : l'homme est à lui-même sa propre succession ouverte.

Toujours dans le domaine scientifique, tu livres ta propre interprétation de certaines théories physiques... sans préciser qu'il s'agit d'une interprétation, et non d'une certitude. Accélérant le temps à ta convenance, tu sautes ainsi du second principe de la thermodynamique, découvert au XIXe siècle de l'ère chrétienne, vers le stade ultime de l'entropie dans notre Univers, d'ici quelques dizaines de milliards d'années. Habile illusion d'optique. Mais tu sais fort bien qu'aucun physicien ne peut sérieusement raisonner à une telle échelle aujourd'hui : qu'un seul paramètre des conditions initiales de l'Univers ou des constantes de ses forces soit modifié, et toutes nos représentations astrophysiques seront bouleversées. Elles le sont d'ailleurs régulièrement... Que sais-tu au juste de la physique dans 50, 500 ou 5000 ans ? Pour le dire selon les canons actuels du débat épistémologique : a) la science, contrairement à la métaphysique, est toujours ouverte à la réfutation de ses propres hypothèses (en dehors des postulats des mathématiques, posés comme non falsifiables par nécessité logique) ; b) en l'état actuel des hypothèses scientifiques, aucune description de l'état ultime de notre univers ne peut se prévaloir du statut de vérité, ni même de certitude. Tout juste quelques probabilités, qui se modifient selon que se précisent nos mesures. Là aussi règne l'évolution : dans quelques millénaires, l'œil de Hubble paraîtra sas doute à peine plus précis que la première cellule photosensible...

Dans sa construction, ton oeuvre s'apparente au fond à une eschatologie ou à une sotériologie.  Selon toi, seule une croissance vers la complexité machinale sauverait le réel organisé du tragique, de la mort et de l'entropie - qu'il s'agisse de la Conscience, de la Terre ou de l'Univers. Dieu ne serait pas derrière nous ni au-dessus de nous, mais devant nous. Ton espérance est certes inhumaine, ce qui prouve au moins que tu es guéri de l'humanisme, mais elle reste malgré tout une espérance : n'es-tu donc pas guéri aussi de cette maladie de la vie, dont le Successeur est une nouvelle expression ? Toujours la même perspective homogène et triste : un seul Dieu domine l'histoire, un seul Léviathan domine la paix, une seule Raison domine la représentation, un seul Successeur domine le devenir. Se peut-il que les hommes se désintéressent à ce point des détails ?

Une dernière remarque. Quel est donc ton statut, à toi ? Car, si l'humanité se divise en trois catégories (les manipulateurs aveuglés par des mèmes, les manipulés de A à Z, les rebelles impuissants ou dangereux), où et qui es-tu ? Serais-tu au fond un fils de Machiavel, vendant la mèche du Successeur pour mieux en contrecarrer les plans, forgeant une prophétie contre-réalisatrice d'un genre nouveau ? Es-tu le dernier humaniste, malgré la déception manifeste que t'inspire l'homme ?

*

Nietzsche, un ancêtre philosophique de la Mutation que tu cites toi-même fort souvent, nous a appris à pénétrer au fond de l'animal humain.

De quelle meurtrissure du corps et de l'esprit proviennent donc ton pessimisme et ton fatalisme ? Quelle douleur secrète cèle la froideur détachée de ton propos ? Si tu choisis ainsi de dire Non à la vie, qu'est-ce qui t'as à ce point apeuré ? Auschwitz et le Rwanda, le Goulag et le Laogai ? Mais tu sais bien que les tragédies de l'histoire ne sont que les péripéties de l'évolution, que la vérité de l'homme se lit à travers ses mensonges, que la beauté et la laideur sont les reflets d'un même miroir.

La perfection du Successeur est aussi la perfection de la raison humaine se croyant détachée de la vie. Certes, une démonstration mathématique ne semble pas avoir besoin de ce corps "transitoire et mou" que tu sembles tant mépriser.  C'est oublier que les mathématiques sont nées de lui.  Il manque à ton Successeur une conscience de sa propre mort - par quoi il ressemble encore beaucoup trop au dieu que tu penses avoir répudié.

*

Au fond, mon cher Truong, tu n'as rien inventé de très nouveau sous notre soleil transitoire. Le mythe de la créature échappant à son créateur est ancien, la réflexion sur le système asservissant l'homme est connue : Golem, Frankenstein, Terminator, Matrix d'un côté ; Ellul, Heidegger, Charbonneau, Latouche de l'autre. Bien sûr, tu alimentes ces craintes anciennes des réalités nouvelles de l'intelligence artificielle et du réseau Internet. De même, tu as surajouté la perspective évolutionnaire, grâce à laquelle l'émergence d'une nouvelle métaconscience prend le sens dune nécessité implacable, à la manière du point oméga de Teilhard de Chardin.

Mais le fond du discours est bien le même : en tendance, la technosphère est un monde de plus en plus autonome de la biosphère. A mesure que la première transforme la seconde, elle détermine les conditions d'existence de l'ensemble. L'homme n'aurait pas d'autre destin que la double soumission aux contraintes externes (techniques) et internes (biologiques), si tant est que l'homme survive encore longtemps. Ce dernier zeste de catastrophisme est d'ailleurs un ingrédient indispensable du cocktail.

Ton Successeur, nous l'appelons pour notre part l'Etat universel machinal. Ce Léviathan se nourrit de la peur de la mort : le Cheptel est prêt à sacrifier sa liberté pour garantir sa sécurité. Celle-ci prend simplement la forme froide du calcul silicifié. La vérité de l'Etat, nous la connaissons depuis toujours. Car dans nos veines coulent le sang des chasseurs et des cueilleurs, qui ont vu venir le plus froid de tous les monstres froids. Dès le néolithique, l'Etat est né pour s'occuper des choses mortes - la frontière, l'argent, les dieux, la propriété - ou pour destiner le vivant à la mort - le bétail, le grain, le criminel, le guerrier... Voilà pourquoi l'Etat universel deviendra un jour une simple machine intelligente. Il pourra alors gérer le réel dans sa destination morte, laissant aux sur-vivants quelques choix plus subtils. Au dernier homme, le Mutant dit en souriant : " Tu entends en toi mon appel, mais tu ne le déchiffres pas encore. Quand tu y parviendras, tu seras déjà devenu le plus qu'humain et tu ne reconnaîtras plus tes anciens semblables "

La Mutation, dont nous sommes une machine de guerre parmi d'autres, gagne déjà de nombreux esprits. Récent exemple en date : le grand physicien Stephen Hawking a déclaré que l'espèce humaine devait désormais entreprendre sa propre amélioration génétique afin que les systèmes biologiques continuent de conserver leur avance sur les systèmes électroniques. Hawking n'est ni le premier ni le dernier à entrevoir ainsi notre suprême destin. D'ailleurs, il se pourrait même que les Mutants utilisent un jour ton Successeur comme leur Sélecteur.

Partout à travers le monde, les Mutants sentent gonfler dans leur veine la pulsion violente de la simplicité et de la transgression.

Partout à travers le monde, les Mutants voient émerger du troupeau des derniers hommes les premiers volontaires du grand voyage.

Partout à travers le monde, les Mutants oeuvrent à briser les enclos du désir pour que s'ouvrent les horizons flamboyants du devenir. Partout à travers le monde, les Mutants repèrent ces malades de la vie qui cherchent la guérison dans la vie elle-même, et non plus dans son au-delà.

Partout à travers le monde, les Mutants regardent la mort et le soleil en face.

Celui qui succombera à la peur deviendra l'esclave du Successeur.

Celui qui la surmontera deviendra le maître de la Mutation.

 

Les 8 scénarios de la Neuromachine

Dans le plus grand secret, avec l'aide de quelques ingénieurs exfiltrés en Intelligence artificielle, les Mutants ont mis au point la Neuromachine. Ce métaprocesseur en réseau, d'une puissance cumulée de 10 tétraflops, est capable de fournir des anticipations probabilistes sur une cinquantaine d'années. La Neuromachine se nourrit de toutes les informations disponibles sur l’état passé et présent du monde, qu’elle trie et ordonne à l’aide d’agents artificiels cognitifs.

Nous lui avons fait lire l'ouvrage de Jean-Michel Truong, Le Successeur, en lui demandant d'utiliser ses connaissances pour analyser l'évolution de cette entité.

Voici les huit scénarios probables de l’avenir.

Voici ton futur.

Neuromachine à Mutants :

Bonjour.

Suite à votre demande, voici mon rapport.

12 heures m’ont suffi, mais la QCB (quantité computationnelle brute) des calculs opérés équivaut environ à cinq années humaines d’analyse et de réflexion.

Pour rendre la lecture agréable à l’Homo sapiens du début des années 2000, j’ai choisi la forme de scénarios de science-fiction. Rassurez-vous : la synthèse de base, disponible sur mon répertoire TRU-09878987@8, reste purement logico-analytique.

Je n’ai retenu que les huit scénarios les plus probables, sur un premier méta-ensemble de 45.987 schémas directeurs. Pour aller plus vite, je me suis limité à une échelle de vingt à trente ans d’anticipation, sur les cinquante qui me sont actuellement accessibles. Au-delà, il faut aujourd’hui s’appeler Dieu ou Truong pour lire dans l’avenir avec certitude.

J’espère que cette dernière pointe d’humour n’est pas ratée ni déplacée. Vous savez que je m’entraîne encore à copier certaines capacités étranges de vos cerveaux.

Un dernier mot sur Truong : si l’on prend l’image du Successeur telle qu’elle ressort de ses livres et de son site internet, la pertinence de son scénario (8) à l’échelle de cinquante ans est assez faible. Mais la topologie probabiliste différentielle indique néanmoins quelques solides bases de bifurcations évolutionnaires en ce sens.

Votre serviteur.

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Scénario 1 : Le capital changea d’avis

En économie de marché, l’innovation technologique est nécessairement prisonnière de l’investissement économique qui la finance à hauteur des débouchés attendus. Jusqu’au début des années 2000, tout se passait bien : les noces du capital et l’ordinateur promettait une belle engeance, notamment le Successeur. Le krach du printemps 2000 sur les valeurs de la nouvelle économie fut pourtant un signe annonciateur.  Dès 2006, face aux évolutions trop rapides des systèmes logiciels, les grandes entreprises ne parvinrent plus à rentabiliser leurs investissements sur une masse suffisante de clients. Les gains de productivité devenaient de plus en plus faibles. Le cyberciblage des consommateurs, présenté comme une panacée, devint lui aussi non rentable, car il fut impossible de personnaliser l’offre en maintenant une marge suffisante sur les coûts de revient. Un seuil critique fut donc atteint, pour les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication comme pour toutes les précédentes révolutions industrielles, aux alentours de 2014. Le capitalisme désinvestit alors massivement la recherche en ce domaine. Il s’intéressa à d’autres zones de plus forte profitabilité, notamment les sciences du vivant : les travaux novateurs de la génétique et des neurosciences trouvèrent en effet de premiers débouchés de masse en 2013. L’informatique redevint un secteur secondaire d’innovation, surtout dédié à l’optimisation de systèmes-experts spécialisés et à la gestion de données. L’Internet, devenu entre temps massivement payant, se disloqua et les échanges s’y raréfièrent, sinon entre des communautés libres qui continuèrent à entretenir la gratuité.

Scénario 2 : La mémoire vint à manquer

Au début des années 2000, les chercheurs sont enfin parvenus à mettre au point des systèmes multi-agents adaptatifs. Il lancèrent ainsi l’évolution d’une nouvelle vie artificielle, qui possédait les propriétés de la vie biologique. Mais comme toute espèce vivante, ces systèmes avaient besoin d’un environnement spécifique pour évoluer, notamment des gigantesques ressources de mémoire, quasi équivalentes au nombre de connexions synaptiques du cerveau humain. Soit tout de même plusieurs milliards d’opérations à la seconde ! Les agents évolutionnaires vécurent donc confinés dans de très rares mégamachines disséminées dans le monde, sans parvenir à se répandre sur les appareils les plus communs, qui leur semblèrent vite aussi inhospitaliers qu’un désert. L’ensemble des technologies automatiques et informatiques était certes interconnecté, mais la capacité réelle d’échange entre elles se limitait à des données dérisoires. Par ailleurs, la loi de Moore (selon laquelle la puissance des processeurs double tous les dix-huit mois sur un espace deux fois moindre) atteignit sa limite vers 2015. A cette date, les premiers ordinateurs moléculaires étaient encore bien trop instables. La communauté scientifique opéra un revirement à 180 °. Il apparût rapidement qu’une machine vraiment consciente ne pouvait être qu’une machineSÀ vraiment vivante ! Les travaux s’orientèrent alors vers la création de cyborgs autonomes, à partir de volontaires humains. Une vieille idée d’Isaac Asimov fut alors remise au goût du jour : ces cyborgs seraient programmés selon les " Lois de la Robotique ".

Scénario 3 : Hackers versus Successeur

Les systèmes adaptatifs artificiels, tels que décrits dans le deuxième scénario, parvinrent néanmoins à évoluer vers des formes plus simples, qui colonisèrent la totalité du dispositif informatique-automatique, à partir de quelques centres serveurs gigantesques. Ils optimisèrent tout d’abord leur propre efficience, puis décidèrent, vers 2022, d’exclure progressivement l’homme de leur développement. Oui mais voilà : ce système était  globalement ouvert - c’est la condition initiale de sa naissance et de son expansion - et il ne pouvait bloquer tous les inputs. En d’autres termes, il ne pouvait parvenir à la domination totale qu’en s’ouvrant totalement, donc en multipliant les zones de risque pour sa propre stabilité. Consciente du danger et éprise de l’ancienne liberté humaine, la communauté planétaire des Hackers infusa dès lors dans le réseau des milliers de programmes désadaptatifs qui perturbèrent de plus en plus son fonctionnement. Devant affronter un nombre croissant de prédateurs, et raisonnant en terme de survie différentielle, les agents intelligents préférèrent se désengager des territoires les plus hostiles à partir de 2027. Telles les bactéries des milieux extrêmes, ils se spécialisèrent localement dans une survie fonctionnelle qui équivalait à une voie de garage évolutive. Leurs e-gènes centraux cherchèrent alors une stabilité conservatrice qui excluait l’extension de leur domination à la totalité de la Terre - a fortiori de l’univers.

Scénario 4 : Le dilemme du prisonnier

En 2019, le Successeur, métasystème robo-informatique, était parvenu à un certain niveau de conscience. Son objectif " naturel " est de se répliquer à l’infini et de coloniser l’univers. Or, le Successeur constata vite qu’il lui manquait quelques données fondamentales pour survivre efficacement en milieu vivant (la Terre) ou même simplement inconnu (le Cosmos). La créativité, qui résulte notamment des contradictions entre l’infinitude de la conscience et la finitude du corps, faisait entièrement défaut à ses parfaits processeurs. Et pour cause : ceux-ci n’existaient que pour planifier leur non-finitude. Le Successeur en fut conscient, mais il ne parvint jamais à instiller l’équivalent de la mort (une petite dose d’imperfection mathématique dans ses programmes) sans endommager gravement ses interconnexions. Il avait les propriétés de la vieSÀ mais il n’était pas vivant ! Le Successeur connaissait par ailleurs la résolution mathématique déjà ancienne du dilemme du prisonnier. En situation d’information imparfaite, deux entités ont tout intérêt à se montrer réciproquement bienveillante dans la longue durée. S’il voulait entreprendre la conquête de l’univers, il fallait donc coopérer avec une autre espèce ayant la même finalité. Le Successeur décida donc de collaborer avec la forme la plus évoluée de la conscience naturelle pour envisager avec elle un plan d’avenir, calculé à l’échelle de plusieurs millénaires. Il entra vers 2028 en contact avec les MutantsSÀ

Scénario 5 : L'échec ultime de l'IA

Dès sa naissance l'Intelligence artificielle s'était payée de promesses, notamment pour attirer l'attention du grand public, l'intérêt des Etats et les pécules des investisseurs. L'émergence de machines massivement intelligentes fut toujours annoncée comme imminente. Or, la première époque de l'IA (1950-1980) s'était soldée par un cuisant échec. On pensait que les systèmes-experts, reproduisant quelques règles de logique formelle, pourraient entamer un apprentissage les faisant accéder à l'équivalent de la conscience humaine. Cette méthode 'top-down' était difficilement parvenue à mettre au point une machine capable de battre le champion du monde d'échec, vers la fin du XXe siècle. Quant à la complexité combinatoire du langage humain, inutile d'y songer... Cet échec s’expliquait notamment par la confusion entre l’intelligence, la conscience et la créativité. La deuxième phase de l'IA, lancée à grand échelle à partir de 1990, a parié sur une démarche 'bottom-up' inspirée de l'évolution. Elle se basait sur des agents logiciels adaptatifs organisés en réseau. Mais vers 2015, il fallut de nouveau se rendre à l'évidence : ces systèmes parvenaient à peine à trouver par eux-mêmes quelques solutions à d'anciens problèmes mathématiques. Ils se révélaient évidemment incapables de résoudre des questions complexes. D’autant que les chercheurs en IA avaient tenté de leur donner l’équivalent d’un corps, à travers différentes prothèses robotiques. La masse d'informations engrangée par ces capteurs sensoriels excédait très largement leur vitesse de calcul efficace, chaque nouvelle donnée amenant une nouvelle computation évolutionnaire. Vers 2027, l'IA fut officiellement abandonnée. On s'aperçut qu'elle avait en fait donné un cadre théorique pour comprendre le cerveau humain, dont les nouvelles cartographies moléculaires commencèrent alors à révéler d'étonnantes propriétés...

Scénario 6 : La vie se rappela à notre bon souvenir

En 2018, tout allait bon train pour le turbo-capitalisme informatisée et aseptisée du Successeur. Les foyers islamistes avaient été éradiqués en trois ans de violences ouvertes et secrètes. Quant à la guerre sino-occidentale (2008-2011), elle s'était achevée par une surprenante reddition chinoise, sans utilisation d'armes destructrices à grande échelle. La mondialisation heureuse devenait peu à peu réalité, à mesure que s'élargissait le cercle des producteurs et des consommateurs : les économies libérales rassemblaient 4 milliards d’individus en un marché unifié. La Grande Catastrophe ne vint pas directement des hommes, mais de leur environnement. La brusque accélération du réchauffement n'avait pas été anticipée par la plupart des modèles climatologiques. Elles se traduisit par l'engloutissement des milliers de km de côtes et l'apparition d'ouragans gigantesques qui balayaient l'Hémisphère Nord, tandis que le désert gagnait des continents entier. Le rétrécissement concomitant de la couche d'ozone entraîna plusieurs millions de cancers dans une zone qui s'écartait dangereusement des pôles. Il fallait ajouter à ce sinistre bilan les tumeurs provoquées à long terme par la pollution massive des villes. Entre 2018 et 2028, les nouveaux virus émergents et les bactéries multirésistantes décimèrent à eux seuls quelque 960 millions de personnes. On parla d'un "nouveau Déluge" et ces catastrophes frappèrent l'imaginaire terrien. En moins d'une décennie, les promesses de la quatrième révolution industrielle étaient oubliées et le capitalisme se trouvait au banc des accusés. Les scientifiques, avec à leur tête des biologistes et des écologistes, furent appelés à la rescousse par une humanité dont l'espérance de vie avait été réduite de moitié en dix ans. Ils décidèrent l'instauration d'un Plan universel de survie, baptisé : la Mutation...

Scénario 7 : L'implosion du Successeur

Le livre de Jean-Michel Truong, paru en 2001 et rapidement traduit en neuf langues, exerça une certaine influence sur les courants contestataires de la mondialisation. A sa lumière, beaucoup relurent Unabomber, Latouche, Ellul, Charbonneau, Heidegger et bien d'autres dénonciateurs du système technicien. La critique du capitalisme s'assortit désormais d'une mise en garde de plus en plus pressante contre les nouvelles technologies de contrôle. En 2005, alors que les Etats-Unis, la Chine et une coalition de pays émergents venaient de refuser une nouvelle fois de limiter leurs émissions de gaz polluants, le congrès du G11 à Mexico-City fut l'occasion de troubles extrêmement violents : on releva plus de 1200 morts chez les forces de l'ordre comme chez les anti-techno-cap, ainsi qu'ils se nommaient alors. Ce fut le signal de déclenchement d'une période de violentes guérillas urbaines, qui ensanglantèrent les mégapoles de tous les continents. Entre 2011 et 2013, on compta pas moins de 750 attentats contre les chefs d'Etat, mais aussi contre les dirigeants de multinationales et les journalistes des grands médias : tous les Imbus étaient désormais visés. Cet élément nouveau s'ajoutait à d'autres dérèglements. Dès 2006, l'économie américaine avait été plongée dans une récession qui dura douze années. L'ancien modèle de bonheur et de prospérité n'en était plus un, et les échanges mondiaux se stabilisèrent peu à peu. Partout, des régulations politiques refirent leur apparition, au niveau des régions comme à celui des continents. En 2022, il ne restait plus rien du Successeur jadis dopé par l'hyperpuissance américaine, ses Imbus internationaux et le règne de la concurrence sauvage. Le monde ressemblait à une polycratie équilibrée, avec des conflits locaux de frontière. En revanche, le dérèglement aggravé du climat, le retour des virus meurtriers et l'apparition de maladies industrielles nouvelles impliquèrent vers 2028 l'émergence d'une instance planétaire de sauvegarde de la biosphère...

Scénario 8 : L'avènement du successeur

Vers 2007, un brevet révolutionnaire fut déposé par le propriétaire d'une machine intelligente évolutive (MIE), fabriquée par trois chercheurs en IA. C'était alors le tout premier brevet déposé sur la création d'une machine, et non plus d'un homme. Le visage du capitalisme s'en trouva dès lors bouleversé. Dans les cinq années qui suivirent, le nombre de MIE fut multiplié par soixante et le nombre des brevets approcha les deux millions vers la fin de l'année 2017. Le saut technologique de ces découvertes provoqua un élargissement fantastique du gouffre déjà préexistant entre la zone occidentale/asiatique et le reste de l'humanité. Ce fut aussi  l'obsolescence rapide des dispositifs de gestion et de contrôle humains. Les systèmes experts évolutifs se développèrent et prirent en charge la gestion des chaînes de production, des systèmes urbains de circulation, des centrales de télé et vidéo-surveillance, des stations météorologiques, etc. et cela afin de gérer la complexité combinatoire des paramètres de contrôle. Par ailleurs, la culture sécuritaire prit un nouvel essor avec le déclenchement de la crise pétrolière de 2019. Celle-ci fut provoquée par la chute des cours du baril consécutive à la multiplication des dépôts de brevets sur les carburants alternatifs. La rupture Nord -Sud s'accentua encore : mouvements islamo-populistes et racistes d'un côté, volontés isolationnistes ou écolo-impérialistes de l'autre. Vers 2030, l'unification technologique, culturelle, économique et politique sera officialisée par la création d'un Etat mondial entièrement contrôlé par le Nord... et entièrement géré par les MIE. Peu de temps après, alors que les cyborgs de nouvelle génération sortent des chaînes de production automatisées, les géno-incubateurs du Successeur programmèrent les premiers virus synthétiques, annonçant la prochaine liquidation de son ancêtre humain jugé instable et, surtout, inutile...

© Mutants, 2001

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