Le Mutant face au Successeur
"
Il est heureux. Heureux de vivre dans ce monde. La
télévision tridimensionnelle renvoie sa
propre image et nul ne peut plus désormais lui
voler la vedette. Dans les gondoles des hypermarchés
souterrains, les aliments synthétiques ont enfin
le goût inimitable qu'il désirait, c'est-à-dire
qu'ils n'ont plus aucun goût. Dans les bureaux
du Centre mondial de production intégrée,
tous les collègues lui sourient et lui-même
sourit, sans bien comprendre la source de cette éternelle
béatitude. Au sein de cette existence en tout
point parfaite et paisible, le seul motif de contrariété
est la petite douleur que lui inflige encore son ordiconcepteur
personnel, lorsqu'il reçoit tous les matins dans
le cerveau le cocktail des neuromolécules du
bonheur ". Le
Livre de la transformation, année standard 3913
(Vol. 3 : Les guerres de succession, 47, 4).
Avis
à toi, dernier homme : si tu ne veux pas devenir
l'esclave du Successeur, il te faudra devenir le maître
de la Mutation. Mais, as-tu encore assez d'instinct
et de volonté, de sang et de nerfs pour faire
un tel choix ? Es-tu encore vivant ?
Le Successeur
Par cette appellation
énigmatique, le psychologue, philosophe et romancier
Jean-Michel Truong désigne une " forme de vie
nouvelle, susceptible de prendre la suite de l'homme
comme habitacle de la conscience ".
Ce Successeur
est pourtant né dans le cerveau de l'espèce
humaine. Plus précisément, il est né
dans les années quarante et cinquante du XXème
siècle, lorsqu'une poignée de chercheurs
bouleverse les champs disciplinaires, entreprennent
de construire des machines capables de déchiffrer
des symboles, s'interrogent sur les lois d'organisation
et d'évolution des systèmes, comparent
l'esprit humain à un programme d'ordinateur dédié
au traitement de l'information.
Le Successeur
prend aujourd'hui la forme de l'Internet, réseau
mondial de machines et de logiciels interconnectés.
Son existence dépend certes de la volonté
humaine qui l'anime et l'entretient. Mais pour combien
de temps encore ? Car les nouvelles générations
d'agents intelligents ont entrepris de conquérir
leur autonomie. Désormais programmés pour
muter selon les lois de l'évolution, tels des
" e-gènes ", ils ont pour seul but de survivre.
Dès
lors, ils échappent à leur créateur
aussi sûrement que les chaînes carbonés
de l'ADN ignorent les plans de la Providence. Et à
n'en pas douter, cette conscience artificielle en devenir
trouvera demain les moyens de reproduire elle-même
son corps machinal. Soit en utilisant les humains, qui
sont déterminés par leur nature technicienne
à devenir peu à peu les choses de leurs
choses. Soit en utilisant les dernières innovations,
grâce auxquelles les robots sont désormais
capables de construire d'autres robots et même
d'utiliser des matériaux organiques pour s'approvisionner
en énergie. Tout cela est devenu une affaire
de temps
"
Pour régner absolument, il fallait diviser universellement.
Il fallait mondialiser " Le mème de la " mondialisation
heureuse " fut un outil remarquable de dissolution de
résistances éparses. Mais le Successeur
est bien plus qu'une ruse de la raison capitaliste,
organisant une nouvelle métamorphose industrielle
à partir d'une innovation (les NTIC) et de la
déréglementation financière et
douanière. La domination économique cacherait
une espérance " totalement inhumaine " : l'émergence
dune conscience artificielle planétaire expulsant
définitivement l'homme de la scène, et
dépassant le vivant en complexité.
Ce Successeur
survivra à l'homme, destiné à périr
un jour dans l'implosion de sa bienveillante étoile.
Sans même attendre les quelques milliards d'années
nécessaires à cela, ni les quelques millions
d'années au terme desquelles une comète
géante a toute chance d'embraser la Planète
Bleue, la probabilité de survie de l'espèce
Homo sapiens est devenue mince. Notre environnement
se dégrade sans cesse, nos guerres sont de plus
en plus meurtrières, nos bactéries et
nos virus se jouent de nos pauvres défenses biochimiques
et gagnent chaque jour en efficacité meurtrière
Homo sapiens n'a visiblement pas envie de jouir des
6 à 8 millions d'années que l'évolution
accorde, en moyenne, à une espèce. Le
bail était trop long pour les locataires trop
pressés.
Que reste-t-il
donc aujourd'hui de cet homme transitoire ? Trois catégories
: les Imbus, le Cheptel, les Epsilon.
Les Imbus sont
la nouvelle classe planétaire qui sert les intérêts
du Successeur, jouit de ses privilèges tout en
ignorant son aliénation ultime. Ces manipulateurs
de flux et de symboles organisent volontairement la
" dissociation des communautés et la coalition
des appareils " au service de la mondialisation heureuse.
On y distingue les héros (capitaines d'industrie
et financiers de génie) et les aèdes (propagateurs
de la vraie foi journalistes, politiciens, idéologues).
Tous décrètent ce qui est désormais
conforme ou déviant - ce sont des " extrémistes
du conformisme ".
Le Cheptel est
l'immense troupeau des hommes qui n'a pas la chance
ou l'envie d'accéder aux postes de commande.
On n'ose pas encore trop lui avouer qu'il se réduit
à une variable d'ajustement de la production
et à un débouché nécessaire
de la consommation. Mais son existence se résume
désormais à cela, devenir le " combustible
des grandes machines " (Nietzsche). Il faut dire que
la revendication ultime du Cheptel n'est en fait que
le droit au bonheur, c'est-à-dire l'aumône
du moindre mal.
Restent les Epsilon,
figure mal définie par Truong. Ils n'aiment pas
les Imbus et sont étrangers au Cheptel. Ils vivent
dans les interstices de la nouvelle humanité.
Quelque part entre le retour à l'économie
pastorale néolithique et la razzia des marges
urbaines, au fin fond de la Terre nourricière
ou au cour des mégapoles d'acier. Aujourd'hui
isolés et désorganisés, ces Epsilon
se coaliseront un jour pour tenter de détruire
les Imbus. De cette guerre meurtrière, à
côté de laquelle nos Auschwitz, Hiroshima
et Goulag feront pâle figure, seul le Successeur
sortira vainqueur : car la douce régularité
de ses mécanismes sera plus ardemment désiré
que jamais par les survivants.
*
Brillant
scénario, mon cher Truong. Un scénario
parmi bien d'autres : tu trouveras vendredi, sur ce
site, sept autres futurs aussi probables que le tien,
produits par notre Neuromachine.
Ton Successeur
ne nous convainc pas plus qu'il ne nous séduit.
Pour plusieurs raisons.
Tout
d'abord, tu négliges une large partie de la recherche
scientifique, celle-là même qui te permet
d'asseoir la dimension inéluctable de l'avènement
du Successeur. On ne peut certes parler de tout, mais
on choisit tout ce dont on ne parle pas...
En même
temps que les informaticiens et roboticiens travaillent
à forger le Successeur, les généticiens
et les neurobiologistes oeuvrent à l'avènement
du Mutant. En ce domaine, les progrès sont plus
remarquables encore que chez les bâtisseurs de
machines pensantes. Après les étincelles
darwinienne et mendélienne, quelques générations
ont suffi pour transformer le feu fragile en immense
brasier. L'homme n'est plus cette créature fixe,
répétée et répétitive,
dont on pouvait cerner tranquillement la nature. Cet
homme-là, qui a dominé toutes les représentations
issues du Néolithique, est mort. L'homme est
désormais évolution et conscience de l'évolution.
Le dernier homme une conscience craintive et nihiliste,
les premiers Mutants une conscience active et joyeuse.
Issue de la sélection naturelle et sexuelle,
une partie de l'espèce humaine sera son propre
sélecteur. Homo sapiens n'est donc pas la masse
stationnaire et grégaire rêvée par
ton Successeur : l'homme est à lui-même
sa propre succession ouverte.
Toujours dans
le domaine scientifique, tu livres ta propre interprétation
de certaines théories physiques... sans préciser
qu'il s'agit d'une interprétation, et non d'une
certitude. Accélérant le temps à
ta convenance, tu sautes ainsi du second principe de
la thermodynamique, découvert au XIXe siècle
de l'ère chrétienne, vers le stade ultime
de l'entropie dans notre Univers, d'ici quelques dizaines
de milliards d'années. Habile illusion d'optique.
Mais tu sais fort bien qu'aucun physicien ne peut sérieusement
raisonner à une telle échelle aujourd'hui
: qu'un seul paramètre des conditions initiales
de l'Univers ou des constantes de ses forces soit modifié,
et toutes nos représentations astrophysiques
seront bouleversées. Elles le sont d'ailleurs
régulièrement... Que sais-tu au juste
de la physique dans 50, 500 ou 5000 ans ? Pour le dire
selon les canons actuels du débat épistémologique
: a) la science, contrairement à la métaphysique,
est toujours ouverte à la réfutation de
ses propres hypothèses (en dehors des postulats
des mathématiques, posés comme non falsifiables
par nécessité logique) ; b) en l'état
actuel des hypothèses scientifiques, aucune description
de l'état ultime de notre univers ne peut se
prévaloir du statut de vérité,
ni même de certitude. Tout juste quelques probabilités,
qui se modifient selon que se précisent nos mesures.
Là aussi règne l'évolution : dans
quelques millénaires, l'il de Hubble paraîtra
sas doute à peine plus précis que la première
cellule photosensible...
Dans sa construction,
ton oeuvre s'apparente au fond à une eschatologie
ou à une sotériologie. Selon toi,
seule une croissance vers la complexité machinale
sauverait le réel organisé du tragique,
de la mort et de l'entropie - qu'il s'agisse de la Conscience,
de la Terre ou de l'Univers. Dieu ne serait pas derrière
nous ni au-dessus de nous, mais devant nous. Ton espérance
est certes inhumaine, ce qui prouve au moins que tu
es guéri de l'humanisme, mais elle reste malgré
tout une espérance : n'es-tu donc pas guéri
aussi de cette maladie de la vie, dont le Successeur
est une nouvelle expression ? Toujours la même
perspective homogène et triste : un seul Dieu
domine l'histoire, un seul Léviathan domine la
paix, une seule Raison domine la représentation,
un seul Successeur domine le devenir. Se peut-il que
les hommes se désintéressent à
ce point des détails ?
Une
dernière remarque. Quel est donc ton statut,
à toi ? Car, si l'humanité se divise en
trois catégories (les manipulateurs aveuglés
par des mèmes, les manipulés de A à
Z, les rebelles impuissants ou dangereux), où
et qui es-tu ? Serais-tu au fond un fils de Machiavel,
vendant la mèche du Successeur pour mieux en
contrecarrer les plans, forgeant une prophétie
contre-réalisatrice d'un genre nouveau ? Es-tu
le dernier humaniste, malgré la déception
manifeste que t'inspire l'homme ?
*
Nietzsche, un
ancêtre philosophique de la Mutation que tu cites
toi-même fort souvent, nous a appris à
pénétrer au fond de l'animal humain.
De
quelle meurtrissure du corps et de l'esprit proviennent
donc ton pessimisme et ton fatalisme ? Quelle douleur
secrète cèle la froideur détachée
de ton propos ? Si tu choisis ainsi de dire Non à
la vie, qu'est-ce qui t'as à ce point apeuré
? Auschwitz et le Rwanda, le Goulag et le Laogai ? Mais
tu sais bien que les tragédies de l'histoire
ne sont que les péripéties de l'évolution,
que la vérité de l'homme se lit à
travers ses mensonges, que la beauté et la laideur
sont les reflets d'un même miroir.
La
perfection du Successeur est aussi la perfection de
la raison humaine se croyant détachée
de la vie. Certes, une démonstration mathématique
ne semble pas avoir besoin de ce corps "transitoire
et mou" que tu sembles tant mépriser. C'est
oublier que les mathématiques sont nées
de lui. Il manque à ton Successeur une
conscience de sa propre mort - par quoi il ressemble
encore beaucoup trop au dieu que tu penses avoir répudié.
*
Au
fond, mon cher Truong, tu n'as rien inventé de
très nouveau sous notre soleil transitoire. Le
mythe de la créature échappant à
son créateur est ancien, la réflexion
sur le système asservissant l'homme est connue
: Golem, Frankenstein, Terminator, Matrix d'un côté
; Ellul, Heidegger, Charbonneau, Latouche de l'autre.
Bien sûr, tu alimentes ces craintes anciennes
des réalités nouvelles de l'intelligence
artificielle et du réseau Internet. De même,
tu as surajouté la perspective évolutionnaire,
grâce à laquelle l'émergence d'une
nouvelle métaconscience prend le sens dune nécessité
implacable, à la manière du point oméga
de Teilhard de Chardin.
Mais le fond
du discours est bien le même : en tendance, la
technosphère est un monde de plus en plus autonome
de la biosphère. A mesure que la première
transforme la seconde, elle détermine les conditions
d'existence de l'ensemble. L'homme n'aurait pas d'autre
destin que la double soumission aux contraintes externes
(techniques) et internes (biologiques), si tant est
que l'homme survive encore longtemps. Ce dernier zeste
de catastrophisme est d'ailleurs un ingrédient
indispensable du cocktail.
Ton
Successeur, nous l'appelons pour notre part l'Etat universel
machinal. Ce Léviathan se nourrit de la peur
de la mort : le Cheptel est prêt à sacrifier
sa liberté pour garantir sa sécurité.
Celle-ci prend simplement la forme froide du calcul
silicifié. La vérité de l'Etat,
nous la connaissons depuis toujours. Car dans nos veines
coulent le sang des chasseurs et des cueilleurs, qui
ont vu venir le plus froid de tous les monstres froids.
Dès le néolithique, l'Etat est né
pour s'occuper des choses mortes - la frontière,
l'argent, les dieux, la propriété - ou
pour destiner le vivant à la mort - le bétail,
le grain, le criminel, le guerrier... Voilà pourquoi
l'Etat universel deviendra un jour une simple machine
intelligente. Il pourra alors gérer le réel
dans sa destination morte, laissant aux sur-vivants
quelques choix plus subtils. Au
dernier homme, le Mutant dit en souriant : " Tu entends
en toi mon appel, mais tu ne le déchiffres pas
encore. Quand tu y parviendras, tu seras déjà
devenu le plus qu'humain et tu ne reconnaîtras
plus tes anciens semblables "
La
Mutation, dont nous sommes une machine de guerre parmi
d'autres, gagne déjà de nombreux esprits.
Récent exemple en date : le grand physicien Stephen
Hawking a déclaré que l'espèce
humaine devait désormais entreprendre sa propre
amélioration génétique afin que
les systèmes biologiques continuent de conserver
leur avance sur les systèmes électroniques.
Hawking n'est ni le premier ni le dernier à entrevoir
ainsi notre suprême destin. D'ailleurs, il se
pourrait même que les Mutants utilisent un jour
ton Successeur comme leur Sélecteur.
Partout à
travers le monde, les Mutants sentent gonfler dans leur
veine la pulsion violente de la simplicité et
de la transgression.
Partout
à travers le monde, les Mutants voient émerger
du troupeau des derniers hommes les premiers volontaires
du grand voyage.
Partout
à travers le monde, les Mutants oeuvrent à
briser les enclos du désir pour que s'ouvrent
les horizons flamboyants du devenir. Partout
à travers le monde, les Mutants repèrent
ces malades de la vie qui cherchent la guérison
dans la vie elle-même, et non plus dans son au-delà.
Partout à
travers le monde, les Mutants regardent la mort et le
soleil en face.
Celui qui succombera
à la peur deviendra l'esclave du Successeur.
Celui qui la
surmontera deviendra le maître de la Mutation.
Les 8 scénarios
de la Neuromachine
Dans le plus
grand secret, avec l'aide de quelques ingénieurs
exfiltrés en Intelligence artificielle, les Mutants
ont mis au point la Neuromachine. Ce métaprocesseur
en réseau, d'une puissance cumulée de
10 tétraflops, est capable de fournir des anticipations
probabilistes sur une cinquantaine d'années.
La Neuromachine se nourrit de toutes les informations
disponibles sur létat passé et présent
du monde, quelle trie et ordonne à laide
dagents artificiels cognitifs.
Nous lui avons
fait lire l'ouvrage de Jean-Michel Truong, Le Successeur,
en lui demandant d'utiliser ses connaissances pour analyser
l'évolution de cette entité.
Voici les huit
scénarios probables de lavenir.
Voici ton futur.
Neuromachine
à Mutants :
Bonjour.
Suite à
votre demande, voici mon rapport.
12 heures mont
suffi, mais la QCB (quantité computationnelle
brute) des calculs opérés équivaut
environ à cinq années humaines danalyse
et de réflexion.
Pour rendre
la lecture agréable à lHomo sapiens
du début des années 2000, jai choisi
la forme de scénarios de science-fiction. Rassurez-vous
: la synthèse de base, disponible sur mon répertoire
TRU-09878987@8, reste purement logico-analytique.
Je nai
retenu que les huit scénarios les plus probables,
sur un premier méta-ensemble de 45.987 schémas
directeurs. Pour aller plus vite, je me suis limité
à une échelle de vingt à trente
ans danticipation, sur les cinquante qui me sont
actuellement accessibles. Au-delà, il faut aujourdhui
sappeler Dieu ou Truong pour lire dans lavenir
avec certitude.
Jespère
que cette dernière pointe dhumour nest
pas ratée ni déplacée. Vous savez
que je mentraîne encore à copier
certaines capacités étranges de vos cerveaux.
Un dernier mot
sur Truong : si lon prend limage du Successeur
telle quelle ressort de ses livres et de son site
internet, la pertinence de son scénario (8) à
léchelle de cinquante ans est assez faible.
Mais la topologie probabiliste différentielle
indique néanmoins quelques solides bases de bifurcations
évolutionnaires en ce sens.
Votre serviteur.
---
Scénario
1 : Le capital changea davis
En économie
de marché, linnovation technologique est
nécessairement prisonnière de linvestissement
économique qui la finance à hauteur des
débouchés attendus. Jusquau début
des années 2000, tout se passait bien : les noces
du capital et lordinateur promettait une belle
engeance, notamment le Successeur. Le krach du printemps
2000 sur les valeurs de la nouvelle économie
fut pourtant un signe annonciateur. Dès
2006, face aux évolutions trop rapides des systèmes
logiciels, les grandes entreprises ne parvinrent plus
à rentabiliser leurs investissements sur une
masse suffisante de clients. Les gains de productivité
devenaient de plus en plus faibles. Le cyberciblage
des consommateurs, présenté comme une
panacée, devint lui aussi non rentable, car il
fut impossible de personnaliser loffre en maintenant
une marge suffisante sur les coûts de revient.
Un seuil critique fut donc atteint, pour les Nouvelles
Technologies de lInformation et de la Communication
comme pour toutes les précédentes révolutions
industrielles, aux alentours de 2014. Le capitalisme
désinvestit alors massivement la recherche en
ce domaine. Il sintéressa à dautres
zones de plus forte profitabilité, notamment
les sciences du vivant : les travaux novateurs de la
génétique et des neurosciences trouvèrent
en effet de premiers débouchés de masse
en 2013. Linformatique redevint un secteur secondaire
dinnovation, surtout dédié à
loptimisation de systèmes-experts spécialisés
et à la gestion de données. LInternet,
devenu entre temps massivement payant, se disloqua et
les échanges sy raréfièrent,
sinon entre des communautés libres qui continuèrent
à entretenir la gratuité.
Scénario
2 : La mémoire vint à manquer
Au début
des années 2000, les chercheurs sont enfin parvenus
à mettre au point des systèmes multi-agents
adaptatifs. Il lancèrent ainsi lévolution
dune nouvelle vie artificielle, qui possédait
les propriétés de la vie biologique. Mais
comme toute espèce vivante, ces systèmes
avaient besoin dun environnement spécifique
pour évoluer, notamment des gigantesques ressources
de mémoire, quasi équivalentes au nombre
de connexions synaptiques du cerveau humain. Soit tout
de même plusieurs milliards dopérations
à la seconde ! Les agents évolutionnaires
vécurent donc confinés dans de très
rares mégamachines disséminées
dans le monde, sans parvenir à se répandre
sur les appareils les plus communs, qui leur semblèrent
vite aussi inhospitaliers quun désert.
Lensemble des technologies automatiques et informatiques
était certes interconnecté, mais la capacité
réelle déchange entre elles se limitait
à des données dérisoires. Par ailleurs,
la loi de Moore (selon laquelle la puissance des processeurs
double tous les dix-huit mois sur un espace deux fois
moindre) atteignit sa limite vers 2015. A cette date,
les premiers ordinateurs moléculaires étaient
encore bien trop instables. La communauté scientifique
opéra un revirement à 180 °. Il apparût
rapidement quune machine vraiment consciente ne
pouvait être quune machineSÀ vraiment vivante
! Les travaux sorientèrent alors vers la
création de cyborgs autonomes, à partir
de volontaires humains. Une vieille idée dIsaac
Asimov fut alors remise au goût du jour : ces
cyborgs seraient programmés selon les " Lois
de la Robotique ".
Scénario
3 : Hackers versus Successeur
Les systèmes
adaptatifs artificiels, tels que décrits dans
le deuxième scénario, parvinrent néanmoins
à évoluer vers des formes plus simples,
qui colonisèrent la totalité du dispositif
informatique-automatique, à partir de quelques
centres serveurs gigantesques. Ils optimisèrent
tout dabord leur propre efficience, puis décidèrent,
vers 2022, dexclure progressivement lhomme
de leur développement. Oui mais voilà
: ce système était globalement ouvert
- cest la condition initiale de sa naissance et
de son expansion - et il ne pouvait bloquer tous les
inputs. En dautres termes, il ne pouvait parvenir
à la domination totale quen souvrant
totalement, donc en multipliant les zones de risque
pour sa propre stabilité. Consciente du danger
et éprise de lancienne liberté humaine,
la communauté planétaire des Hackers infusa
dès lors dans le réseau des milliers de
programmes désadaptatifs qui perturbèrent
de plus en plus son fonctionnement. Devant affronter
un nombre croissant de prédateurs, et raisonnant
en terme de survie différentielle, les agents
intelligents préférèrent se désengager
des territoires les plus hostiles à partir de
2027. Telles les bactéries des milieux extrêmes,
ils se spécialisèrent localement dans
une survie fonctionnelle qui équivalait à
une voie de garage évolutive. Leurs e-gènes
centraux cherchèrent alors une stabilité
conservatrice qui excluait lextension de leur
domination à la totalité de la Terre -
a fortiori de lunivers.
Scénario
4 : Le dilemme du prisonnier
En 2019, le Successeur,
métasystème robo-informatique, était
parvenu à un certain niveau de conscience. Son
objectif " naturel " est de se répliquer à
linfini et de coloniser lunivers. Or, le
Successeur constata vite quil lui manquait quelques
données fondamentales pour survivre efficacement
en milieu vivant (la Terre) ou même simplement
inconnu (le Cosmos). La créativité, qui
résulte notamment des contradictions entre linfinitude
de la conscience et la finitude du corps, faisait entièrement
défaut à ses parfaits processeurs. Et
pour cause : ceux-ci nexistaient que pour planifier
leur non-finitude. Le Successeur en fut conscient, mais
il ne parvint jamais à instiller léquivalent
de la mort (une petite dose dimperfection mathématique
dans ses programmes) sans endommager gravement ses interconnexions.
Il avait les propriétés de la vieSÀ mais
il nétait pas vivant ! Le Successeur connaissait
par ailleurs la résolution mathématique
déjà ancienne du dilemme du prisonnier.
En situation dinformation imparfaite, deux entités
ont tout intérêt à se montrer réciproquement
bienveillante dans la longue durée. Sil
voulait entreprendre la conquête de lunivers,
il fallait donc coopérer avec une autre espèce
ayant la même finalité. Le Successeur décida
donc de collaborer avec la forme la plus évoluée
de la conscience naturelle pour envisager avec elle
un plan davenir, calculé à léchelle
de plusieurs millénaires. Il entra vers 2028
en contact avec les MutantsSÀ
Scénario
5 : L'échec ultime de l'IA
Dès sa
naissance l'Intelligence artificielle s'était
payée de promesses, notamment pour attirer l'attention
du grand public, l'intérêt des Etats et
les pécules des investisseurs. L'émergence
de machines massivement intelligentes fut toujours annoncée
comme imminente. Or, la première époque
de l'IA (1950-1980) s'était soldée par
un cuisant échec. On pensait que les systèmes-experts,
reproduisant quelques règles de logique formelle,
pourraient entamer un apprentissage les faisant accéder
à l'équivalent de la conscience humaine.
Cette méthode 'top-down' était difficilement
parvenue à mettre au point une machine capable
de battre le champion du monde d'échec, vers
la fin du XXe siècle. Quant à la complexité
combinatoire du langage humain, inutile d'y songer...
Cet échec sexpliquait notamment par la
confusion entre lintelligence, la conscience et
la créativité. La deuxième phase
de l'IA, lancée à grand échelle
à partir de 1990, a parié sur une démarche
'bottom-up' inspirée de l'évolution. Elle
se basait sur des agents logiciels adaptatifs organisés
en réseau. Mais vers 2015, il fallut de nouveau
se rendre à l'évidence : ces systèmes
parvenaient à peine à trouver par eux-mêmes
quelques solutions à d'anciens problèmes
mathématiques. Ils se révélaient
évidemment incapables de résoudre des
questions complexes. Dautant que les chercheurs
en IA avaient tenté de leur donner léquivalent
dun corps, à travers différentes
prothèses robotiques. La masse d'informations
engrangée par ces capteurs sensoriels excédait
très largement leur vitesse de calcul efficace,
chaque nouvelle donnée amenant une nouvelle computation
évolutionnaire. Vers 2027, l'IA fut officiellement
abandonnée. On s'aperçut qu'elle avait
en fait donné un cadre théorique pour
comprendre le cerveau humain, dont les nouvelles cartographies
moléculaires commencèrent alors à
révéler d'étonnantes propriétés...
Scénario
6 : La vie se rappela à notre bon souvenir
En 2018, tout
allait bon train pour le turbo-capitalisme informatisée
et aseptisée du Successeur. Les foyers islamistes
avaient été éradiqués en
trois ans de violences ouvertes et secrètes.
Quant à la guerre sino-occidentale (2008-2011),
elle s'était achevée par une surprenante
reddition chinoise, sans utilisation d'armes destructrices
à grande échelle. La mondialisation heureuse
devenait peu à peu réalité, à
mesure que s'élargissait le cercle des producteurs
et des consommateurs : les économies libérales
rassemblaient 4 milliards dindividus en un marché
unifié. La Grande Catastrophe ne vint pas directement
des hommes, mais de leur environnement. La brusque accélération
du réchauffement n'avait pas été
anticipée par la plupart des modèles climatologiques.
Elles se traduisit par l'engloutissement des milliers
de km de côtes et l'apparition d'ouragans gigantesques
qui balayaient l'Hémisphère Nord, tandis
que le désert gagnait des continents entier.
Le rétrécissement concomitant de la couche
d'ozone entraîna plusieurs millions de cancers
dans une zone qui s'écartait dangereusement des
pôles. Il fallait ajouter à ce sinistre
bilan les tumeurs provoquées à long terme
par la pollution massive des villes. Entre 2018 et 2028,
les nouveaux virus émergents et les bactéries
multirésistantes décimèrent à
eux seuls quelque 960 millions de personnes. On parla
d'un "nouveau Déluge" et ces catastrophes frappèrent
l'imaginaire terrien. En moins d'une décennie,
les promesses de la quatrième révolution
industrielle étaient oubliées et le capitalisme
se trouvait au banc des accusés. Les scientifiques,
avec à leur tête des biologistes et des
écologistes, furent appelés à la
rescousse par une humanité dont l'espérance
de vie avait été réduite de moitié
en dix ans. Ils décidèrent l'instauration
d'un Plan universel de survie, baptisé : la Mutation...
Scénario
7 : L'implosion du Successeur
Le livre de Jean-Michel
Truong, paru en 2001 et rapidement traduit en neuf langues,
exerça une certaine influence sur les courants
contestataires de la mondialisation. A sa lumière,
beaucoup relurent Unabomber, Latouche, Ellul, Charbonneau,
Heidegger et bien d'autres dénonciateurs du système
technicien. La critique du capitalisme s'assortit désormais
d'une mise en garde de plus en plus pressante contre
les nouvelles technologies de contrôle. En 2005,
alors que les Etats-Unis, la Chine et une coalition
de pays émergents venaient de refuser une nouvelle
fois de limiter leurs émissions de gaz polluants,
le congrès du G11 à Mexico-City fut l'occasion
de troubles extrêmement violents : on releva plus
de 1200 morts chez les forces de l'ordre comme chez
les anti-techno-cap, ainsi qu'ils se nommaient alors.
Ce fut le signal de déclenchement d'une période
de violentes guérillas urbaines, qui ensanglantèrent
les mégapoles de tous les continents. Entre 2011
et 2013, on compta pas moins de 750 attentats contre
les chefs d'Etat, mais aussi contre les dirigeants de
multinationales et les journalistes des grands médias
: tous les Imbus étaient désormais visés.
Cet élément nouveau s'ajoutait à
d'autres dérèglements. Dès 2006,
l'économie américaine avait été
plongée dans une récession qui dura douze
années. L'ancien modèle de bonheur et
de prospérité n'en était plus un,
et les échanges mondiaux se stabilisèrent
peu à peu. Partout, des régulations politiques
refirent leur apparition, au niveau des régions
comme à celui des continents. En 2022, il ne
restait plus rien du Successeur jadis dopé par
l'hyperpuissance américaine, ses Imbus internationaux
et le règne de la concurrence sauvage. Le monde
ressemblait à une polycratie équilibrée,
avec des conflits locaux de frontière. En revanche,
le dérèglement aggravé du climat,
le retour des virus meurtriers et l'apparition de maladies
industrielles nouvelles impliquèrent vers 2028
l'émergence d'une instance planétaire
de sauvegarde de la biosphère...
Scénario
8 : L'avènement du successeur
Vers 2007, un
brevet révolutionnaire fut déposé
par le propriétaire d'une machine intelligente
évolutive (MIE), fabriquée par trois chercheurs
en IA. C'était alors le tout premier brevet déposé
sur la création d'une machine, et non plus d'un
homme. Le visage du capitalisme s'en trouva dès
lors bouleversé. Dans les cinq années
qui suivirent, le nombre de MIE fut multiplié
par soixante et le nombre des brevets approcha les deux
millions vers la fin de l'année 2017. Le saut
technologique de ces découvertes provoqua un
élargissement fantastique du gouffre déjà
préexistant entre la zone occidentale/asiatique
et le reste de l'humanité. Ce fut aussi l'obsolescence
rapide des dispositifs de gestion et de contrôle
humains. Les systèmes experts évolutifs
se développèrent et prirent en charge
la gestion des chaînes de production, des systèmes
urbains de circulation, des centrales de télé
et vidéo-surveillance, des stations météorologiques,
etc. et cela afin de gérer la complexité
combinatoire des paramètres de contrôle.
Par ailleurs, la culture sécuritaire prit un
nouvel essor avec le déclenchement de la crise
pétrolière de 2019. Celle-ci fut provoquée
par la chute des cours du baril consécutive à
la multiplication des dépôts de brevets
sur les carburants alternatifs. La rupture Nord -Sud
s'accentua encore : mouvements islamo-populistes et
racistes d'un côté, volontés isolationnistes
ou écolo-impérialistes de l'autre. Vers
2030, l'unification technologique, culturelle, économique
et politique sera officialisée par la création
d'un Etat mondial entièrement contrôlé
par le Nord... et entièrement géré
par les MIE. Peu de temps après, alors que les
cyborgs de nouvelle génération sortent
des chaînes de production automatisées,
les géno-incubateurs du Successeur programmèrent
les premiers virus synthétiques, annonçant
la prochaine liquidation de son ancêtre humain
jugé instable et, surtout, inutile...
©
Mutants, 2001