Totalement inhumaine
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Totalement inhumaine
par
Paule Paillet

 

Totalement inhumaine de Jean-Michel Truong est un ouvrage certes dérangeant mais propre à stimuler la réflexion sur le devenir de notre espèce. Un style incisif et tonique, des analyses claires et bien informées permettent au lecteur profane de s'initier au problème de l'intelligence artificielle dont l'auteur met impitoyablement à nu les rouages et les moyens d'action. L'intelligence artificielle, c'est pour l'auteur le successeur. Ce successeur n'a rien à voir avec les robots plus ou moins androïdes dont la science fiction a fait grande consommation, et dont l'écrivain américain Asimov avait, en imaginant les trois lois de la robotique, prévenu d'éventuelles nuisances. Nous ne pouvons ni le toucher ni le voir, tout au plus sommes-nous susceptibles de connaître certains de ses éléments dont l'ensemble, connecté en réseau, constitue une formidable machine en train de s'assurer le contrôle de territoires de plus en plus étendus. Il porte un rude coup à la superbe de la race humaine, fière d'une évolution qui l'a menée des molécules complexes à l'origine de la matière vivante jusqu'à "l'animal intelligent qui inventa la connaissance". L'animal que nous sommes est condamné à mort, non pas philosophiquement parlant mais par un processus matériel inéluctable. Mort programmée dont les scientifiques ont calculé les étapes et dont le terme (à moins que la planète n'entre en collision avec un gigantesque astéroïde ou, plus vraisemblablement que l'homme ne continue à s'acharner à fabriquer son anéantissement) sera l'extinction totale du soleil. Dans quelques milliards d'années... Peut-on supposer que les "particules fantômes" qui peupleront alors le vide glacial, capables de s'organiser, seront l'ultime recours de l'intelligence, le dernier avatar du successeur ? Le support et la force de l'intelligence, c'est "la complexité de l'arrangement du matériel, son agencement". La vulnérabilité de l'homme c'est son corps, la matière organique dont il est fait, le rôle des molécules d'ADN. Le successeur lui, échappe à ce handicap. Sa vie "quasi dématérialisée" se nourrit de deux serviteurs : les "e-gènes" et les "mêmes". Les "e-gènes" sont les homologues virtuels des chromosomes auxquels le Net va offrir un champ d'activité sans cesse plus ample. Si on les dote d'une liberté de choix et d'innovation, ils amorcent un processus de sélection naturelle, éliminent les moins aptes et évoluent en fonction des impératifs de l'environnement. Certes, c'est encore l'homme qui les nourrit en énergie, mais ils sont capables de se reproduire, d'évoluer de façon autonome et même de devenir autoreproducteurs. J.-M. Truong envisage le jour de "l'expulsion totale de l'homme d'un processus où il n'aura à terme plus rien à faire" . Quant aux "mèmes ", ce sont des croyances généralement admises et qui induisent des comportements psychologiques et surtout économiques dont le successeur tire le plus grand profit, car ils accentuent la prolifération des "e-gènes". "Mème" de la guerre des étoiles où les Américains engloutissent des milliards sans obtenir aucun résultat, "mème" du péril japonais et aujourd'hui "mème" de la mondialisation, auquel l'auteur s'attaque avec une particulière véhémence. La nouvelle économie, en multipliant les technologies les plus sophistiquées, en faisant du Net un fabuleux réseau d'échanges, nourrit grassement le successeur en "e-gènes" lesquels sont eux-mêmes approvisionnés par les "mèmes". Le philosophe Leroi-Gourhan a montré comment, depuis le silex taillé, l'homme a transféré à l'outil un rôle destiné à suppléer ses impotences. Le successeur, manipulateur et mystificateur, est-il en passe d'évincer son père nourricier et d'offrir à l'intelligence, le jour où les êtres de chair auront disparu, sa chance de survie ? Tel est le problème posé.

Paule Paillet

© Informations sociales, 2002, numéro 97

 

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