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Jean-Michel
Truong
Des idées totalement inhumaines
par
Max Renn
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Jean-Michel
Truong
Des
idées totalement inhumaines
Même
si ce que l'on nomme aujourd'hui l'intelligence artificielle
n'en est qu'à ses balbutiements, certains chercheurs,
penseurs et artistes se posent déjà la
question : où commence la machine, où
finit l'humanité ? Le silicium qui habite nos
ordinateurs saura-t-il un jour se doter d'une conscience,
d'une autonomie réelle et ce qui est un
bien plus grand saut quantique dans l'évolution
de la machine d'une véritable intelligence
? Les lecteurs curieux trouveront quelques réponses
dans cet étonnant bouquin de Jean-Michel Truong,
Totalement inhumaine. A la différence
des illuminés de la robotique, JM Truong ne proclame
pas que les robots deviendront plus intelligents que
les hommes, mais que la vie basée sur le silicium
ayant la possibilité de durer, de muter et de
se répliquer, contient la promesse de l'arrivée
un jour, d'un être intelligent, bien après
la disparition des humains ! Audacieux !
Pouvez-vous
brossez un rapide portrait de votre carrière
et de vos activités pour les lecteurs de La Spirale
qui ne vous connaissent pas ?
Pour
ne pas m'appesantir, disons simplement que ma vie a
oscillé entre des périodes de réflexion
et d'écriture, axées sur l'étude
des technologies du dépassement de l'homme
clonage, neurosciences, intelligence artificielle, vie
artificielle et des périodes d'intense
implication dans le développement des technologies
avancées : informatique, intelligence artificielle,
télécommunications. Pour les détails,
voyez sur mon site la page biographie
Dans
Le Successeur de pierre, votre précédent
roman, vous exposiez déjà l'idée
d'une possible évolution de l'intelligence vers
un support non-organique et donc, d'un futur qui se
ferait sans l'humanité. Dans Totalement inhumaine
le lecteur retrouve même les principaux protagonistes
de cette étonnante saga (les agents intelligents,
un réseau de communication mondial
etc.)
Comment expliquez-vous que le roman soit médiatiquement
passé relativement inaperçu, alors que
votre essai, lui, semble avoir marqué plus profondément
l'esprit de nos contemporains ? En général
pourtant, les lecteurs sont plus sensibles à
la « petite histoire » qu'aux
textes spécialisés
Il
est vrai que le Successeur de pierre n'a pas
eu dans la presse tout l'écho qu'on aurait pu
espérer. Mais il faudrait nuancer : à
ce jour, il s'en est vendu plus de 40000 exemplaires,
ce qui n'est pas si mal pour un livre de 540 pages bien
denses exposant des idées sinon ardues, du moins
peu communes. Ceci précisé, et comme
on pourra s'en rendre compte sur mon site où
ces articles sont publiés, le livre a fait l'objet
de recensions et d'interviews souvent importantes dans
les principaux quotidiens comme dans la presse spécialisée.
Ce qui n'a pas suivi, ce sont les hebdomadaires et surtout
la télévision, probablement parce que
la réputation du livre s'est construite dans
la durée, alors que ces médias sont à
la recherche d'événements.
Dans ces conditions, pourquoi Totalement inhumaine
a-t-il connu un meilleur sort médiatique ?
Je crois tout simplement qu'il a bénéficié
de la bonne réputation « posthume »
du Successeur de pierre et que certains critiques
n'ayant pas réagi à temps lors de la publication
de ce dernier ont trouvé là une occasion
de se rattraper. En termes d'allergologie, on dirait
que le roman a potentialisé le terrain
de l'essai, l'a rendu réceptif.
Que
pensez-vous du paradoxe qui fait que l'homme construit
en permanence les outils qui le détruiront, tout
en croyant fermement établir les moyens de sa
pérennité ?
Il
s'agit en fait d'une duperie dont nous sommes victimes
depuis que le premier d'entre nous s'est saisi, voici
quatre millions d'années, d'un caillou de silex
pour découper une proie, se désaisissant
du même geste de l'obligation qui lui était
faite jusqu'à cet instant de s'adapter à
son milieu par ses propres moyens corporels, à
la célérité de ses proies par une
agilité plus grande de ses jambes, à la
fermeté de leur viande par une dureté
plus grande de ses ongles et de ses dents. Depuis
ce jour, nous avons passé avec nos outils une
sorte de pacte, en vertu duquel ceux-ci, en contrepartie
des ressources toujours plus importantes que nous leur
allouons, nous promettent de nous garder de toute variation
létale de notre environnement. Ce pacte
le pacte fondateur de l'humanité nous
fut jusqu'ici mutuellement bénéfique,
en nous permettant de prospérer sous la protection
d'objets toujours plus sophistiqués. Mais cet
équilibre est en train de se modifier, certains
de nos objets devenant de plus en plus exigeants
au point de nous extorquer bien plus que leur juste
dû et de plus en plus autonomes
au point de bientôt pouvoir se passer de la main
qui leur a donné vie.
Ne
trouvez-vous pas incroyablement ironique que l'intelligence
se soit justement développée grâce
à ce support peu fiable qu'est l'humanité
et sur une planète finalement condamnée
à long terme ?
En
fait, une conscience qui, d'ici quelques milliards d'années,
se retournerait sur son passé, ferait le constat
suivant : pendant une courte période
une étincelle au regard de l'histoire de cette
conscience est apparue, sur une planète
aujourd'hui disparue d'une étoile aujourd'hui
éteinte, une forme de vie à support mou
et biodégradable l'homme et cette
forme de vie a créé les conditions d'apparition
de l'intelligence, et celles de sa perpétuation
sur un support matériel inaltérable, différent
de celui sur lequel elle avait elle-même émergé.
Autrement dit : l'homme est le détour
extrêmement risqué qu'a emprunté
la nature pour parvenir à créer
et perpétuer l'intelligence. Pour donner naissance
à une forme de vie inaltérable, la nature
avait besoin de la plasticité et donc
de la fragilité de la substance humaine.
C'est ce qui me fait également contempler l'hypothèse
que jamais plus dans l'histoire de l'univers nous ne
verrons d'intelligence aussi sophistiquée que
la nôtre.
Vous
êtes chercheur en intelligence artificielle, comment
peut-on vivre serein avec la certitude de participer
à la création de quelque chose qui risque
d'échapper à l'humanité et même
de provoquer sa fin ?
D'abord,
je ne dis pas que cette chose que j'appelle le
Successeur provoquera notre fin,
mais seulement qu'elle nous survivra. Il est
même possible qu'ayant besoin de nous comme le
berger de son cheptel, elle agisse pour nous maintenir
le plus longtemps possible en vie. Mais surtout, l'avènement
de ce Successeur est une bonne nouvelle pour l'humanité,
qui garde ainsi l'espoir que quelque chose d'humain
survive en cette chose totalement inhumaine.
En
matière d'évolution que pensez-vous des
artistes qui pratiquent ce qu'ils appellent les « modifications
corporelles » (légères, comme
les piercings, scarification, branding, où plus
lourdes, comme les implants sous-cutanés ou transdermiques,
le peeling, etc.) et des personnes comme Stelarc ou
Kevin Warwick qui ont un discours pacificateur de la
futur fusion de l'homme et de la machine ? Bref,
que pensez-vous de tous ces mythes qui font ce qu'on
appelle aujourd'hui la « cyberculture »
?
Ils
sont la prolongation de la culture par d'autres moyens.
La culture, je l'ai dit plus haut, a commencé
à l'instant précis où l'un de nos
lointains ancêtres décida de prendre des
distances par rapport à son propre corps, en
confiant à des objets pris en dehors de lui des
fonctions qui jusque-là lui incombaient, à
cette peau de bête sa régulation thermique,
par exemple. Intervenir sur notre corps le modifier,
l'éclater, le distribuer en de multiples objets
fut donc l'acte fondateur de l'humanité,
et continue à nous fonder en tant qu'humains :
le piercing et la technologie ne sont au fond que deux
expressions différentes de cette même prise
de distance fondatrice.
Votre
essai peut être lui aussi entendu comme un cri
d'alarme, pourtant on a l'impression, au cours de sa
lecture, que vous ne placez pas beaucoup d'espoir dans
le genre humain'
Nous
sommes à la fois les seuls à pouvoir opérer
ce transbordement de l'intelligence dans un véhicule
éternel, et les seuls à pouvoir, par notre
suicide, compromettre l'opération.
Au
début de votre essai, vous insistez bien sur
l'inéluctabilité cosmique de la fin du
genre humain. Est-ce cela qui vous donne envie de sauver
ce qui fait le piment de l'existence : l'intelligence ?
Est-ce cela qui vous donne la force de continuer
dans cette voie ?
Je
trouverais en effet assez navrant qu'après l'homme
ne reste de lui que des ossements et des pierres, et
rien de son principal accomplissement : l'intelligence.
© Cod@ Magazine,
avril 2002, pages 28-29
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