Avec
le développement des nouvelles technologies, l'espoir,
s'il doit y en avoir un, est‑il dans l'avènement
d'un "Successeur", d'une intelligence artificielle,
inhumaine, totalement inhumaine?
Entretien
réalisé par Frédéric Grolleau
Res
Publica: A vous lire, l'homme a usé ses dernières
cartouches et l'intelligence qui l'a habité cherche
maintenant un support autre qu'organique pour poursuivre
son étonnante odyssée aux confins de l'univers. Votre
essai est la version " sérieuse " et référencée de cris
d'alarme déjà lancés dans deux romans précédents concernant
les relations homme-logiciels. Pourquoi avoir suivi
cet ordre ci : romans-essai et non l'autre: essai-romans
?
Jean-Michel
Truong:
En réalité, la réflexion qui débouche aujourd'hui
sur Totalement inhumaine a commencé bien avant
que je n'envisage d'écrire, à l'époque où, dans les
années quatre-vingt, j'étais impliqué à fond dans le
développement de l'intelligence artificielle en France.
Ma tentation première fut donc d'écrire un essai sur
le sujet, et j'avais d'ailleurs conçu un plan très détaillé
et rédigé de copieuses notes à cet effet. Et puis, je
ne sais pourquoi, lorsqu'à deux reprises l'opportunité
me fut donnée de poser mon sac et d'écrire, ce furent
des fictions qui me vinrent sous la plume. Après la
publication du Successeur de pierre (Denoël,
1999) en revanche, c'est tout aussi naturellement que
je me suis mis à cet essai. L'événement déclenchant
a été la débâcle de la "netéconomie" qui vérifiait de
façon quasi expérimentale mes idées sur la façon dont
nous devenons, insensiblement, " la chose de choses
inertes ". Après-coup, je suis persuadé que c'était
le bon cheminement, et que ces vingt années de cave
étaient nécessaires à la maturation de ces idées.
Vous
êtes vous-même une figure pionnière en France des applications
de l'intelligence artificielle et savez de quoi vous
parlez en évoquant le développement de cette discipline.
Mais pourquoi en dénoncer le danger après l'avoir si
longtemps côtoyée: prise de conscience tardive ou aveuglement
issu de l'aura du Successeur?
Cette
prise de conscience n'aurait certainement pas eu lieu
si je n'avais eu le parcours que vous rappelez. Il en
va du Successeur comme des autres espèces vivantes:
on ne les connaît vraiment qu'au terme d'un long compagnonnage.
N'oubliez pas par ailleurs que le Successeur ne nous
est vraiment apparu que depuis peu et que nombreux sont
ceux qui, en dépit de ses manifestations de plus en
plus tangibles, nient encore son existence.
Lorsqu'on
lit les premiers chapitres de votre essai, on est amené
insensiblement à opérer une redoutable confusion entre
vie et intelligence, les deux termes paraissant alors
synonymes. Doit-on en inférer que la sorte d'élan vital
dont vous cherchez à mesurer le déploiement au fil des
siècles devait nécessairement, pour survivre, "persister
dans son être", s'acoquiner à une forme d'intelligence?
Jusqu'à quel point ces deux entités se rejoignent-elles
selon vous?
Elles
ne se " rejoignent" pas - tels deux êtres qui décideraient,
face à un sort contraire, de faire cause commune -,
elles sont une seule et même chose: l'intelligence est
une propriété de la vie, qui à son tour est une propriété
de la matière. Autrement dit, la vie et l'intelligence
sont à mes yeux des propriétés de la matière, qui apparaissent
nécessairement à un certain stade d'organisation de
cette dernière.
Avez-vous
été influencé par d'autres philosophes que Chardin dans
l'élaboration de vos oeuvres?
J'ai
trouvé après coup des similarités - mais aussi des divergences
fondamentales qu'il serait trop long d'exposer ici -
avec le concept de "volonté" chez Schopenhauer et ceux
de "volonté de puissance" et de "surhumain" chez Nietzsche.
Mais ce n'est qu'après-coup, et je ne peux donc parler
d'influence, du moins directe. S'il est des influences
que je revendique, en revanche, c'est celle de la méthode
généalogique de Nietzsche et - ai‑je besoin de
le préciser? - celle de la biologie du développement.
Quant à Chardin, je n'ai vraiment compris son "point
oméga" qu'alors que je rédigeais la dernière version
du Successeur de pierre dont il est un des personnages.
Mais si je partage souvent son analyse, j'annonce dès
la fin du chapitre il mon désaccord complet avec sa
conclusion: alors que son Monde converge vers un point
- le visage aimable et aimant du Christ - le mien se
distribue en un réseau - la figure "totalement inhumaine"
du Successeur.
Vous
mettez à jour des thèses pointues concernant la biologisation,
la sexualité et la prédation des agents logiciels du
réseau internet ou "e-gènes". Pour certains scientifiques,
ces théories ont encore une connotation très SF - appellation
que vous contestez par ailleurs, appliquée à vos textes.
Quand prendra-t-on au sérieux en France cette menace
du transbordement du Successeur, menace valant pour
nos contemporains et nous-mêmes, voués à être dépassés
par cette intelligence sans accompagner sa parousie?
Qu'il
soit bien clair qu'il ne s'agit pas à mes yeux d'une
"menace" mais au contraire d'une "immense espérance",
bien que "totalement inhumaine". Du succès de ce "transbordement"
dépend qu'il y ait de la conscience dans l'univers après
que nous n'y serons plus. Quant à savoir quand la réalité
de ce transbordement sera prise au sérieux, je ne me
fais pas d'illusion. J'énonce au début du livre trois
conditions préalables à cette prise de conscience: accepter
que la vie soit un processus multimédia, renoncer à
l'anthropocentrisme, et renoncer à nous prendre pour
Zeus Pancreator. Nous n'en prenons guère le chemin.
Pouvez‑vous
préciser ce qui se cristallise dans cette dernière expression,
Zeus Pancreator ?
Il
personnifie le mythe de la toute-puissance de la volonté
et de la raison qui conditionne nos scientifiques, nos
ingénieurs et nos "managers", et les empêche de voir
que des événements autrement déterminants que ceux dont
ils se prétendent les causes - comme l'épiphanie du
Successeur - adviennent " à l'insu de leur plein gré".
Vous
consacrez de longs développements dans votre essai à
l'histoire du développement de l'intelligence artificielle,
l'importance des "mèmes" dans l'ancrage de la vie sur
Terre. En passant au prisme du Successeur guerres mondiales,
industrialisation de masse, essor du web, nouvelle économie,
"Folie dot. com " et droit au bonheur, vous décrivez
une irréfragable "biodicée". Soit une justice inhérente
à la croissance de la vie qui semble justifier a posteriori
- au détriment de l'humanité! - ce qui a eu lieu au
nom d'un développement nécessaire pour l'intelligence.
Que devient la liberté de l'individu ou de la raison
face à ces "ruses" du Successeur?
Il
est temps que nous en finissions avec l'idée d'une liberté
totale: nous ne sommes libres que dans le cadre de ce
que permettent les lois de la physique. Nous pouvons
ruser avec elles - comme avions et fusées rusent avec
les lois de la gravité - et ainsi exploiter au maximum
l'espace de liberté qu'elles nous laissent, mais celui-ci
n'est pas infini. Au fond, je ne fais que poser l'antique
question des philosophes: que nous est-il permis d'espérer?
Peut-être l'exacte perception de nos limites nous conduira-t-elle
à reconsidérer nos relations avec le reste de la nature
et nos responsabilités à son égard ?
Si
l'on suit le tableau sombre que vous évoquez, l'humanité
est en quelque sorte passée " à côté de la plaque", n'ayant
pas su exploiter la puissance qui se présentait à elle
pour oublier ses vieux démons (pouvoir, domination,
violence) et évoluer en sa compagnie. Témoin le désordre
de la "netéconomie" qui précipite la catastrophe. La
"téléportation" du Successeur dans le minéral prendra
bien encore quelque temps: quelle solution demeure aux
hommes de bonne volonté afin d'enrayer le processus
létal? Que pouvons‑nous espérer dans le voisinage
du Successeur?
C'est
l'objet de la conclusion de Totalement inhumaine.
Ne pouvant enrayer son développement, les humanistes
ne pourront que tenter de limiter la souffrance qu'il
engendre. Pour l'immense majorité d'entre nous - qui
forme ce que j'appelle le "Cheptel" -, cela passe par
la généralisation des soins palliatifs aujourd'hui réservés
aux mourants.
Tout
cela n'est guère optimiste. Savez‑vous si le film
IA de Spielberg, adapté du scénario de Kubrick à partir
de la nouvelle de Brian Aldiss (I. A Intelligence
artificielle, Métailié, 2001), abonde dans le même
sens que vous?
Pour
ce que j'en ai appris - n'ayant pas moi‑même vu
le film -, c'est tout le contraire!
©
Res Publica, numéro 27, décembre 2001, pages
2 et 3
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