Totalement inhumaine
Textes à l'appui

 

Actualité de l'auteur

Interviews et portraits

Dialogue avec l'auteur

Facebook

 

 

Histoire de l'art et histoire du néant
par Peter Sloterdijk

 

Après le monstrueux comme forme spatiale et forme temporelle de la modernité, il faut parler du monstrueux dans les formes des choses qui caractérisent la modernité. Chaque contemporain peut, sans difficulté, observer la part croissante de l'artificiel dans les univers existentiels des temps modernes. La modernité, considérée comme une campagne permettant d'élever le confort et les routines assujetties aux compétences, implique que les sujets soient équipés d'armatures de plus en plus efficaces d'intensification de soi‑même : nous vivons depuis très longtemps dans des univers existentiels marqués par la technologie, dans lesquels les machines classiques et cybernétiques jouent un rôle déterminant pour la forme que nous donnons à notre existence. Compte tenu de ces phénomènes évidents, il est facile de faire passer l'interprétation de la modernisation comme une artificialisation. La loi de la modernité, sous cet angle, est l'engagement accru de l'artificialité dans toutes les dimensions essentielles de l'existence. Il est plus difficile de justifier ce diagnostic face au malaise qui se propage et augmente dans la modernité. Car les grammaires des civilisations hautement avancées nous abandonnent jusqu'à nouvel ordre lorsqu'il s'agit d'exprimer le lieu de l'artificiel dans le réel (1).
Toutes les formes de pensée traditionnelles coïncident sur un point : elles nourrissent une sorte de soupçon de nihilisme à l'égard des artefacts. À partir de Platon, les créations de la technique et de la représentation par l'image passent pour des formes d'Être déficientes ; les monismes souverains des Indiens font tout de même converger samsara et nirvana. Est à la rigueur exempté du soupçon de trompe‑l'œil et de néant, dans la tradition occidentale, ce que l'on appelle les grandes œuvres d'art, auxquelles la pensée classique concède elle aussi (bien qu'à contrecœur), malgré leur caractère extrêmement artificiel, une participation privilégiée à la substance et à l'âme. Dans la tradition de la pensée de l'Être, telle qu'elle s'incarne dans les formes élevées de la métaphysique occidentale, le malaise provoqué par l'artificiel constitue une solide constante. Il exprime le fait que l'on ne peut pas dire dans un langage de l'Être ce que sont « par nature » les machines, les systèmes de signes et les œuvres d'art. Il semble être dans leur nature de rompre avec ce qui est typiquement la nature. Car tout ce qui est œuvre prétend à nier l'Être substantiel par la représentation, et à le compléter.
Ce n'est pas un hasard si, dans l'histoire de l'art récente, on a tenté d'élaborer le culte comme un fond pour des images, un fond qui se situe à un niveau plus profond que l'artifice. Le culte, lui aussi, est un dérivé de l'Être ; il recouvre les images d'un vieux sens gestuel, religieux, et même physiologique ; il veut rattacher l'écume des signes à la chair des choses, à la vie agissante même. On le comprend facilement: là où l'on est parti du primat de l'Etre, les artifices ne peuvent être compris que comme des bâtards ontologiques ; en eux, le néant aurait illégalement arraché à L'Etre certaines parties de sa plénitude. L'esthétique et la théorie de la technique, placées sous les auspices de l'Être, mènent toujours et nécessairement à des dénonciations plus ou moins explicites du monde des apparences comme sphère d'extensions inutiles à une réalité plus ancienne et plus digne. Les œuvres de l'art sont en réalité, comme celles de la technique, les enfants du néant ‑ ou du moins seulement les demi‑sœurs de l'Être véritable. Elles sont des créatures de l'illégalité ontologique, doivent être comprises comme exemptes d'image originelle, comme de simples atténuations de l'Etre, non garanties par les origines et inessentielles, au sens fort du terme. En elles, un apport de néant, incapable d'accéder au concept, se creuse une place dans le monde dense des données naturelles et fondamentales.
On comprend comment, avec l'intensification de principe du facteur artificiel dans la modernité qui résultait de cette approche intellectuelle, une critique totalisante de l'abandon de l'Être qui caractérise les univers de l'art était inéluctable. Les derniers penseurs de l'Être se considèrent inévitablement comme les derniers vivants dans un environnement de mort colorée, c'est‑à‑dire des machines, des simulacres, des courants de signifiants, des mouvements de fonds. Pour eux, l'histoire de l'art la plus récente est une danse des morts illuminée par des restes d'âme perdus ‑ le monde artistique, vu avec les yeux des vieux fidèles, pourrit sous la forme d'un volontarisme nihiliste. En son centre trône le conservateur, comme pape de l'abandon de tous les bons esprits (ou encore, au choix, le metteur en scène, le rédacteur en chef des pages culturelles, le conseiller culturel). Heidegger a opposé à ce monde artificiel la première nature, toujours couverte par la plénitude de l'origine :

Le bouleau ne dépasse jamais la ligne de son possible. Le peuple des abeilles habite dans son possible. La volonté seule, de tous côtés s'installant dans la technique, secoue la terre et l'engage dans les grandes fatigues, dans l'usure et les variations de l'artificiel. Elle force la terre à sortir du cercle de son possible, tel qu'il s'est développé autour d'elle, et elle la pousse dans ce qui n'est plus le possible et qui est donc l'impossible (2).

Celui qui veut lire l'histoire de l'art et de la technique comme une histoire de l'Être ne peut, où que ce soit, remarquer que des dépérissements : l'oubli de l'Ëtre, la fin de l'histoire de l'art comme histoire de la substance, la chute de l'humanité dans l'impossible, la foire multimédiatique pour les âmes mortes.
On ne peut que s'en rendre compte, du fait que l'histoire de l'artificiel ne peut plus être développée dans le style de l'histoire de l'Etre. L'objet artificiel ‑ s'il est pensé à partir de l'Être ‑ ne se dégagera jamais du soupçon de décadence ontologique et de trahison à l'égard d'une plénitude initiale de l'âme. La pensée de l'Ètre ne suffit pas pour comprendre ce qui constitue la modernité : le déanimisme en action et une nouvelle répartition de la subjectivité sur les sujets et les choses. Les civilisations hautement avancées reposaient sur la découverte et l'élaboration de la différence entre le sujet et l'objet ; mais la modernité a fait vaciller ces délimitations classiques. Ainsi se met en marche un changement progressif de répartition au cours duquel une bonne partie de ce qui était jusqu'ici le spirituel est transférée dans la sphère des choses, et ce qui était jusqu'ici le subjectif dans le périmètre de l'objectif. Gotthard Günther, qui a développé la théorie de la technique la plus ambitieuse de ce siècle, renvoie au sens de ces décalages dans l'histoire du monde :

Dans l'histoire de la technique telle que nous l'avons connue jusqu'ici, le rapport entre le sujet et l'objet est décrit de manière erronée, dans la mesure où la pensée classique assigne encore au domaine de l'âme une quantité débordante de qualités qui, en réalité, appartiennent au camp des choses et peuvent y être conçues comme des mécanismes d'ordre supérieur.

Il en résulte un programme d'autocorrections à la portée infinie dans l'image que les hommes, à l'ère historique, se sont faite d'eux‑mêmes.

Le processus de cette correction est ce dont il sera question dans la prochaine grande époque de l'histoire du monde (3).

La modernité, comme millénaire de l'artificialisation croissante, a donc sa substance dans la technique comme « conquête progressive du néant ». Aujourd'hui, on ne peut penser la profondeur du futur que sous la forme d'un complexe de dimensions de croissance de l'artificiel. Mais il n'est plus possible de développer une telle croissance comme une phase de l'histoire de l'Être ; celui qui veut la saisir conceptuellement doit l'appréhender comme une histoire du néant en déploiement. Le néant se donne plutôt à reconnaître comme l'élément véritable de la faculté de progresser. Si c'est par la pensée qu'on correspond à l'Être, on correspond au néant par des bonds audacieux dans l'opération: la volonté, l'activité, la composition sont des réponses adéquates à la découverte du fait que, dans le néant, il n'y a rien à reconnaître, mais tout à accomplir. On peut dire, dans cette mesure, que le néant est l'élément de la modernité; à son commencement était et demeure toujours l'acte ou, pour utiliser le langage contemporain, l'entreprise. Dans le néant, la volonté capable d'opération permet de poser d'énormes pans de l'artificialisation croissante ; et ces pans offrent à la pensée ultérieure les matières de la réflexion sur l'étant.

Lorsque, il y a près de trois millénaires, la pensée classique a débuté sous l'impression terrassante d'une nature qui paraissait à tout jamais achevée et semblait avoir une avance irrattrapable sur toute action humaine (ce qui constitue le fond logique du sentiment religieux), cette pensée émergeante, même si elle est subjuguée par l'Etre qui la précède, exprimait aussi un acte mental doté de son propre poids ontologique et dont les conséquences les plus lointaines ne se révéleraient que dans la modernité. Pourtant, dans la mesure où elle voulait contempler la nature des natures, la raison classique a produit l'apparence métaphysique caractéristique du calme sublime. Ses éléments étaient l'esprit ou la pierre, tous deux conçus comme les extrêmes, les substantialités supérieures à toute action, à côté desquelles l'autre était toujours le néant (4). La pensée moderne, en revanche, est possédée par sa propre puissance ; elle se note elle‑même comme force et capacité ; de plus en plus inquiète, activée et devenue attentive à ses propres actes, elle suit l'histoire faite par l'homme, qu'il faut désormais mener enfin à bien de manière planifiée. Elle s'ingère de plus en plus dans « ce qui est ». Au fil de son élévation, elle devait forcément approcher d'un point à partir duquel la volonté humaine devenait suffisamment puissante pour se poser en concurrente de la substance classique. Ainsi, la nature et l'Être ont perdu leur monopole ontologique : ils se sont vus provoqués et remplacés par une série de créations artificielles sorties du néant et par l'émergence d'un monde postnaturel issu de la volonté.

On n'est pas étonné que, dans la civilisation hautement avancée, les citadelles de l'Être voient toujours une ombre noire ramper autour d'elles ‑ c'est précisément ce néant qui, dans un premier temps (sous la domination d'un concept monovalent de l'être : Être est ; Néant n'est pas), ne pouvait être présenté que comme l'hostile à l'Être, ce qui n'est pas, le mal. Mais avec le nihilisme moderne, le pouvoir typique des temps modernes qu'avait l'homme de commettre des actes sans modèle et sans fond, et d'inventer du nouveau, a été officiellement reconnu et représenté globalement sous un nom marquant, quoique diffamant. Désormais, même rien est quelque chose ‑ le champ ontologique devient plurivalent. Depuis, la mauvaise apparence du néant du nihilisme s'est effeuillée. Le nihilisme, nous le savons à présent, ne représente que le revers de la créativité et de la faculté de vouloir ‑ et quelle modernité accepterait qu'on lui dénie son droit de naissance à une vie créative et aux projets nés de la volonté ? Pour tout le temps mondial des états de la modernité à venir, il n'y a plus de doute : la volonté d'artificialité prime sur la propension à se conformer à une nature définie ou à une Antiquité normative. C'est la raison pour laquelle, dans le noyau de la modernité pensée plus avant, seuls les inventeurs, artistes et entrepreneurs peuvent encore jouer un rôle‑clef. Ce n'est plus le cas, en revanche, des penseurs, au sens rigoureux de la tradition philosophique. La pensée elle‑même, comme pendant de l'étant, est manifestement en train de devenir une simple fonction partielle de la culture de la volonté et du projet. Les pâtres de l'Être ‑ prisonniers du beau rêve d'une existentialité purement extra‑technique et d'une connaissance qui leur est propre ‑ sont repoussés en marge. Mieux, l'Être lui‑même, comme royaume de la liberté ayant existé (5), se comporte désormais comme une étroite province ontologique ‑ elle a été renvoyée en marge de l'empire de la volonté, de la création et des projets basés sur le néant.
Il y a aujourd'hui un exode hors de l'Être comme il y a eu un exode rural ; les nouveaux entrepreneurs dans l'espace du projet, les artistes, les organisateurs, les rédacteurs de programmes, mais aussi les entrepreneurs au sens strict, sortent en permanence du vieux monde de l'Être recouvert par la connaissance, pour s'installer de manière dynamique dans le nouveau monde du néant ouvert aux projets. L'attitude typique de ces tenants de l'exode de l'Être, c'est la marche en avant d'une constructivité qui tente de s'emparer du pouvoir consistant à poursuivre la marche et à en avoir la capacité. Les entrepreneurs et les artistes ne gardent et n'épargnent pas « ce qui existe », mais mettent en œuvre et en débat ce qui n'a jamais été là sous cette forme, dans un refus constant de l'existant. L'ancien Être et son étant se voient recouverts par un surcroît, de plus en plus puissant, de nouvelles réalisations dont les expressions concrètes se propagent autour de nous sous forme d'artificialisation dans les cultures de l'appareil et de l'image. Ce que signifiait jadis l'Être se dresse d'ores et déjà comme une chapelle entre des gratte‑ciel ‑ ou comme une preuve de l'existence de Dieu au milieu d'un listing informatique. Fait de verre et d'acier, de nouveaux matériaux et de nouveaux systèmes d'écriture, un monde intermédiaire s'accroît, impossible à cerner et qu'aucune synthèse ne permet de dominer; ce n'est ni nature ni volonté de nouveauté incubant et non encore réalisée, c'est un monde d'appareils cristallisé sous la forme d'une volonté passée et de déchets techniques comme ordures provenant de la masse des restes dévalorisés des artefacts ; les mégalopoles et les montagnes d'immondices sont les résultats des entreprises du titanisme routinier.

Depuis le XVIIe siècle, la révolution de l'activation s'est formée en un système d'escalade engendrant sa propre motivation. Ses succès durables font que l'on peut tout aussi peu parler d'une fin de l'histoire de l'art que d'une fin de l'histoire de la technique, ou d'une fin de l'histoire des États. Il n'existe aucune raison de ne pas croire que le meilleur est en train de naître ou pourra se produire dans le futur. Celui qui croit voir devant soi la fin, de quoi que ce soit, projette de façon illégitime sa lassitude sur la marche du monde. Ce qui s'achève véritablement, c'est la possibilité de penser l'histoire de l'art et de la technique à partir d'une histoire de l'Être. La modernité, comme processus du monde, s'intensifie de nouveau pour devenir plus que jamais l'heure du crime d'un monstrueux ouvert vers l'avenir; elle demeure la forme d'accomplissement, douée d'une puissance de réalité, d'une histoire du néant inaccessible à la seule pensée. En elle, les anciennes natures ont toutefois besoin de protection : le fait qu'on l'ait compris fait surgir de nos jours un conservatisme sans exemple dans l'histoire des idées ‑sous la forme d'un espace du souci vert. Lui donner une configuration productive en utilisant les résultats obtenus dans l'histoire de la liberté par les formes modernes de la société et de la vie : cette mission caractérise à présent la ligne de front la plus avancée de la pensée que l'on qualifiait jadis de philosophique.
C'est la raison pour laquelle l'humanité, lorsqu'elle construit ses horizons de volonté dans une routine constamment étendue, peut porter son regard dans une profondeur des temps largement stratifiée. Celui qui, dans cette ère, ne mise que sur l'Être ne connaît que l'usure. La force de la modernité permanente, c'est l'impossibilité d'épuiser le néant.

Peter Sloterdijk, Essai d'intoxication volontaire, suivi de L'heure du crime et le temps de l'oeuvre d'art. Sur l'interprétation philosophique de l'artificiel. Hachette Littératures, coll. Pluriel, 2001, pages 223-234

1. C'est la conclusion que l'on peut tirer de l'article de Hans Blumenberg « Nachahmung der Natur. Zur Vorgeschichte der Idee des schôpferischen Menschen », in H. Blumenberg, Wirklichkeiter in denen wir leben, Stuttgart, 1981, p. 55‑103.

2. Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 94.

3. Gotthard Günther, Beiträge zur Grundlegung einer operationsfâhigen Dialektik, vol. 111, Hambourg, 1980, p. 224‑225.

4. La vieille ontologie de l'objet irréalise la réflexion ; la vieille ontologie de l'esprit irréalise la matière. Ces deux réductions (conditionnées par une monovalence ontologique) agissent jusqu'à nos jours, sous la direction massive du premier mode (positiviste).

5. Allusion à la formule de Schelling : « Sein ist gewesene Freiheit », « Etre, c'est la liberté passée ». (NDT)

 

retour à la notice du livre