Au
mémorial du génie humain les trophées
saccumulent, trop nombreux de la brebis Dolly
au télescope spatial Hubble pour être
énumérés. Devant un si glorieux palmarès,
qui pourrait croire que son détenteur soit sur
le point de céder le podium ?
Certes,
au fil de lhistoire, lhomme na cessé
den rabattre. Longtemps, il sest cru le nombril
de la Création. Pour en finir avec cette illusion,
pas moins de trois corrections doptique lui furent
prescrites, par Copernic (1),
Darwin et Freud (2).
Il sempressa dinventer un nouveau mythe :
faute dêtre le pivot immuable autour duquel
toute chose orbiterait, il serait le point de convergence
de lhistoire, sa couronne, sa clé de voûte,
par qui tout lédifice tiendrait et trouverait
sa justification (3).
Comme si Dieu ayant, au sixième jour dune
courte carrière, fait de lhomme son régisseur
avait remisé sa charrue et sétait
rangé des affaires (4).
Nul ne se demande à quoi il passe son temps depuis.
Mais Dieu nest pas un rentier oisif. À peine
rentré de week-end, il reprenait le collier. Plaise
ou non au fondé de pouvoir présomptif, pendant
lhumanité, lévolution continue.
Au demeurant, cest grande chance que le Créateur
nait pas tout misé sur son champion humain.
Car de sinistres déroutes ternissent ses lauriers
et le disqualifient à jamais. Shoah, Goulag, Grand
Bond en avant : au siècle dont nous sortons
il trouva moyen danéantir délibérément
deux cents millions de ses contemporains
(5), et den laisser
périr distraitement quelques centaines de millions
de plus comptant si peu, ceux-là, que nul
ne prit la peine de les nombrer et encore moins de les
nommer. Pas de stèle pour commémorer les
enfants des tiers et quart mondes, dont le seul tort en
regard de la postérité fut davoir
eu des bourreaux moins inoubliables que Hitler, Staline
ou Mao Zedong.
Ces spectres, que notre siècle fit naître
par nuées pour aussitôt les abandonner à
la faim et à la maladie, ont pourtant droit à
leur épitaphe, même sil est plus difficile
dy inscrire le nom de leurs assassins. Sur les tombes
des martyrs du stalinisme, un seul suffit, éponyme.
Mais sur celles des victimes de lhumanité
en marche, la place manque : ce sont les nôtres
quil y faudrait graver, car elles sont les déchets
de nos festins, les cendres de nos feux dartifice,
les dommages collatéraux de la guerre sans merci
que chacun désormais livre à chacun.
Au tableau dhorreur de lhumanité gisent
enfin les débris de myriades de formes vivantes,
animales ou végétales, abolies à
un rythme qui neut déquivalent que
lors des catastrophes écologiques du Permien
où disparurent la quasi-totalité des espèces
marines ou du Crétacé qui
mit fin à lhégémonie des grands
sauriens (6).
Comme pressé den finir, lhomme sen
prend à présent, avec méthode et
détermination, aux conditions mêmes de son
existence.
Ce siècle si prodigue en vies imagina en outre
les moyens den exterminer infiniment plus en infiniment
moins de temps, si bien quau cours de celui qui
sinaugure nous avons toutes chances de connaître
Goering plus lintelligence artificielle, Goebbels
plus Internet et Mengele plus le génie génétique.
Pour vanter les prouesses de nos ordinateurs comme celles
de nos bombes, nous passâmes en quelques décennies
des kilo- aux giga-quelque chose. Un changement déchelle
dordre comparable simposera pour chanter sans
hyperbole celles des prochains Ubu : Leurs Auschwitz
et leurs Rwanda, leurs guerres tribales et leurs nettoyages
ethniques, leurs Tchernobyl, leurs Bhopal et leurs Seveso,
leurs vaches folles et leurs poulets dioxinés,
leurs thalidomide et leurs sangs infectés, produiront
des kilo-génocidés, des méga-épurés
et des giga-contaminés (7).
Quant aux enfants éthiopiens, sils sobstinent
à crever à lancienne, ce sera sur
nos consoles multimédias, en direct, 3D et stéréo,
dans le chatoiement aguicheur des bannières dAOL.com.
Lhumanité est décidément mal
partie, au point que rares sont les biologistes qui parieraient
sur ses chances de mourir de sa belle mort, au terme des
cinq à dix millions dannées que toute
espèce bien née peut, sauf accident, espérer
passer ici-bas (8).
Supposons pourtant que, contre toute probabilité,
elle survive à ses agissements. Supposons encore
que les comètes, astéroïdes et autres
objets contondants intersidéraux aient la bonne
idée daller jouer ailleurs que sur ses plates-bandes
(9). Supposons même
quelle sorte indemne de la fusion de notre Voie
lactée avec sa voisine la plus proche, Andromède,
dans 3,7 milliards dannées. Reste une échéance
quelle ne pourra éluder : quand, dans quatre
milliards et demi dannées, le Soleil, en
panne dhydrogène, entamera ses réserves
dhélium, enflant jusquà absorber
Mercure et Vénus et provoquant sur Terre une élévation
de température telle queau et atmosphère
sévaporeront sans espoir de retour, et avec
elles toute trace résiduelle de vie.
Pour les réchappés de la torréfaction
qui, fuyant les ardeurs de la géante rouge, auraient,
par hypothèse, trouvé refuge aux confins
du système solaire, dans les parages soudain plus
riants de Neptune ou Pluton, le sursis ne serait que de
courte durée : cinquante millions dannées,
au terme desquelles, à court dhélium
à présent, le Soleil brûlera ses tous
derniers meubles rogatons de carbone, scories de
fer puis, exténué, rendra lâme,
jetant dans lassistance un froid
définitif (10).
Peut-être le dernier homme trouvera-t-il encore
assez dironie pour citer Nietzsche : " En
quelque recoin écarté de lunivers
répandu dans le flamboiement dinnombrables
systèmes solaires, il y eut une fois un astre sur
lequel des animaux intelligents inventèrent la
connaissance. Ce fut la minute la plus arrogante et la
plus mensongère de l histoire
universelle : mais ce ne fut quune minute.
À peine quelques soupirs de la nature, et lastre
se figea, et les animaux intelligents durent mourir
(11)."
La science-fiction, qui népargne pas ses
efforts pour réconforter ceux que la perspective
du grand chaud-froid final indispose, imagine à
ce développement déplaisant une variante
heureuse : lexode. Trop froid, notre système
solaire ? Quà cela ne tienne : Allons nous
chauffer ailleurs ! La science hélas sexcuse
de ne pouvoir suivre les scénaristes de Disney
et Dreamworks dans ce remake cosmique de la sortie
dEgypte : les dimensions de notre galaxie sont telles
que, même à bord dun vaisseau filant
à la vitesse de la lumière, il faudrait
plusieurs dizaines de milliers dannées pour
atteindre la terre promise. Si par malchance il ne se
trouvait point de planète de rechange fréquentable
au sein de la Voie lactée (12),
le peuple élu devrait se résoudre à
errer deux millions dannées dans le désert
intergalactique avant dapercevoir les verts pâturages
dAndromède. Et comme une mauvaise nouvelle
ne vient jamais seule, pour atteindre pareille vitesse
la théorie de la relativité reste
sur ce point inflexible limprobable véhicule
devrait disposer dune quantité dénergie
infinie. M. Albert Einstein prie donc MM. Lukacs
et Spielberg de bien vouloir revoir leur story-board.
La mort du soleil marque dans le temps lextrême
limite de validité du ticket humain. Au-delà
de cette borne, lunivers deviendra de plus en plus
inhospitalier à la vie telle que nous la connaissons.
Les mêmes forces qui rendirent possible la formation
des astres puis celle des molécules hypercomplexes
à lorigine de la matière vivante,
conspireront à les décomposer jusquen
leurs constituants les plus élémentaires :
" Ainsi, la quasi totalité de la matière
[
] termine sa vie en lumière. Lunivers
ne sera plus alors quun immense océan de
rayonnement [
] doù la chaleur se retirera
chaque jour un peu plus. [
] Cà et là,
éparpillés dans lobscurité
glaciale, emportés par lexpansion universelle,
flotteront encore quelques microscopiques grains de poussière.
[
] Lunivers, au fil de son expansion, se diluera
de plus en plus : il se videra toujours plus de son contenu
de matière et de rayonnement. Mais le "vide" ne
sera jamais complet. Les particules fantômes [
]
le peupleront pour léternité (13)."
Enchâssée dans un corps à la fois
vulnérable et suicidaire, lintelligence semble
prise dans un piège mortel, condamnée à
périr avec son porteur, à plus ou moins
brève échéance : au mieux quatre
milliards et demi dannées si celui-ci parvient
à accompagner le Soleil jusquà lultime
panne sèche, bien moins si la guigne le place sur
la trajectoire dun chauffard cosmique, et moins
encore si sa persévérance dans lautomutilation
reçoit sans plus attendre sa juste rétribution.
Avec lhomme, clé de voûte autoproclamée
de lévolution, lintelligence croupit
en réalité dans un cul de basse-fosse. Ce
quavait fort bien pressenti le paléontologue
et philosophe Pierre Teilhard de Chardin : " Sauf
à supposer le Monde absurde, il est nécessaire
que la Conscience échappe, dune manière
ou dune autre, à la décomposition
dont rien ne saurait préserver, en fin de compte,
la tige corporelle ou planétaire qui la porte
(14)."
Si donc quelque exode simpose, ce nest pas
à une humanité en froid avec sa galaxie
natale, mais à lintelligence menacée
du naufrage de son vaisseau. Aura-t-elle le temps de jeter
un canot à la mer, ou sombrera-t-elle avec lui,
comme jadis les malheureux piégés dans les
cales du Titanic ?
En fait, le sauvetage est déjà en cours.
Tandis que nous nous sabordons, lintelligence, subrepticement,
embarque dans un nouvel esquif.
Commencée avec lhomme, son odyssée
bientôt se poursuivra sans lui.
Notes
(1)
A. Koyré, Du monde clos à lunivers
infini, Gallimard, 1973.
(2) S. Freud, " Une
difficulté de la psychanalyse ", LInquiétante
Etrangeté et autres essais, Gallimard, 1985,
pp. 181-183.
(3) Conception
profondément enracinée dans une certaine
tradition philosophique et religieuse : " La
nature ne fait rien sans but ni en vain et elle a tout
fait pour lhomme " (Aristote, Politique,
I, IX, 12) ; ou encore : " [lhomme]
mérite certes le titre de seigneur de la nature
et, si lon considère la nature comme un système
téléologique, il est selon sa destination
la fin dernière de la nature " (E. Kant, Critique
de la faculté de juger, Gallimard, Folio-Essais,
1989, p. 404) ; "On dirait bien, quand on observe
l'évolution, qu'elle a été programmée
pour aboutir à l'homme, et pour que les autres
animaux et les plantes fassent du reste du monde un lieu
pour lui." (R. Broom, The Coming of Man : Was it Accident
or Design ? Witherby, 1933, p. 220) ; " Corps
et âme, mais vraiment un, l'homme est, dans sa condition
corporelle même, un résumé de l'univers
des choses qui trouvent ainsi, en lui, leur sommet
"
(encyclique "Gaudium et spes", 14, §1). Cette
façon de voir est encore très populaire
de nos jours, en dépit des efforts des biologistes,
comme S. J. Gould ( La Vie est belle, Le Seuil,
1999), ou des anthropologues, tels R. Leakey, R. Lewin
(La Sixième Extinction, Flammarion, 1997,
pp. 101 sq).
(4) "Dieu acheva
au septième jour l'uvre qu'il avait faite,
il arrêta au septième jour toute l'uvre
qu'il faisait" (Genèse, 2,2).
(5) E.
J. Hobsbawm, L'Age des extrêmes, Histoire du
Court XXème Siècle, Complexe, 1999,
pp. 564-565.
(6) R. Leakey,
R. Lewin, op. cit.
(7) " Les
crimes de lextrême civilisation sont certainement
plus atroces que ceux de lextrême barbarie "
(Barbey dAurevilly, cité par Guido Ceronetti,
Le Silence du corps, Albin Michel, 1984, p. 69).
(8) R. Leakey,
R. Lewin, op. cit., p. 320 sq.
(9) Un
des fragments de comète Shoemaker-Levy 9 qui en
juillet 1994 percuta Jupiter avait trois kilomètres
de diamètre : cf http://www.seds.org/nineplanets/nineplanets/sl9.html.
Celui qui à la fin du Crétacé eut
raison des dinosaures n'avait quant à lui "que"
dix kilomètres de diamètre
Or, on
a compté quenviron sept cents astéroïdes
de cette taille étaient susceptibles à terme
de croiser notre orbite. "Odds are Million-to-One But
an Asteroïd Cometh", International Herald Tribune,
9 février 2000, p. 2.
(10) Trinh Xuan
Thuan, La Mélodie secrète, Gallimard,
coll. "Folio essais", 1991, p. 256 sq.
(11) F. Nietzsche,
"Vérité et mensonge au sens extramoral",
uvres philosophiques complètes, Gallimard,
vol. I, 1975, t. 2, p. 277.
(12) Selon P. Ward,
D. Brownlee (Rare Earth, Springer Verlag, 2000),
tirant le bilan des recherches astronomiques récentes,
il semble quil y ait dans lunivers beaucoup
moins dasiles convenables pour la vie quinitialement
espérés.
(13) Trinh Xuan
Thuan, op.cit., p. 263.
(14) P. Teilhard
de Chardin, Le Phénomène humain,
Seuil, 1955. |