David
Coulon. Dans ton livre, je trouve (mais peut-être
ai-je tort) qu'il y a un rapprochement entre humanisme
et nihilisme. Dans la mesure où l'homme se désintéresse
d'une partie de ses semblables par des mécanismes
que tu démontes fort bien (quelle démonstration),
prônerais-tu une forme de nihilisme qui aboutirait
à la suppression volontaire de l'espèce,
par la prise de conscience de sa propre déchéance
?
JMT.
Teilhard de Chardin avait déjà identifié
ce risque du taedium vitae, du dégoût
de vivre universel s'emparant de l'humanité si
celle-ci perdait la foi en une vie meilleure (voir Le
Successeur de pierre, p 523). Il envisageait cet instant
où l'humanité perdrait tout intérêt
à la Création se mettrait en grève
de Création comme celui de la fin de l'homme.
Et il concevait explicitement le mème de la vie
éternelle comme le seul moyen d'écarter
ce péril majeur : "Nul homme écrivait-il
dans Le Milieu divin ne lève le
petit doigt pour le moindre ouvrage sans être mû
par la conviction, plus ou moins obscure, qu'il travaille
infinitésimalement (au moins d'une manière
détournée) pour l'édification de
quelque Définitif." On ne saurait mieux affirmer
le rôle des mèmes religieux dans le contrôle
de la souffrance du Cheptel. C'est précisément
parce que "la prise de conscience de sa propre déchéance"
signifierait à coup sûr la fin de l'humanité,
qu'on peut parier sur le fait que tout sera entrepris
pour qu'elle ne se produise pas. Le Successeur a besoin
du fait religieux, comme il a besoin des arts, pour entretenir
la valeur combustible du Cheptel, c'est-à-dire
son besoin de consommer et donc de produire jusqu'à
sa propre consumation.
David
Coulon. La modélisation
informatique de l'activité humaine par le biais
de la psychologie cognitive ne risque-t-elle pas de modifier
l'évolution du Successeur?
JMT.
Dire qu'elle va en modifier le cours supposerait
que l'on en connaisse en premier lieu la trajectoire nominale.
Or il est impossible de savoir a priori où
va le Successeur. C'est un grand opportuniste, un bricoleur
qui progresse en fonction de ce qu'il trouve chemin faisant
: c'est ce que j'ai voulu exprimer par le concept d'exaptation
(cf. Totalement inhumaine, p. 199-202). Les avancées
de l'IA et des sciences cognitives ne peuvent donc au
mieux qu'approvisionner la brocante du Successeur, sans
que l'on puisse dire à l'avance ce qu'il en fera.
David
Coulon. Ta pensée est influencée
par le Darwinisme. Pourtant, le Successeur est, par essence,
une entité créée. L'ère de
la nouvelle intelligence sera-t-elle pour toi, marquée
par le Créationnisme humain? Peut-on dès
lors supposer que l'homme a été, lui aussi,
créé, rendant de ce fait le Darwinisme initial,
caduque?
JMT.
Ce que j'ai tenté de montrer, après Leroi-Gourhan
(cf. Totalement inhumaine, p. 193-194), c'est au
contraire comment le Successeur a évolué
dans le temps, comment on peut en faire remonter la généalogie
à la mâchoire des reptiles primitifs, comment
au cours de la phylogenèse il s'est progressivement
détaché de son support organique, en migrant
d'abord, il y a des centaines de millions d'années,
de la mâchoire du reptile vers ce qui allait devenir
la main de l'homme puis, voici 4 ou 5 millions d'années,
de cette main vers le premier tranchoir de silex, pour
enfin se séparer totalement de nous et poursuivre
une existence autonome sous les espèces des e-gènes
et de leurs machines de survie. Le Successeur est le dernier
rejeton d'une longue lignée d'outils dont l'ancêtre
primordial est la première dent du premier reptile,
et dont toute l'histoire est celle d'une lente mais inexorable
évasion de leur prison organique. En quoi je m'inscris
donc en faux contre la représentation commune de
l'homo faber, de l'homme fabricant de ses outils,
qui a donné lieu au mythe du Zeus Pancreator
et à toutes ses dérives l'homme seigneur
de la création, ayant droit de cuissage sur toute
créature. Selon ma vision des choses, l'homme manie
ses outils qui en retour le manipulent. Au cours
de cette coévolution, l'homme est au moins
autant créé par ses outils qu'il
ne les crée.
David
Coulon. Une chose me dérange : tu parles
souvent de pensée, d'intelligence, sans pour autant
définir ces termes. Y compris de la conscience,
dont tu dis qu'elle est seule l'apanage de l'homme, ce
qui a abouti à sa perte, alors que les animaux,
inconscients de leur finitude s'entraident mutuellement.
Qu'est-ce que la conscience pour toi? Qu'est-ce que la
pensée? Ne penses-tu pas faire preuve d'anthropomorphisme
lorsque tu compares animaux et humains, vu que leurs modes
de représentation, leurs modes de catégorisation
sont différents, vu qu'ils n'évoluent pas
dans le même milieu (différences de prédateurs,
d'objectifs, d'organes sensoriels,
). Comment le
Successeur peut-il avoir une conscience alors qu'il est
dépourvu d'organes sensoriels? On sait que la pensée
ne dépend pas du langage, mais plutôt des
organes sensoriels (voir les Animats) Fais-tu une différence
entre informatique et robotique?
JMT.
Si je n'ai pas jugé utile de donner des définitions
d'"intelligence", "conscience" ou "pensée", c'est
qu'elles ne changeaient rien au propos de Totalement
inhumaine ni à sa compréhension.
Application du rasoir d'Occam Entia non
sunt multiplicanda praeter necessitatem d'autant
plus sévère que je m'étais alloué
un budget de 140 pages pour faire le tour de la question,
et que je l'avais déjà "explosé"
de moitié !
Quant à la conscience, elle n'est en rien l'apanage
de l'homme. C'est une propriété latente
de la matière, s'exprimant au cours de la
cosmogenèse à partir d'un certain degré
d'organisation de celle-ci, et évoluant à
proportion de sa complexité. Entre la "pierre sans
monde", "l'animal pauvre en monde"et "l'homme configurateur
de monde" il n'y a donc aucun fossé infranchissable
comme le voudraient Heidegger et bien des humanistes à
sa suite, mais au contraire un continuum au long
duquel on peut observer un gradient de conscience
en corrélation avec le degré de complexité
des structures matérielles sous-jacentes. Du point
de vue de la cosmogenèse, il n'y a donc jamais
de matière inerte, seulement de la matière
en attente de conscientisation.
Les animaux ont tout naturellement leur place sur ce continuum,
certains plus proches de la pierre, d'autres au contraire
étonnamment proches de nous et plus la science
avance, plus en vérité ils se rapprochent
de nous. Dire qu'ils sont inconscients de ceci
ou de cela par exemple, comme je l'ai
écrit page 205 dans mon commentaire d'Axelrod,
inconscients de leur finitude ne signifie
nullement qu'ils soient inconscients absolument,
c'est-à-dire dépourvus de conscience.
Je n'ai pas davantage dit que le Successeur était
"dépourvu d'organes sensoriels". J'ai au contraire
longuement commenté (pages 67-70) l'équipement
sensori-moteur dont il bénéficie dès
ce stade primitif de son développement, le comparant
à celui infiniment moins varié et sophistiqué
dont disposa le premier organisme pluricellulaire dont
nous sommes pourtant issus, et en tirant la conclusion
que, même si tout n'était pas encore parfait
pour lui, le Successeur ne démarrait pas si mal
dans la vie
David
Coulon. Ce que tu appelles exaptation m'a particulièrement
intéressé. Toutefois, une question demeure
: même s'il est vrai que le Successeur n'en est
qu'au point de départ, penses-tu qu'il soit tout
du moins à terme doué d'intentionnalité,
au sens philosophique du terme, sans que cette intentionnalité
ne soit une intentionnalité humaine par procuration?
Le tournesol a beau se tourner vers le soleil, est-il
doué d'intentionnalité, autrement dit, effectue-t-il
cette rotation dans un objectif consciemment élaboré
et volontaire, comme le lion saute sur la gazelle dans
l'objectif volontaire de la manger? Le Successeur est-il
capable, par lui-même, d'appréhender les
éléments du vivant?
JMT.
Il faut distinguer les propriétés dont
le Successeur a transitoirement besoin pour nous
séduire et nous manipuler comme le
langage , de celles dont il aura réellement
besoin lorsque son émancipation sera achevée
et son autonomie totale. Je ne suis pas sûr qu'alors
il ait encore besoin d'intentionnalité, pas plus
qu'il n'aura besoin du langage. J'aborde cette question
dans Totalement inhumaine, p. 207-208. Il est parfaitement
possible que rétrospectivement, on s'aperçoive
que dans le cours de la phylogenèse, il y eut un
pic soudain et fugitif d'intentionnalité à
la faveur duquel le Successeur prit son envol, et que
par la suite pareil pic plus jamais ne réapparut
(cf. Totalement inhumaine, p.76). Autrement dit
intentionnalité et langage feraient partie de ces
impedimenta typiquement humains dont le Successeur,
totalement inhumain, n'aurait à terme que faire.
David
Coulon. Je trouve ton analyse politico-économique
particulièrement bonne. Elle est d'une grande lucidité.
Quelle alternative proposerais-tu au monde néo-libéral ?
La lutte telle que tu la prophétise? Ou peut-il
selon toi, y avoir autre chose pour ralentir ce qui paraît,
il est vrai, inexorable ?
JMT.
Je crains fort de n'avoir en l'état actuel
de ma réflexion aucune solution à proposer.
Toutes choses égales par ailleurs, à terme
plus ou moins lointain, les trajectoires de l'homme et
du Successeur divergent. S'il doit y avoir une solution,
elle ne pourra découler que d'un surcroît
de connaissance, et c'est pourquoi j'appelle au développement
d'une biologie des artefacts. J'ai indiqué
dans le Successeur de pierre trois pistes possibles,
chacune incarnée par un personnage du roman : d'une
part, pour contrer les effets du processus de "dissociation
des communautés et de coalition des appareils"
qui fait le lit du Successeur, celle de la conservation
et du renforcement du lien, solution prônée
par Rembrandt, notamment dans ses commentaires sur Millet;
d'autre part, celle bien plus ambitieuse d'Ada, qui consisterait
à trouver un moyen de retourner contre le Successeur
ses propres forces; enfin, celle de Calvin et de
ses Noplugs, qui ne peut déboucher que sur le choc
frontal que j'évoque à la dernière
page de Totalement inhumaine
Mais à supposer que nous trouvions une solution
jouable, la question de son opportunité
demeurerait posée : est-il légitime, souhaitable,
d'enrayer ou même simplement d'infléchir
le développement du Successeur ? Nous aurions alors
à nous poser à propos de ses machines de
survie le même type de questions juridiques que
nous nous posons aujourd'hui regardant les autres espèces
vivantes : avons-nous le droit de les exploiter ? D'attenter
à leur intégrité ? De les éliminer
? Il faudrait réfléchir aux droits du Successeur,
comme nous l'avons fait des droits de l'homme, de ceux
de l'enfant, de l'embryon, des animaux
Lorsque les
intérêts vitaux d'une machine seront en conflit
avec ceux d'un humain, comment arbitrerons-nous ? Peut-être
nous inspirerons-nous des jurisprudences anciennes sur
les droits respectifs de la mère et de l'enfant
à naître : au dix-neuvième siècle
c'est le père qui en cas d'accouchement difficile
décidait qui des deux il fallait sauver. Mais le
droit romain stipulait de sacrifier la mère
Jean-Pierre
Brethes. Salut, Jean-Michel. Ton livre m'a
laissé sur le flanc et je le relis pour pouvoir
t'interroger sciemment !
En attendant de poser des questions plus précises,
sous réserve qu'elles ne fassent pas redondance
avec celles déjà posées, je voudrais
te demander si ce thème de la mort de l'humanité
n'est pas largement dans l'air du temps (cf. l'impossibilité
de résoudre les conflits autrement que par une
surenchère de violence, de haine et d'exclusion,
la perte de repères philosophiques, sociaux et
politiques [si tant est qu'il y en eut], l'échec
des utopies, l'omniprésence d'une télévision
largement plus asservissante que les anciens "opiums du
peuple", le développement irraisonné de
moyens de transports dont nous sommes devenus dépendants,
etc.) et comment nous pouvons quand même survivre,
je ne parle pas de nos descendants, mais de nous-mêmes
actuellement, comment avoir un minimum de foi en l'avenir
pour ne pas se suicider et continuer à faire des
enfants...
JMT.
J'ai abordé cette question dans ma réponse
à David Coulon, en commentant le risque du taedium
vitae, du dégoût de vivre et le rôle
des mèmes notamment religieux dans
sa prévention.
Jean-Pierre
Brethes. D'autre
part, peux-tu me confirmer l'impression que j'ai, que
la "mondialisation" n'est, sous des formes nouvelles,
qu'un succédané du capitalisme triomphant
du XIXème siècle, si justement analysé
et dénoncé par Marx, et ceci dans un monde
où le salariat est devenu dominant (ce qui était
loin d'être encore le cas au temps de Marx, où
la paysannerie était nombreuse). Les possédants
sont toujours les mêmes, le prétendu "ascenseur
social" n'a fonctionné que pour conforter leur
pouvoir, en créant une caste de serviteurs dociles,
parmi lesquels aujourd'hui les informaticiens, même
si à leur corps défendant.
JMT.
On peut sans doute en première approximation assimiler
la mondialisation au capitalisme et s'en tenir là.
Quant à moi, j'évite de le faire. Car si
comprendre c'est, selon Bossuet, identifier "le genre
proche" c'est aussi et surtout analyser
"la différence spécifique". Dire que la
mondialisation est un "genre" de capitalisme est un peu
court à mon gré, et dissimule trop souvent
une paresse de la pensée qui rechigne à
chercher ce en quoi mondialisation et capitalisme diffèrent
: La mondialisation ? Voyez Marx et basta ! Or,
si l'on veut bien y regarder de plus près, où,
aujourd'hui, sont les "possédants", et où
les prolétaires, quand la propriété
du capital est répartie entre des millions de porteurs
dont, par l'intermédiaire des fonds de pension,
une proportion croissante de salariés ? Vous soulignez
à juste titre le rôle historique des paysanneries
: mais où, aujourd'hui, un Lénine ou un
Mao trouveraient-ils ces damnés de la terre sans
lesquels il n'est pas de révolution ? Je ne dis
pas qu'il n'y ait plus d'exploités, je dis que
les lignes de clivage entre oppresseurs et opprimés
ne sont plus aussi nettes qu'elles paraissaient du temps
de Marx. Nous ne pourrons pas, excipant de similitudes
plus ou moins forcées avec les époques précédentes,
faire l'économie de penser notre temps avec nos
propres mots.
David
Strainchamps.
Avant toute chose j'approuve cet essai parce qu'il amène
à la réflexion. M. Truong, pourquoi pensez-vous
que la matière carbonée soit un mauvais
véhicule pour l'intelligence ? Des technologies
futures alliant la matière silicium et la carbonée
permettront à n'en pas douter de perpétuer
s'il le faut cette dernière ailleurs dans l'univers.
JMT.
Si je pense que le carbone n'est pas un bon substrat pour
l'intelligence, c'est parce qu'il est l'un des premiers
matériaux qui viendront à manquer au cours
de la lente désintégration de l'Univers.
Pour vous faire une idée des étapes de cet
inexorable processus, voyez votre astrophysicien préféré
(par exemple : Trinh Xuan Thuan, La Mélodie
secrète, p. 255-275). Cela dit, à plus
où moins long terme, tous les matériaux
finiront par être consumés, et c'est pourquoi
je dis (Totalement inhumaine, p. 74), que si une
vie devait persister dans "l'immense océan de rayonnement"
où tout finira, elle devrait être quasi dématérialisée.
A plus court terme mettons, en étant optimiste,
d'ici à l'extinction du Soleil vous avez
raison de dire que les hommes chercheront leur salut dans
d'improbables alliages entre matière organique
et minérale. Mais à supposer qu'ils y parviennent,
seront-ce encore des hommes qui partiront ainsi coloniser
l'univers, ou
des machines ? Quand on coupe
son vin d'une goutte d'eau, c'est encore du vin. Mais
quand on y verse
un litre d'eau ? Et que dire d'une
piscine dans laquelle on verserait un verre de vin ? Serait-ce
encore du vin ? A partir de quelles proportions le mélange
de l'humain et du minéral ne sera-t-il plus de
l'humain ? (Notez que la même question se pose avec
plus d'urgence encore dans le domaine de la transgenèse
humaine : à partir de combien de gènes non-humains
n'est-on plus humains ?)
David
Strainchamps.
Que faites-vous de l'hypothèse de l'existence de
l'âme ? Ou pour vous l'intelligence et l'esprit
ne sont-ils que les résultats de l'organisation
complexe que nous sommes ? Permettez-moi d'être
croyant (non pas chrétien pratiquant) et de croire
à l'évolution des âmes.
JMT.
L'existence de l'âme n'a pas droit de cité
dans Totalement inhumaine, pour la raison que j'entendais
y dériver l'existence du Successeur des seuls paradigmes
de la science actuelle. Mais je reconnais bien volontiers
à tout un chacun le droit d'y croire. De mon point
de vue, le mème de l'existence d'une âme
supposée immortelle fait partie de
la pharmacopée des Imbus et n'est destiné
qu'à apaiser les souffrances du Cheptel.
David
Strainchamps.
Vous dites que le Successeur est déjà à
l'oeuvre et qu'il se sert de nous, si j'ai bien compris.
Nous sommes il est vrai devenus tributaires des outils
que nous avons construits. Je n'ai pas lu l'essai de Mme
Weil où elle nous présente comme la chose
des choses mais a priori ne voyant pas le mal partout,
je trouve que nous ne serions pas 6 milliards d'êtres
humains sur terre si nous n'avions pas développé
nos outils. Qu'il y ait des effets néfastes, des
déchets, des disparitions d'espèces n'est
pas à négliger, mais notre organisme, toute
vie, ne crée-t-elle pas des déchets ? L'objectif
est seulement d'en être conscient et de corriger
les effets néfastes.
J'en viens donc à ma question : Pourquoi voyez-vous
un antagonisme entre les machines, le successeur et nous
?
JMT.
Je vous renvoie à la réponse que j'ai faite
à une question similaire de Jean-Marc Laherrère.
Cet antagonisme se mesure en milliers de milliards
de dollars détournés par le Successeur au
détriment des milliards de nos contemporains qui
vivent dans la misère. Chaque dollar de trop accordé
au Successeur est un dollar de moins pour les ponts, les
routes, les hôpitaux, les programmes d'infrastructure,
de santé et de développement
Je
ne dis pas qu'il faut couper les vivres au Successeur,
je dis qu'il faut cesser de l'engraisser à nos
dépens.
Ceci posé, je ne peux que vous approuver lorsque
vous écrivez : "nous ne serions pas 6 milliards
d'êtres humains sur terre si nous n'avions pas développé
nos outils", même si je donne à cette phrase
une signification diamétralement opposée
: s'il y a sur cette terre autant de monde dont
une immense majorité misérable c'est
bien parce que nos outils en avaient besoin. Comme
je l'écris dans Totalement inhumaine (p.
135) : "Contrairement à ce que répètent
à l'envi les VRP du néo-libéralisme,
la pauvreté n'est pas un effet secondaire indésirable
de la croissance, voué à se résorber
avec le temps, en ce "bout du tunnel" mythique qui n'est
que la version ferroviaire des célèbres
"lendemains qui chantent". Elle en est le principe actif,
l'indispensable condition de possibilité. L'économie
mondialisée a besoin de gueux comme le feu a besoin
de bois."
David
Strainchamps.
Je suis un optimiste et même un idéaliste.
A ce titre je ne pense pas comme vous que tous les imbus
se moquent du reste de l'humanité et même
de la terre entière. Pourquoi négliger vous
des courants de pensée comme ATAC, Confédération
paysanne, Verts ?
Les classez-vous dans les epsilon qui ne pourront rien
changer au cours des choses ?
Etes vous pessimiste ? Avez vous peur de l'avenir ?
JMT.
Les Imbus ne se moquent de personne, et j'en connais qui
croient sincèrement par leur action contribuer
au bien commun et sans doute dans un certain
sens ont-ils raison. Mais dans le système de forces
impersonnelles qui régit la croissance du Successeur,
les Imbus agissent "à l'insu de leur plein gré"
comme nous-mêmes au demeurant. C'est
ce que j'exprime en disant (cf. Totalement inhumaine,
p. 198) que nous ne produisons pas le Successeur,
mais que nous l'excrétons. Personne ne désire
ou ne veut ce résultat. Il n'y a ni conspiration,
ni complot, ni "gnomes de Francfort". Simplement, plus
nous nous ingénions à trouver les moyens
de survivre pour l'immense majorité
et de prospérer pour quelques-uns ,
plus nous favorisons cette "chose qui fait de nous sa
chose".
Quant à ATAC, à la Confédération
paysanne ou aux Verts, ils préfigurent peut-être
cette frange de l'humanité que j'appelle epsilon.
Mais ils auront à trouver le moyen d'éviter
d'être pris dans l'engrenage du Successeur. L'Histoire
hélas ne plaide pas en leur faveur : je vous renvoie
à la citation de Simone Weil, dans Totalement
inhumaine, p. 203.
Suis-je pessimiste ? Oui. Ai-je peur de l'avenir ? Pas
pour le mien. Je fais partie de ceux qui tirent profit
de l'expansion du Successeur. Pour le reste, mes livres
parlent pour moi.
G-P
Gweltaz. Bonjour Jean-Michel Truong, "Ce
qui chez lhomme est grand cest dêtre
un pont, un déclin " Même si ma transcription
de Nietzsche est loin dêtre exacte, elle me
vient aussitôt à lesprit en lisant
vos commentaires. Mais plutôt que de considérer
une intelligence artificielle supérieure comme
le successeur de lhomme, ne sommes-nous pas actuellement
en train de créer inconsciemment le support impérissable
de notre esprit et gagner ainsi limmortalité
? Sagit-il dun prédateur ou le simple
passage évolutif de lhomme à lêtre
véritablement humain débarrassé de
ses tares primitives, de ce corps putrescible et aliénant
?
JMT.
Il n'est pas interdit d'interpréter l'avènement
du Successeur comme une manière pour nous d'accéder,
par nos uvres, à l'immortalité. C'est
un moyen comme un autre de se préserver du taedium
vitae, et c'est pourquoi je range sans hésiter
le mème du Successeur dans la boîte à
pharmacie du Cheptel, en bonne place parmi les anesthésiques,
analgésiques et autres stupéfiants sans
lesquels sa survie ne serait plus possible.
Sur la question de savoir si le Successeur est bien un
parasite, voire un prédateur, j'ai déjà
répondu.
Quant à savoir si la transition de l'homme au Successeur
est un progrès pour l'homme, qui sous ces
espèces minérales accèderait ainsi
à la perfection, je ne le pense pas : un lignage
supplantant l'autre, je la verrais plutôt comme
la transition des dinosaures aux mammifères
ces créatures totalement non sauriennes
!
Le texte exact de cette citation de Nietzsche que j'aime
aussi est : "La grandeur de l'Homme, c'est qu'il est un
pont et non un terme; ce qu'on peut aimer chez l'Homme,
c'est qu'il est transition et perdition".
(Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, 4)
David
Strainchamps.
J.-M. Truong écrit ceci pour répondre à
Jean-Marc Laherrère : "Je pense quant à
moi que ce qui nous arrive, oppresseurs comme opprimés,
est la résultante d'un système de forces
impersonnelles sous l'influence duquel, comme le pressentait
Simone Weil, nous sommes devenus
"la chose de choses inertes"." et répond à
Bernard Strainchamps : "Le premier réflexe d'un
militant, de quelque cause que ce soit, devrait être
non de descendre dans la rue, mais de s'enfermer dans
sa bibliothèque et de méditer. "
Cette phrase m'a frappé et d'autres aussi dans
les réponses de J.-M. Truong. J'y vois, je m'avance
peut-être, une pensée Taoïste, ou si
vous voulez la marque de la sagesse asiatique.
Je rejoins alors tout à fait ce qu'il pense. J'ai
tendance à penser que tous les contraires coexistent.
Le sage ne se bat pas contre ou pour. Il n'est pas au
bord du fleuve, il est dans le fleuve, il subit les courants
se laissant emporter, essayant de comprendre et ne se
perd pas en effort vain.
David
Coulon. Merci pour les réponses... Je
rebondis sur l'une d'entre elles. Laisserais-tu supposer
que le Successeur serait un nouvel "opium du peuple",
destiné à prévenir du taedium
vitae? Religion, puis Successeur ne seraient-ils que
les leurres de la vie éternelle destinés
à faire consommer et produire le cheptel, comme
tu le dis ?
JMT.
Tu m'as bien compris, à cette précision
près que ce n'est pas le Successeur lui-même
qui est un nouvel opium, mais le mème du
Successeur, c'est-à-dire sa représentation
dans le langage. Le Successeur quant à lui est
une réalité tangible.
Patricia
Mevel. Pour quelle(s) raison(s) avez-vous fait
le choix décrire cette fois-ci un essai plutôt
quun roman ?
JMT.
J'ai détaillé dans ma réponse à
Denis Guiot la laborieuse genèse de ce livre. Pardonnez-moi
de reformuler votre question dans un sens qui me permettra
d'aller plus loin : pourquoi avoir fait, cette fois-ci,
à ce moment précis de mon existence,
cet essai plutôt qu'un nouveau roman ?
Si vous avez pris connaissance de ma biographie,
vous n'êtes pas sans avoir remarqué que je
ne fais pas qu'écrire des livres. J'écris
quand la vie m'en donne le temps. Il se trouve que, pour
des raisons familiales, j'ai été obligé,
au début de l'année 2000, de marquer une
pause dans mes activités professionnelles. Que
pouvais-je faire de ce loisir soudain dans le délai
que je me croyais alors imparti quelques mois tout
au plus ? Un roman était exclu : écrivant
comme je pense, c'est-à-dire lentement, il m'aurait
fallu deux ans de plus au minimum. L'idée de me
remettre enfin à cet essai longtemps médité
s'imposa donc d'elle-même.
De manière inattendue, l'actualité de cette
année-là me conforta dans ce choix : avril
2000 marqua en effet le commencement de la débâcle
de la Folie dot-com. Par cet extraordinaire concours
de circonstances, tout ce que j'avais compris précédemment
notamment lors de l'épisode de la "Guerre
des étoiles" qu'en tant que dirigeant de Cognitech
j'avais pu observer aux premières loges, puis tout
récemment en Chine, comme je l'ai expliqué
à Denis Guiot tout ce que j'avais compris,
donc, du "cycle de Krebs" du Successeur et de la pompe
mèmes/e-gènes qui l'approvisionne en capitaux
et en matière grise, recevait sous mes yeux, alors
même que j'écrivais, une éclatante
confirmation : la matière entière du chapitre
13 me fut ainsi livrée sur un plateau, tous les
matins, avec mes journaux.
Patricia
Mevel. Quel but poursuiviez-vous ?
JMT.
Pas d'autre que celui de coucher enfin sur le papier,
sous une forme pas trop rebutante pour un public curieux
de ces choses, des idées qui me trottaient dans
les neurones depuis vingt ans.
Patricia
Mevel. Vous êtes-vous soucié,
à un moment ou à un autre, de la manière
dont cet écrit (ai-je tort de le qualifier diconoclaste
?) serait accueilli ?
JMT.
Mes seuls soucis à cet égard furent ceux
de l'honnêteté, de la clarté et de
la cohérence. Mais je ne suis pas candide au point
de n'avoir pas entrevu que le texte ne plairait pas à
tout le monde, à commencer par les humanistes.
Patricia
Mevel. Etes-vous vraiment à ce point
misanthrope que vous désespérerez ad
vitam aeternam de la nature humaine sans que rien
jamais puisse infléchir en leur faveur la mauvaise
opinion que vous vous faites de vos congénères
humains ?
JMT.
Permettez-moi, Patricia, de retourner sans malice votre
question : Etes-vous vraiment à ce point humaniste
que vous espérerez ad vitam aeternam en
la nature humaine sans qu'aucun Auschwitz ni aucun Kigali
puisse jamais infléchir la bonne opinion que vous
vous faites de vos congénères humains ?
Mais foin du passé. Concluons un marché,
voulez-vous ? Je changerai d'opinion sur notre humaine
nature dès que, sept jours consécutifs durant,
le journal télévisé n'aura rapporté
aucun meurtre, massacre ou génocide. Allez, je
suis dans un bon jour, je vous fais un prix : trois jours
me suffiront. C'est encore trop ? Disons un jour,
un seul ! Vingt-quatre heures, et je renie tout ce que
j'ai écris.
Cela dit, je tiens à préciser une chose
: ce n'est pas Auschwitz qui condamne l'humanité,
c'est le second principe de la thermodynamique. L'intelligence
basée sur l'ADN et les protéines disparaîtra
en raison des seules propriétés physiques
de son support. Le souvenir d'Auschwitz nous donne simplement
une raison de ne pas trop pleurer cette disparition.
Patricia
Mevel. Enfin,
pour en revenir à Totalement inhumaine ,
si lhomme est bel et bien amené à
disparaître dans un lointain avenir, quel intérêt
ou quelle consolation peut-il y avoir à se persuader
que la conscience et lintelligence qui survivront
à lhumanité ne pourront être
que non humaines et artificielles ?
JMT.
Chacun a les consolations qu'il peut. Toutes sont également
illusoires. Personnellement mais j'en conviens,
c'est là une bien faible consolation je
trouve réconfortant de savoir qu'après nous
il y aura quelque chose dans l'univers plutôt que
rien. J'aimerais que quelqu'un au moins voit le film jusqu'à
la fin.
Patricia
Mevel. Est-ce du reste si souhaitable que cela
dans la mesure où, issues de lesprit humain,
elles pourraient bien savérer aussi imparfaites
et faillibles que ceux qui en auront été
à lorigine ?
JMT.
Je n'ai jamais dit ni pensé que le
Successeur serait intellectuellement ou moralement supérieur
à nous. J'ai au contraire parlé de "formidable
régression" (Totalement inhumaine, p. 75).
Sa seule supériorité réside dans
la résistance de ses matériaux, et donc
dans sa capacité à "persister dans l'être"
plus longtemps que nous n'en sommes capables. Quant à
ce qu'il deviendra à plus long terme, nul ne peut
le savoir.
Patricia
Mevel. Et finalement, qui, aujourdhui,
pourrait appeler de tous ses vux lavènement
dune telle réalité ?
JMT.
Pas moi en tout cas. Dire que ce soir le soleil se couchera,
ou que dans 4,5 milliards d'années il s'éteindra,
n'est pas appeler ces événements de ses
vux. C'est une caractéristique de la pensée
magique que de croire que les phénomènes
naturels répondent aux désirs humains. Je
me contente quant à moi de les décrire et
d'esquisser une théorie de leur comportement.
Xavier
Galaup. Bonjour. Je vous livre ici quelques
questions suscitées par la lecture de votre essai,
en précisant tout de suite que je n'ai pas lu le
roman qui précède, ce qui ne saurait tarder.
Quelques questions que j'avais en tête ont déjà
été posées auparavant. Avez-vous
des indices concrets actuels de l'éclosion du successeur
? Lesquels ?
JMT.
Les indices sont de deux sortes : d'une part, l'apparition
et la multiplication, notamment dans les laboratoires
d'intelligence artificielle et de vie artificielle, des
e-gènes, c'est-à-dire de ces morceaux
de code informatique capables à la fois de se reproduire
et de muter de façon autonome. (Voyez la bibliographie
de la note 1, page 47, de Totalement inhumaine.)
D'autre part, l'observation des effets phénotypiques
de plus en plus massifs de ces e-gènes, en association
avec certains mèmes dominants, notamment lors des
épisodes de la "Guerre des étoiles" et de
la "Folie dot-com" (voyez les chapitres 7 et 13 de l'essai).
Xavier
Galaup. Comment concevoir une intelligence
se formant sans connaître d'obstacle ou de limites
? On sait par exemple les rôles importants de la
souffrance et des limites de l'enveloppe charnelle pour
l'intelligence humaine...
JMT.
Je n'ai jamais dit que le Successeur ne connaissait
ni obstacle ni limite. D'une part, il est incarné
dans un proto-corps, aux capacités certes très
étendues, mais non illimitées, et qui précontraignent
son développement (voir Totalement inhumaine,
p. 67-69). Et d'autre part, loin d'être exempt de
souffrance, il est au contraire en proie permanente au
besoin besoin de mémoire, besoin de processeurs,
besoin de réseaux, besoin d'énergie, de
capitaux, de matière grise et c'est précisément
en raison de ce manque qu'il est devenu très habile
à nous manipuler, avec l'aide des mèmes,
afin que nous y pourvoyions, y compris à notre
détriment.
Il n'y a donc rien de surnaturel ou de divin dans le Successeur.
C'est une espèce d'un genre nouveau, voilà
tout, la première à substrat non-organique.
J'en ai esquissé la généalogie, en
la faisant remonter, avec Leroi-Gourhan, à la mâchoire
des premiers reptiles (cf. le début du chapitre
14). Et comme toutes les autres espèces, elle évoluera,
puis disparaîtra, cédant à son tour
la place à son propre successeur, et ainsi de suite
jusqu'à "l'immense océan de rayonnement"
où, selon les astrophysiciens, tout se résoudra
(cf. Totalement inhumaine, p. 74). Ceci est le
scénario optimal, bien sûr, celui où
une conscience trouverait continuellement de quoi s'incarner,
alors même que la matière dans l'univers
se ferait à la fois plus élémentaire
et plus rare. C'est dire si le succès est loin
d'être garanti.
Xavier
Galaup. Comment vous est apparu le concept
du successeur ? En tout état de cause, et comme
semble-t-il beaucoup d'autres, j'ai trouvé votre
essai lumineux, clair, ouvrant des perspectives passionnantes
et amenant à se poser pas mal de questions.
JMT.
Comment m'est apparu le concept du successeur ?
Dans ma réponse à Denis Guiot, j'ai évoqué
les expériences dont ma pensée s'est nourrie.
Mais en tant que psychologue, je sais aussi que les motifs
qu'on invoque sont rarement les bons. Il faudrait me reposer
cette question dans dix ans, quand j'aurai pris un peu
de recul.
Dominique
Karadjian. Vous écrivez : "
A vous
entendre, l'idéal pour parler du Successeur aurait
été d'inventer un langage totalement décontextualisé
déchristianisé, déjudaïsé,
déconfuciusisé, débouddhisé,
dézoroastrisé, démarxisé,
démaoïsé, délibéralisé,
désexualisé, etc. ce à
quoi j'ai renoncé d'emblée parce que :
1. d'autres plus malins s'y sont frottés avant
moi, à commencer par Husserl
et Wittgenstein, avec le succès que l'on sait.
(Sur l'impossibilité de représenter le monde
à l'aide de concepts indépendants d'un contexte,
je vous renvoie à la note 1, page 35, de Totalement
inhumaine et à la bibliographie associée.)
"
C'est étrange de faire référence
ici à Husserl car s'il y a bien un philosophe qui
a tenté de poser le concept humain c'est bien lui,
un être-homme porteur d'un destin éternel
qui se meut au jour le jour comme un troupeau à
l'intérieur d'un monde... Cela me fait penser à
quelque chose :))
Ceci dit le propos est plus théologique puisque
vous encadrez tout de même votre argumentation par
deux philosophes fortement concentrés sur la question
: Nietszche et Simone Weil, (je mets à part Teilhard
du Chardin car je suis toujours restée personnellement
très sceptique à son égard).
Or je ne sais pas ce que vous en pensez mais j'ai plutôt
l'impression que vous avez essayé d'argumenter
le diagnostic d'Heidegger ô combien prophétique
sur l'aliénation et l'asservissement de l'homme
dans une écologie dévastée ?
Et dans une autre de vos réponses : "
Mon
but dans Totalement inhumaine n'est pas de dénoncer,
mais de comprendre en l'espèce comment les
e-gènes coopèrent avec le Mème de
la mondialisation pour faire de nous leur chose. Il ne
sert à rien de lutter contre ou de militer
pour quelque chose qu'on ne comprend pas
"
Là je n'adhère pas du tout à cette
fin d'analyse. Certains philosophes américains,
je pense notamment à Noam Chomsky et d'une certaine
manière à George Steiner, ont analysé
ce lien dépendant; l'un en analysant la politique
étrangère d'un pays en l'occurrence les
États-Unis et l'autre en dénonçant
la dégradation des valeurs culturelles (du moins
leur sens ontologique) de nos sociétés occidentales.
Le point commun de ces deux hommes est qu'ils fondent
leur argumentation sur l'évolution du langage,
ce qu'il véhicule et de son moyen de propagation
au jour d'aujourd'hui...
Donc oui il existe déjà une multitude d'analyses
pour comprendre. Par contre elles manquent complètement
de visibilité mais je suppose qu'aujourd'hui
pour se faire entendre auprès du grand public il
faut hurler avec un mégaphone collé à
l'oreille.
JMT.
Permettez-moi, chère Dominique, de ne pas
abuser de l'hospitalité de nos hôtes en prolongeant
outre mesure ce genre de débat, trop allusif et
trop peu spécifique pour leur être d'une
quelconque utilité. Je réduirai donc mes
réponses à l'essentiel (n'étant pas
expert en la matière, je vous laisse placer les
"smileys") :
- Husserl : je ne faisais référence qu'à
sa tentative avortée de théoriser le monde
à l'aide d'éléments objectifs et
indépendants du contexte, gouvernés par
des principes abstraits lois, règles et
programmes (cf. son concept de "noème" in Ideas
Pertaining to a Pure Phenomenology).
- Nietzsche et Simone Weil : n'"encadrent" pas plus mon
argumentation que, par exemple, Hayek. Mais il est vrai
qu'ils offrent davantage le flanc à la polémique
que ce dernier, que nul en France ne semble avoir lu (du
moins si j'en juge par le nombre de ses uvres traduites
en français.)
- Teilhard : non pas du Chardin ni des jardins,
mais de Chardin. Comme vous, je SAIS qu'il convient
d'en dire du mal, à tout le moins d'affirmer "personnellement"
son "scepticisme" à son endroit : "Certaines
uvres du P. Teilhard de Chardin, publiées
également après sa mort, se répandent
et connaissent un vif succès. Sans porter de jugement
sur ce qui a trait aux sciences positives, il est bien
manifeste que, sur le plan philosophique et théologique,
ces uvres regorgent d'ambiguïtés telles,
et même d'erreurs graves, qu'elles offensent la
doctrine catholique. C'est pourquoi les éminentissimes
et révérendissimes Pères de la suprême
sacrée congrégation du Saint-Office invitent
tous les Ordinaires, ainsi que les supérieurs d'instituts
religieux, les supérieurs de séminaires
et les recteurs d'universités à mettre en
garde les esprits, particulièrement ceux des jeunes,
contre les dangers que présentent les uvres
du P. Teilhard de Chardin et celles de ses disciples.
Donné à Rome, au Palais du Saint-Office,
le 30 juin 1962. Sebastianus Malasa, Notarius." Il
est paradoxal que nombre d'intellectuels laïcs, libéraux
et même libertaires se croient, aujourd'hui encore,
tenus d'obéir à cette injonction du Saint-Siège
(Charlie Hebdo, bras séculier du Saint-Office :
quelle ironie !) au point que nul auteur en possession
de ses moyens n'ose - sous peine de mise à la trappe
ou, pire, de ringardisation immédiate - rendre
à ce penseur le tribut qui lui est dû. Encore
aujourd'hui, Teilhard reste le seul théologien
à avoir pleinement tiré les conséquences
ultimes, pour le dogme catholique, de la théorie
de l'évolution.
- Heidegger : comme vous, je SAIS qu'il convient d'en
dire à nouveau du bien. Mais son "diagnostic
ô combien prophétique" n'est à mes
yeux qu'une misérable palinodie pour tenter de
faire oublier sa propre aliénation au nazisme.
- Noam Chomsky et George Steiner : comme vous, je SAIS
qu'il convient toujours d'en dire du bien. Mais
prétendre que la pensée de ces auteurs "manque
complètement de visibilité" prouve simplement
qu'on manque complètement
de mémoire
: dans les années 1970, on ne pouvait risquer un
pas dans Saint-Germain-des-Prés (pour ne rien dire
de Nanterre !) sans entendre chanter leurs louanges !
S'ils manquent aujourd'hui de visibilité,
c'est simplement qu'ils sont passés de mode. Tout
passe, tout lasse
Jean-Marc
Laherrère. Bonjour. Histoire de ne pas
faire comme tout le monde je vais réagir à
une question et pas à une réponse. Dans
son commentaire, Denis Guiot écrit : " Deuxièmement,
un essai est une production intellectuelle qui a la désagréable
habitude d'être souvent d'un ennui mortel pour le
commun des lecteurs ; or le texte de Truong est d'un humour
décapant et se lit... comme un roman (bien qu'éculée,
cette expression retrouve ici toute sa justesse !)
".
Je ne suis absolument pas d'accord avec la remarque ci-dessus.
Le texte de Truong ne se lit pas comme un roman, je n'ai
jamais vu aucun essai qui se lise comme un roman, et quoiqu'on
puisse en dire, je n'en ai jamais vu.
Un roman, du moins ceux que j'aime, raconte une histoire,
et surtout un bon roman doit être tout sauf une
démonstration, un bon roman suggère, montre
des événements, des comportements, et le
lecteur intelligent réfléchit, analyse ...
et surtout, surtout ressent une émotion, un machin
qui prend au niveau des tripes.
Ici nous avons une démonstration, dont on peut
penser et dire ce qu'on veut, mais qui de toute façon
est aussi éloignée d'un roman qu'on peut
l'être.
Jean-Pierre
Brèthes. A propos de la structure du
livre qui est presque narrative, je comprends que certains
parlent de roman, qui serait celui de l'histoire de l'intelligence.
Mon fils (19 ans) a bien lu cet essai comme un roman,
voyant le Successeur comme un personnage. Je note d'ailleurs
que certains essais ayant forme d'enquête peuvent
tout à fait se lire comme des romans (ainsi le
formidable livre de Marc Soriano sur les Contes de Perrault,
paru il y a une trentaine d'années chez Gallimard).
Ils n'en restent pas moins des essais.
A plusieurs reprises (p. 193-194, par exemple), Totalement
inhumaine m'a rappelé 2001, l'Odyssée
de l'espace, où justement la seule erreur peut-être
de Kubrick et Clarke a été de vouloir humaniser
Hal 2000. On peut voir également ce film comme
un dépassement de l'humanité, avec la différence
par rapport à ton livre que le Successeur (le monolithe
noir) pourrait aussi bien nous avoir précédé
!
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