Totalement inhumaine
Débat avec les lecteurs
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mise à jour le 6/07/03

 

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Olivier Noël. Bonjour Jean-Michel. Je tiens à vous remercier pour votre essai, qui, s’il s’attire nombre d’objections, a le mérite immense de faire " penser " le lecteur, et qui contribue ainsi à cet état de méditation (de béatitude ?) que vous recommandez face aux turpitudes de la vie humaine, et qui semble si sage !! Je vous prie de me pardonner pour les interminables questions qui suivent…
Peter Sloterdijk, dans Règles pour le parc humain (Mille et une nuits ; 262) écrit ceci : " En utilisant les images puisées dans le répertoire thématique de la pastorale et de l’idylle, Heidegger évoque la mission de l’être humain, qui est l’essence de l’homme : garder l’Être et correspondre à l’Être. "
N’avez-vous pas fait de même avec Totalement inhumaine, c’est-à-dire — malgré vous peut-être - conférer une mission à l’humanité, qui serait similaire : l’homme comme berger de l’Être (lisez : berger de l’idée d’une autre conscience), en attendant la relève, le Successeur ?

JMT. J'ai suffisamment insisté dans Totalement inhumaine sur la manière dont des choses nous adviennent "à l'insu de notre plein gré" pour savoir que je n'échappe pas à la règle commune et que, "malgré moi peut-être", je peux avoir donné l'impression de "conférer une mission à l'humanité" alors que je croyais, en toute bonne foi, avoir simplement décrit, à la manière d'un entomologiste, ce qui lui arrivait avec le Successeur. Que dire de plus pour ma défense que ce que j'ai déjà répondu à ce sujet à Jean-Marc Laherrère ?

Olivier Noël. Pourquoi faire porter à l’humanité ce terrible fardeau, la perpétuation d’une conscience, au nom d’un idéal que vous avouez "esthétique" ? L’idée est magnifique, mais en nous désignant de la sorte, vous semblez vous faire prophète (ou "Zeus Pancreator" !)… L’ontologie se mue alors en téléologie, voire en eschatologie…

JMT. Je ne fais rien porter à l'humanité. Il se trouve que, jusqu'à preuve du contraire, elle seule dans l'univers possède une intelligence assez développée pour, volens nolens, donner naissance au Successeur. Lorsqu'en réponse à une question d'Anne Pambrun je dis que, pour des raison esthétiques, je préfère qu'il y ait dans l'univers une présence plutôt que rien, je n'exprime aucun "idéal", je ne fais qu'exprimer un goût personnel que je ne demande à personne de partager.

Olivier Noël. Peter Sloterdijk, toujours, cette fois dans La Domestication de l’Être (Mille et une nuits ; 296) dénonce : "[…] on n’a que trop tendance à penser l’évolution comme une sorte de divinité qui aurait produit ses résultats selon un plan général à long terme établi antérieurement — d’une certaine manière, par la ruse de la raison produisant la mutation et la sélection."

JMT. Ce passage de Sloterdijk illustre bien le problème auquel sont constamment confrontés les auteurs — y compris, comme dans son cas, les plus prestigieux — lorsqu'ils se risquent à explorer les frontières de l'humain, et les ruses auxquelles ils sont contraints de recourir pour parvenir à leurs fins : pour éviter le procès en hérésie toujours pendant — comme en témoignent, pardonnez-moi cher Olivier, vos propres soupçons — ils se croient tenus de donner des gages de leur orthodoxie, en exagérant s'il le faut les points de vue dont ils entendent se distancer. Car qui diable peut bien être ce "on" qui n'aurait, à en croire Sloterdijk, "que trop tendance à penser l’évolution comme une sorte de divinité qui aurait produit ses résultats selon un plan général à long terme établi antérieurement …" ? Quel scientifique a jamais, aux heures les plus sombres du darwinisme idéologique, et dans les accès les plus violents du delirium tremens, professé ne fût-ce que l'ombre de pareille ineptie ? L'homme de la rue, peut-être… et encore : même l'homme de la rue a été à l'école ! En réalité, Sloterdijk sait parfaitement que ce "on" n'existe pas — pas plus d'ailleurs que l'opinion qu'il lui prête — mais il sait aussi que sans cette concession destinée à apaiser les inquisiteurs de tous poils qui le guettent au tournant, il ne pourra pas avancer les thèses auxquelles il tient. En termes de vénerie, cela s'appelle donner le change : lancer les chiens sur une fausse voie pour sauver sa propre tranquillité.

Olivier Noël. De manière plus générale, est-ce que le vocabulaire — et les métaphores et métonymies — employé, appartenant à l’humain (filiation, ruses, etc…) ou au religieux (cela a déjà été évoqué) ne nuit pas à votre propos ? Pourquoi n’avoir pas utilisé des termes plus "neutres" (je propose, dans mon article, le terme de "déhiscence"), plus proches de "l’inhumain" ? Et pourquoi, connaissant ce danger rhétorique, avoir choisi délibérément de présenter l’apparition du Successeur comme le projet — que vous dites pourtant indépendant de toute volonté — fomenté par des "mèmes", et ainsi provoquer maint contresens ?

JMT. Je me suis longuement expliqué sur ces points avec Anne Pambrun. Il n'existe aucune manière de parler du Successeur — pas plus que de n'importe quel être vivant — sans risquer un procès en téléologie. Ce qui a de tous temps conduit les biologistes — de Darwin à Maynard Smith en passant par Mayr, Jacob et Dawkins — à multiplier précautions de langage, avertissements et palinodies, en pure perte d'ailleurs, puisqu'il se trouve toujours quelqu'un pour en soupçonner la sincérité.
Quant à "déhiscence", je ne me suis même pas posé la question. "Déhiscence" ? Pas de ça chez moi, jeune homme ! Il y a des endroits pour ça ! Mais je vous promets d'y repenser le jour où je me déciderai à entreprendre le premier traité de biologie des artefacts. Mais ce sera pour un autre public, car je ne suis pas sûr que celui de Totalement inhumaine appréciera.

Olivier Noël. Comment vous situez-vous par rapport à l’homme, votre espèce ? Êtes-vous un "anti-humaniste" ? Un "immoraliste" ? Un "hypermoraliste" ? Autrement dit, qu’est-ce qui, dans votre essai, pourrait influencer nos actes ? On en revient au débat autour de Platon et de son (prétendu) mépris du monde physique (la primauté de l’idée sur le sensible)…N’est-ce pas là une négation de l’homme en tant qu’être en devenir ?

JMT. Qu'il soit bien clair une fois pour toutes que Totalement inhumaine n'appelle à aucun passage à l'acte. Bien au contraire, il invite à la retenue, en faveur d'une réflexion sur l'humain qui tienne enfin compte des deux découvertes majeures du 20ème siècle, savoir l'irrésiliable alliance, en dépit de toutes les pédagogies des humanistes, de l'intelligence humaine et du mal, et d'autre part, son divorce non moins irrévocable — par les bons offices du génie génétique et de l'intelligence artificielle — d'avec le corps humain. Est-ce être "anti-humaniste", " immoraliste " ou " hypermoraliste " ? Peu me chaut. Je laisse à ceux que cela amuse le soin d'en décider.

Olivier Noël. La thèse exposée — le Successeur plutôt que rien et plutôt que l’homme — n’est-elle pas finalement votre réponse personnelle au nihilisme contemporain ? La mort de Dieu proclamée par Nietzsche a entraîné comme prévu une perte de repères. Or, avec le Successeur, vous redonnez à l’humanité — et à vous-même — une raison d’être. Mais vous excluez l’homme de son avenir : "l’amour du plus lointain" de Nietzsche ne suppose-t-il pas que ce lointain concerne en premier chef l’humanité elle-même ?

JMT. Ce n'est pas moi qui exclue l'homme de son avenir, c'est, pardonnez-moi de me répéter, le second principe de la thermodynamique. L'homme n'a aucun avenir dans un milieu dépourvu des matières premières dont il est fait, point. Dans le lointain, il faut s'en faire une raison, il n'y a pas de place pour lui.
Ce qui m'amène à rectifier votre reformulation de ma thèse : "le Successeur plutôt que rien…", oui, "…et plutôt que l’homme", non, car cette tournure implique que quelqu'un — sous-entendu l'auteur — choisit le Successeur contre l'homme. Comme son nom l'indique, le Successeur vient après l'homme, non comme une alternative — il n'y a aucun choix, l'homme n'est plus — , mais comme… celui qui, tout simplement, se trouve encore là quand l'autre a disparu.
Quant à la "raison d'être" que nous redonnerait le Successeur, j'ai dit à quel point elle était illusoire.

Olivier Noël. Comme vous le rappelez en réponse à D. Coulon, la "conscience" n’est pas l’apanage de l’homme : c’est "de la matière inerte en attente de configuration". Soit. Mais vous semblez amalgamer "conscience" et "intelligence". La découverte du "monde" (ce que Peter Sloterdijk oppose à "l’environnement") par l’animal et celle de sa propre finitude n’est-elle pas la définition même de la conscience ? Tout animal est plus ou moins intelligent, mais jusqu’à preuve du contraire, aucun n’est (à notre connaissance) doué de "conscience" dans cette acception. Un Successeur "intelligent" mais non "conscient" - comme une communauté de fourmis par exemple — vaut-il vraiment la peine que l’on se sacrifie ? Ou simplement que l’on rêve de son avènement ?

JMT. Si j'use souvent de "conscience" et d'"intelligence" comme de synonymes, c'est qu'en effet, selon ma vision, elles sont une seule et même chose : toutes deux sont des propriétés de la matière qui émergent à des stades différents d'organisation de cette dernière, la conscience d'abord, l'intelligence ensuite. On pourrait ainsi parler successivement de matière en phase inerte, en phase consciente et en phase intelligente, comme on parle d'eau en phase gazeuse, liquide ou solide. On sait depuis Piaget que la conscience est la condition de possibilité de l'intelligence. C'est, au stade le plus primitif, la conscience de ce qui n'est pas soi, dont on trouve un précurseur dans les systèmes immunitaires des plantes et des animaux. Puis la conscience évolue, par paliers, jusqu'à devenir la conscience réflexive et ce qu'il est convenu d'appeler l'intelligence. On sait, par les travaux d'Edelman (voir la bibliographie de Totalement inhumaine) que le support physique de cette conscience réside dans les faisceaux neuronaux réentrants, qui lient entre elles les différentes structures du cerveau et permettent leur synchronisation. Tout ceci est donc parfaitement compatible avec des consciences animales, et aussi, contrairement à ce que vous pensez, avec une conscience du Successeur, dont les réseaux sont, par construction, réentrants.

Olivier Noël. Considérons le Successeur comme "conscient" cette fois. Cette question nécessite un "léger" développement. Votre postulat de départ est que l’homme, depuis Auschwitz et Hiroshima, est définitivement condamné à détruire : il est donc un mauvais support. Vous proposez alors autre chose, un nouveau paradigme sur lequel reporter nos espoirs de paix et de vérité (vous dites que vous ne faites que le décrire, tandis que votre texte s’acharne à lui donner un sens). Mais, on est en droit de se demander en premier lieu pourquoi l’homme est si peu capable de concorde et de conscience écologique. En d’autres termes, il serait bon d’étudier la "généalogie du mal". Or tout laisse penser que les racines du mal remontent à "l’acquisition" de la conscience, que le libre arbitre, base de cette conscience, a engendré immédiatement la faculté à faire autre chose que ce qui est bon pour l’espèce, pour l’individu ou autre chose. Avec la conscience, l’homme ne s’est pas seulement découvert un "monde" mais il s’est découvert le moyen d’agir sur ce monde, ou de le détruire. Il convient de préciser que ce que je nomme la "décadence" naît plus du conflit survenu entre la conscience et le déterminé (instincts, génétique, etc.), dont Platon avait eu l’intuition et que Freud développa d’une autre manière (conscient/inconscient).
On peut donc penser que l’homme s’est condamné dès qu’il a existé, et qu’Auschwitz n’est que le sommet provisoire d’une décadence intrinsèque à la conscience : Nietzsche a appelé cela "l’éternel retour" et la "volonté de puissance". Cette thèse est lourde de conséquences. Si le concept même de conscience — indépendamment de son support — contient en lui la "décadence", la faculté de détruire, de faire le "mal" ("l’homme, malade de lui-même" dans Généalogie de la morale), cela implique que votre Successeur est alors condamné à reproduire nos erreurs ou à en commettre d’autres, peut-être pires ! Car de même que notre conscience est en conflit perpétuel avec nos déterminismes, votre Successeur devra lutter contre les siens propres — des "e-gènes", tiens tiens…
Qu’est-ce qui vous fait penser que le Successeur, qui n’atteindra cet état de "conscience" qu’à condition d’abandonner le strict déterminisme et donc d’acquérir le libre arbitre, sera à l’abri de cette décadence ? N’était-ce pas là un sujet majeur de Reproduction interdite (le retour du pire) ?

JMT. Votre raisonnement ne tient pas car vous partez du mauvais postulat, selon lequel "l’homme, depuis Auschwitz et Hiroshima, [serait] définitivement condamné à détruire". Je répète : ce qui "condamne" l'homme, ce n'est pas Auschwitz et Hiroshima, c'est le second principe de la thermodynamique. Nos crimes appellent certes une condamnation morale, mais n'obèrent en rien nos chances de survie. On pourrait même dire qu'au contraire, notre capacité à tuer est une condition de possibilité de notre réussite. C'est en raison de son seul caractère biodégradable que l'homme est un mauvais véhicule pour la conscience.
Quant à entreprendre comme vous le suggérez une "généalogie du mal", ce serait en effet une entreprise éminemment salutaire. A condition de la faire jusqu'au bout, et de ne pas s'arrêter en chemin là où cela nous arrange. Car s'il fallait désigner une origine au mal, il faudrait au minimum remonter à l'apparition des structures limbiques — responsables de nos pulsions vitales de base — c'est-à-dire au cerveau des premiers reptiles, toujours enchâssé, telle une relique qui n'aurait rien perdu de ses pouvoirs primitifs, au plus profond de nos cerveaux d'hommes civilisés. Le meurtre était là en puissance bien avant la conscience.
Ce n'est donc pas la conscience de l'homme qu'il faut incriminer, mais son corps. Ce corps dont, précisément, le Successeur se défait peu à peu sous nos yeux, comme le serpent de sa mue.
Cela n'empêchera certes pas le Successeur de connaître des conflits avec lui-même, et c'est même là, comme je l'ai écris dans Totalement inhumaine (p.71) une des conditions de sa survie.

Olivier Noël. Vous décrivez la généalogie du Successeur comme celle d’un "artefact sans artiste". Comme l’apparition de l’homme en somme. En fait vous séparez le Successeur de l’homme, mais dans le même temps vous démontrez que sa formation ressemble fortement à celle du marché et a fortiori du cerveau humain (une "configuration" similaire). Finalement, et considérant mes questions précédentes, ne trouvez-vous pas cette intelligence un peu "trop humaine" ?

JMT. C'est tout le contraire. Ce qu'a, le premier, montré Frédéric Hayek — et qu'ont prouvé après lui les pionniers du connexionisme en construisant des réseaux de neurones artificiels — c'est qu'un ordre est susceptible d'émerger de manière spontanée de l'interaction d'un grand nombre d'agents inintelligents et sous-informés, tels les acheteurs et vendeurs sur un marché, ou les neurones d'un cerveau. J'ai consacré à cette question tout le chapitre 9 de Totalement inhumaine. Depuis cette découverte et les confirmations que n'ont cessé de lui apporter les neurosciences, nous sommes bien forcés de reconnaître que ce que nous chérissions le plus — l'art, la science, la littérature, la musique, bref, les plus hautes manifestations de l'esprit humain — émane en réalité du jeu chaotique d'une coalition de processeurs parfaitement idiots. Ce que nous tenions pour le plus humain était en réalité d'essence totalement inhumaine.

Jean-Pierre Planque. J'avoue ma totale incompétence en matière d'intelligence artificielle... Le monde décrit par Jean-Michel Truong est tout simplement effrayant. Son analyse n'en est pas moins brillante et conforte un grand nombre d'articles parus dans Le Monde diplomatique concernant les dangers de ce que l'on a baptisé "La mondialisation" ou "l'ultra-libéralisme". Dans le domaine de la Science-Fiction, nous avions lu la série F.A.U.S.T de Serge Lehman (qui avouait avoir lu les écrits de Viviane Forester après coup), mais force est de reconnaître que Jean-Michel Truong va beaucoup plus loin. Il sait de quoi il parle. Son analyse (sa démonstration) laisse peu de place à la critique. C'est scientifique, c'est froid, c'est lointain (comme une certaine SF) et la conclusion résonne comme une fatalité : le piège du raisonnement claque comme une belle machinerie. Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?
L'âme ? La possibilité pour l'individu de développer sa conscience ? Il faudrait peut-être prendre en compte cette éventualité car il arrive que la science rencontre la spiritualité... C'est vrai qu'il n'est même plus question de science, mais de technologie, de rouleau compresseur qui avance inexorablement. L'intelligence n'est pas la conscience. Un autre monde est possible et j'encourage le citoyen moyen qui pourrait se sentir totalement dépassé à lire Sri Aurobindo ou Satprem ("Le Mental des cellules", "La Genèse du surhomme", "Sri Aurobindo ou l'aventure de la conscience").
Ils ont parlé de "L'Homme après l'homme" (voir le film) bien avant que les computers envahissent la planète, avant la mondialisation et la nouvelle économie. Eux aussi ont parlé de l'espèce "supramentale" qui n'aurait plus rien à voir avec l'homme actuel. Simplement, selon Sri Aurobindo, l'évolution ça se passe dans le corps, dans les cellules, pas dans le mental. Le travail essentiel commencé à Auroville a-t-il échoué ? Devons-nous nous résigner à subir le règne du complet-cravate ?
Être Soi, vivre ici et maintenant. Au niveau individuel, c'est possible, mais c'est vrai qu'il faut avoir le courage de se regarder en face et de "désapprendre".

Sylvain Fontaine. Je trouve que le monde des sciences " dures " prend une drôle de pente, de nos jours. D’abord on voit constamment des représentants de ces sciences, mathématiques ou biologie, par exemple, pérorer en toute incompétence sur les domaines traditionnellement dévolus aux sciences humaines. Par exemple Dawkins, qui fort de sa compétence en biologie se met à extrapoler sur le psychisme et la société, avec sa théorie des mèmes. Ou tel chercheur en écologie qui commence à appliquer ses modèles d’analyse des populations de bactéries aux organisations humaines...Généralement, on voit le darwinisme social se profiler à la lisière de ces fumisteries...
Parallèlement cette sphère techno-scientifique me semble prise d’une sorte d’hystérie, ne concevant plus de limites sérieuses à son pouvoir : sur le site KurzweilAI.net, par exemple, on se demande sérieusement ce que ça fera d’être immortel, ou s’il est possible de télécharger un esprit humain !
Il me semble donc qu’à côté de la recherche aveugle du profit si souvent dénoncée, on pourrait mettre une sorte de brutalité scientiste au rang des phénomènes contemporains destructeurs de civilisation.
Vous qui fréquentez cette sphère, qu’en pensez-vous ?

JMT. Les errements tout à fait réels que vous signalez sont regrettables mais inévitables et même nécessaires. Car comment rendre compte de l'humain dans sa totalité – de l'humain comme totalité – sans faire sauter les cloisonnements traditionnels des disciplines ? Un spécialiste du cerveau se doit aujourd'hui d'être versé en linguistique, un psychiatre en sociologie, un informaticien en génétique… Cela ne va pas sans risques, pour le chercheur s'aventurant hors de sa paroisse — qui s'expose à la réprobation de ses pairs et à la défiance du public — comme pour les disciplines concernées — qui semblent, au début du moins, se corrompre.
Dawkins est de ces "métis" transdisciplinaires. Il peut parfois irriter, mais ses idées ont déjà suscité tout un courant de travaux dans les sciences humaines, et renouvelé les approches de politologues, de sociologues, de linguistes dans l'étude de la formation et de la manipulation des opinions et des rumeurs, et plus généralement dans celles des phénomènes culturels. Pour vous en faire une idée, voyez le site du Journal of Memetics :
www.cpm.mmu.ac.uk/jom-emit/overview.html

Claude Mesplède. Jean-Michel Truong écrit : "Il n'y a pas plus à se "positionner" pour ou contre le Successeur et ses effets sur nos modes d'organisation que pour ou contre la gravitation universelle. Mon but dans Totalement inhumaine n'est pas de dénoncer, mais de comprendre — en l'espèce comment les e-gènes coopèrent avec le Mème de la mondialisation pour faire de nous leur chose. Il ne sert à rien de lutter contre — ou de militer pour — quelque chose qu'on ne comprend pas. On ne s'expose ainsi qu'à aggraver les choses. Le premier réflexe d'un militant, de quelque cause que ce soit, devrait être non de descendre dans la rue, mais de s'enfermer dans sa bibliothèque et de méditer."
Sur le plan du raisonnement formel, cette opinion qui relève apparemment de la sagesse, revient pourtant comme tant d'autres professées depuis des lustres à nous confiner dans l'inaction et la passivité sous couvert d'une réflexion en chambre. Allez donc expliquer à un licencié de chez Lu, AOM ou encore Mark et Spencer qu'il doit rester enfermé chez lui à méditer sur je ne sais trop quel fumeux avenir en attendant de retrouver un emploi et de survivre avec sa famille. Il me semble que la réflexion n'est utile que si elle peut servir à promouvoir l'action pour tenter de modifier le monde, le rendre chaque jour plus humain, plus solidaire. M. Truong, dans une de ses réponses, indique qu'il sait que son livre mettra en colère les humanistes. Il a parfaitement réussi avec moi.
Outre ces propos, je tiens à ajouter que ce qui me gêne aussi dans ce débat sur la nature humaine et son devenir, sont les commentaires laudatifs qui semblent presque tous abonder dans le sens de l'auteur. Je décèle pourtant dans cet essai un certain mépris de l'être humain et ce n'est pas en disant qu'on peut trouver divers exemples sur le comportement négatif des hommes qu'on peut le justifier. C'est un peu trop facile à mon goût.

JMT. N'étant pas — et je suis tout disposé à réparer cet oubli — parmi les destinataires de la pré-édition, comment avez-vous pu déceler "un certain mépris de l'être humain" dans ce livre que vous n'avez pas lu ? Et si vous ne l'avez pas lu, comment pouvez-vous savoir si "les commentaires laudatifs" de ceux de vos collègues qui l'ont fait, sont appropriés ou non ?
Mais laissons là ces arguments qui fleurent, j'en conviens, la polémique facile. "On" vous aura dit ce qu'il fallait penser de ce livre, et comme vous n'aviez aucune raison de suspecter celui ou celle qui vous disait cela, vous l'avez répété en toute bonne foi, ainsi vont les rumeurs depuis que le monde est monde et que l'homme a renoncé à user de son propre jugement. Fair enough.
En revanche, je ne peux pas ne pas réagir à vos deux dernières phrases. Auschwitz et Hiroshima, des comportements négatifs ? Le Goulag, le Laogai, l'agent orange au Vietnam, les massacres du Rwanda, les charniers de Bosnie, la famine organisée des enfants irakiens… rien de plus, à vous entendre, que "divers exemples" de comportements négatifs ? Il me semble déceler dans vos euphémismes comme un écho de la grande clameur révisionniste, l'appel universel à l'amnistie, qui voudrait en Allemagne qu'on tire un trait sur l'Holocauste — ce détail de l'Histoire — , en France sur la torture en Algérie, au Japon sur le massacre de Nankin et les expérimentations humaines de Mandchourie — déjà requalifiés en incidents dans les livres d'histoire nippons —, aux États-Unis sur le Vietnam, le Chili et le Guatemala, en Chine sur Tiananmen, à droite sur les atrocités des nazis et de leurs collabos, à gauche sur les saloperies des communistes, au Vatican sur la lâcheté de ses pontifes et à Saint-Germain-des-Prés sur l'aveuglement de ses intellectuels : Allez, puisqu'on vous dit qu'on se repent ! J'absoudrais vos turpitudes et vous pardonneriez mes ignominies, on oublierait tout, et surtout, surtout, on réécrirait les manuels scolaires. Pour que nul Truong plus jamais ne nous méprise

Claude Mesplède. "N'étant pas — et je suis tout disposé à réparer cet oubli — parmi les destinataires de la pré-édition, comment avez-vous pu déceler "un certain mépris de l'être humain" dans ce livre que vous n'avez pas lu ? Et si vous ne l'avez pas lu, comment pouvez-vous savoir si "les commentaires laudatifs" de ceux de vos collègues qui l'ont fait, sont appropriés ou non ?"
Je n'ai pas lu votre livre mais j'ai tout de même pris la peine de lire vos réponses aux questions posées par ceux-là même qui ont accepté de le lire. C'est à partir de ces réponse - et non pas comme vous le supposez - par personne interposée, que j'ai eu l'impression d'un certain mépris pour l'être humain et un goût pour l'élitisme. Si ce n'est pas le cas, j'ai mal interprété certaines de vos réponses.
"Mais laissons là ces arguments qui fleurent, j'en conviens, la polémique facile. "On" vous aura dit ce qu'il fallait penser de ce livre, et comme vous n'aviez aucune raison de suspecter celui ou celle qui vous disait cela, vous l'avez répété en toute bonne foi, ainsi vont les rumeurs depuis que le monde est monde et que l'homme a renoncé à user de son propre jugement. Fair enough."
Cela tendrait à justifier ce que je disais plus haut. Vous extrapolez en me considérant comme un perroquet qui répète bêtement ce qu'on lui a dit sans concevoir une seconde que je puisse moi aussi avoir le droit et la possibilité de pouvoir réfléchir par moi-même comme vous le faites et recommandez de le faire. Croyez bien que j'ai réfléchi avant d'écrire ce que j'ai écrit.
"En revanche, je ne peux pas ne pas réagir à vos deux dernières phrases. Auschwitz et Hiroshima, des comportements négatifs ? Le Goulag, le Laogai, l'agent orange au Vietnam, les massacres du Rwanda, les charniers de Bosnie, la famine organisée des enfants irakiens : rien de plus, à vous entendre, que "divers exemples" de comportements négatifs ? Il me semble déceler dans vos euphémismes comme un écho de la grande clameur révisionniste…"
Là c'est le bouquet. Après avoir suggéré qu'on m'avait soufflé les phrases que j'ai écrites, voilà que je me retrouve accusé de révisionnisme. Et pourquoi pas militant du Front National tant que vous y êtes.
Bien sûr que je condamne comme vous l'Holocauste et tous les massacres que vous citez. Je sais que l'Homme n'est pas foncièrement bon. Mais ces raisons ne sont pas suffisantes pour me conduire à désespérer du monde. Je ne veux pas devenir un égoiste ni une autruche, encore moins à mépriser la majorité de mes semblables.

JMT. Pardonnez-moi de m'être livré à ce petit subterfuge à visée pédagogique. Car bien entendu, les traits venimeux qui à juste titre provoquent votre indignation n'étaient destinés qu'à vous faire comprendre ma réaction à vos propres propos me concernant.
Détaillons un peu le procédé dont j'ai usé à votre encontre : précisons d'abord que je ne sais rien de vous, de votre personnalité, de votre histoire, de vos opinions, de vos engagements, de vos luttes peut-être. Pourtant, abusant de purs artifices rhétoriques — que vous analysez fort bien : insinuations, amalgames, extrapolations sans fondements, etc… — je vais réussir en quelques lignes à jeter le soupçon sur tout ça : d'abord, en suggérant que vous manqueriez de probité intellectuelle, et en vous faisant passer pour quelqu'un tout juste bon à répéter les opinions d'autrui. Puis, prenant prétexte d'une expression parfaitement innocente — "comportements négatifs" — à laquelle je vais m'attacher à donner un sens qu'elle n'a pas, je fais donner les grandes orgues : à grands renforts de trémolos, je convoque Hiroshima et le Goulag, pour insinuer — je répète que je ne sais strictement rien de vous — pour insinuer, donc, par des mots soigneusement choisis pour leur charge sémantique, que vous ne seriez, au fond, qu'une sorte de Faurisson ("la grande clameur révisionniste") et même, pendant que j'y suis, un crypto-Le Pen ("ce détail de l'Histoire"), parfaitement insensible aux grands malheurs de l'humanité.
Le procédé est, bien sûr, inadmissible. En quelques lignes, je vous cause une grande injustice, d'autant plus grande que je sais que plusieurs centaines de lecteurs en auront connaissance, qu'à l'occasion ils répéteront ces propos, et que vous n'avez aucun moyen de vous défendre. Car que faire ? Crier votre indignation, style "Là c'est le bouquet !" ? Dérisoire. Publier une profession de foi sur le thème "Bien sûr que je condamne comme vous l'Holocauste et tous les massacres que vous citez" ? Personne ne vous croira. Etaler en public vos états de services, façon "Je milite au MRAP depuis vingt ans " ou "J'ai fait trois mois de taule pour avoir manifesté contre la torture en Algérie" ? Vous êtes bien trop pudique pour cela. En fait, vous êtes cuit. Dorénavant, chaque mot que vous prononcerez pour tenter de vous disculper se retournera contre vous. Un mème est né, il va faire son chemin, trouver toujours plus de cerveaux à infecter, et contre ce genre d'infection il n'y a pas d'antibiotique.
Pourquoi n'ai-je pas dit tout cela en premier lieu, en réponse à vos propos initiaux ? Pourquoi n'ai-je pas de suite expliqué ce qu'il y avait d'odieux à faire donner le "licencié de chez Lu, AOM ou encore Mark et Spencer" dans un débat portant sur l'emprise des technologies sur le destin humain, et ce qu'il y avait d'injuste à fustiger mon "mépris de l'être humain", alors que vous ne savez rien de ma vie privée, de mes engagements passés et présents, de ce que je fais de mon temps libre, ou de mon argent… ? Pourquoi ? Parce que vous n'auriez pas compris. En fait, vous n'auriez même pas entendu.
Il fallait d'abord que vous éprouviez ce que j'ai moi-même éprouvé.
Maintenant, vous comprenez.

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