Sylvain
Fontaine.
A Denis Guiot vous avez répondu : " C'est à
cette époque que s'est formée en moi la
vision d'une humanité poussée par ses outils
dans ses retranchements ultimes, et la conviction que
l'humain, c'est ce qui restera quand la technique aura
"tout imité en mieux". C'est précisément
ce solde inimitable qu'il nous faut préserver à
tout prix si nous entendons demeurer humains."
Alors ce solde inimitable, quel est-il ? Qu'est-ce
qui est spécifiquement humain ?
JMT.
C'est toute la question qui nous est aujourd'hui posée
par les technologies du dépassement de l'homme
génie génétique et intelligence
artificielle. Tandis que l'une nous démontre que
l'homme ne peut plus être défini par ses
caractéristiques corporelles, bientôt reproductibles
à la chaîne, l'autre attaque l'homme dans
ses retranchements intellectuels, en prouvant que des
facultés comme le raisonnement, la reconnaissance
de formes et la compréhension du langage sont à
la portée des machines. Que nous restera-t-il,
demandait Leroi-Gourhan, quand les machines auront tout
imité en mieux ? Peu. Mais en ce peu se résumera
bien l'homme, tout l'homme, rien que l'homme. L'essence
de l'homme.
Il est trop tôt bien sûr pour être plus
spécifique, et dire ce que sera ce reliquat en
quoi se résumera l'humain au sortir de cette distillation.
On s'expose, sitôt désigné cet ultime
réduit, à être démenti par
une soudaine intrusion de la machine. Personnellement,
je parierais volontiers que ce dernier bastion sera dans
l'ordre du relationnel. Appelez ça empathie
ou compassion, selon que vous êtes orienté
psychologie ou spiritualité. Le facteur qui prend
le temps de s'enquérir de la poussée des
dents du petit dernier, la puéricultrice qui console
un enfant dans la cour de récréation, l'infirmière
des soins palliatifs qui caresse une dernière fois
la main de son malade mourant accomplissent des fonctions
particulièrement difficiles à imiter pour
une machine. Sans le savoir, ils résistent
très efficacement aux poussées du Successeur.
Denis
Guiot. Je voudrais juste apporter une petite
contribution SF à l'échange ci-dessus :
- Dans une conférence prononcée en 1979
(incluse dans le recueil "Le crâne" en Présence
du Futur, Denoël), Philip K. Dick reconnaissait :
"Les deux thèmes fondamentaux qui me fascinent
sont : Qu'est-ce-que la réalité ? Et : Qu'est-ce
qui constitue un être humain authentique ?".
- Dans "Les androïdes rêvent-ils de moutons
électriques ?" (1968, porté à l'écran
par Ridley Scott en 1982 sous le titre "Blade Runner"),
les chasseurs d'androïdes - comme le héros
Rick Deckard - utilisent effectivement l'empathie pour
faire la différence entre les humains et les androïdes
(appelés réplicants dans le film), grâce
au "test Voigt-Kampff". Les réponses des androïdes
se caractérisent en effet par une coube plate,
trahissant l'aplatissement des affects, l'absence d'empathie
et l'atrophie des facultés affectives. Mais ...
un schizophrène donne le même type de réponse
!
David
Strainchamps. En faisant quelques recherches
sur l'IA sur internet je suis tombé sur le site
suivant http://www.automates-intelligents.com/ . Ils ont
un magazine par mail très intéressant dont
dans le dernier un éditorial qui part des découvertes
de Darwin jusqu'à l'avenir de l'IA. Je vous recommande
ce magazine. L'idée principale qui m'a frappé
était que tout est gouverné par le hasard.
Depuis Monod avec Le Hasard et la nécessité,
depuis Darwin on sait que le moteur de l'évolution
est le hasard. Je pense que ça rejoint Truong.
Il n'y a donc pas d'histoire de volonté que cela
plaise ou non.
Cela c'est la théorie. Que maintenant, pragmatiquement,
localement on puisse penser qu'il faille agir dans un
sens ou dans un autre, ne permet pas de changer le cours
des choses. Je comprends le mécontentement de M.
Mesplede, nos colères devant le poste que d'autres
essaie de mener dans la rue pour faire infléchir
ceux qui ont beaucoup de pouvoir sur les choses... Mais
je crois que ces derniers ne savent même pas ce
qu'ils font. Ils sont pris dans un processus qu'ils n'analysent
pas, le mème de la mondialisation. D'ailleurs la
plupart des gens ont des idées sur le monde, je
dis bien des idées et non des connaissances, et
ils sont gouvernés par ces idées ou mèmes
si vous voulez les appeler ainsi. Je vous conseille à
tous la lecture de Krishnamurti Se libérer du
connu et peut-être comprendrez-vous combien
tout le mal vient de ce que nous croyons être et
que le vrai savoir est loin de nous. Sur ces paroles d'un
jeune qui n'a peut-être rien compris.
Je pense en effet qu'il faudrait mieux essayer de comprendre
comment le hasard nous gouverne plutôt que de lutter
contre !
Pour finir je voulais dire que Truong et ses idées
semblent assez répandues dans le milieu de l'IA
gouverné par ce mème qu'il faut créer
un intelligence douée de hasard.....
Jean-Pierre
Brethes. Après ces quatre jours de lectures
diverses et divergentes, que dire qui n'a pas été
dit, surtout quand on se sent faire partie du cheptel
défini par Jean-Michel Truong ? J'ai lu le livre
comme un ouvrage de philosophie (mais utilisant un grand
nombre de disciplines, d'où sa complexité).
Qu'en ai-je conclu ? Que Jean-Michel Truong ne cherche
pas à séduire, ni à nous tromper,
ni à nous faire espérer des lendemains radieux.
Son analyse "historique" de l'invasion technologique qui
commence avec le premier "outil" et continue aujourd'hui
de façon sournoise et sophistiquée m'a paru
pertinente. Son développement actuel est devenu
imprévisible pour le commun des mortels, mais je
veux bien croire que quelques spécialistes comme
Jean-Michel Truong arrivent à le suivre (j'ai pensé
au film de Siegel : "L'invasion des profanateurs de sépulture").
Le "cheptel" reste à l'écart ou, au mieux,
n'en utilise que quelques potentialités, qui constituent
selon l'auteur des "stupéfiants réels ou
virtuels" l'abrutissant.
La question principale qu'on se pose, après la
lecture du livre, est me semble-t-il : qu'est-ce que l'être
humain ? Qu'a-t-il fait de son intelligence ? Il est vrai
que les grands massacres du 20ème siècle
(directement issus des progrès de la technologie
comme Auschwitz, Hiroshima, le Goulag, le Rwanda, ou plus
souterrains comme les famines dans le Tiers monde ou la
pandémie sidéenne) tendraient à prouver
que l'homme est intrinsèquement mauvais (exit
Rousseau) et n'a que très peu (voire pas) évolué
depuis son arrivée sur terre. D'une certaine façon,
la mondialisation actuelle, nouvelle (?) mutation du capitalisme
issu de la Révolution industrielle, et le libéralisme
"sauvage" (comme s'il pouvait ne pas l'être) qui
la justifie, sont analysés comme des victoires
du Successeur par Jean-Michel Truong. Est-ce à
dire que la liberté humaine n'existe pas et que
nous sommes gouvernés uniquement par le hasard
et la nécessité, comme Monod l'avait si
bien décelé il y a quarante ans ? Dans ce
cas, n'en est-il pas de même du Successeur ?
Et de ce point de vue, l'homme était-il condamné
dès l'origine à n'être que l'hôte
du Successeur qu'annonce Jean-Michel Truong ?
JMT.
Comme l'ont très bien noté les
intervenants précédents, l'avènement
du Successeur pose avec une acuité renouvelée
le problème de la liberté et de la responsabilité
humaines. Ainsi
que je l'ai dit ailleurs dans une interview
à Frédéric Grolleau : "il
est temps que nous en finissions avec lidée
dune liberté totale : nous ne sommes
libres que dans le cadre de ce que permettent les lois
de la physique. Nous pouvons ruser avec elles comme
avions et fusées rusent avec les lois de la gravité
et ainsi exploiter au maximum lespace de
liberté quelles nous laissent, mais celui-ci
nest pas infini. Au fond, je ne fais que poser lantique
question des philosophes : que nous est-il permis
despérer ?"
Dans la mesure où nous ne sommes pas totalement
libres, nous ne pouvons prétendre à la pleine
responsabilité ni d'ailleurs tenir quiconque
pour pleinement responsable de ce qui advient : il est
tout aussi illusoire de croire en la possibilité,
pour des volontés individuelles, d'intervenir dans
le développement du Successeur, qu'il est injuste
d'incriminer tel responsable ou classe de responsables
que ce soit le gouvernement, les Imbus ou les "gnomes
de Francfort". Dans le système de forces impersonnelles
qui propulse le Successeur, tous, oppresseurs et opprimés,
sont autant agis qu'ils n'agissent. Tous,
oppresseurs et opprimés, sont également
sa chose. Mais il serait tout aussi faux d'imputer
une quelconque volonté au Successeur lui-même,
pris, tout comme nous, dans ce champ de forces aveugles
et impersonnelles.
Tout ce que nous pouvons espérer, c'est de découvrir
un moyen de ruser avec ces forces, tout comme nous le
faisons avec les autres lois de la nature. Mais cela impliquerait
que nous ayons d'elles une connaissance aussi exacte que
celle que les avionneurs ont des lois de la gravité,
ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui.
"Le cours des choses, s'interroge en conclusion
Jean-Pierre Brethes, aurait-il pu être différent
?" Pour répondre, il faudrait identifier, tout
au long de l'histoire de l'hominisation, puis de celle
des civilisations, ces moments fatidiques où sur
un coup de dé se joua notre destin. Le plus ancien
et le plus déterminant fut sans aucun doute l'instant
où l'un de nos lointains ancêtres, ramassant
devant lui un silex tranchant, s'en empara pour en faire
le premier outil. Car ce faisant, il transférait
à la matière inerte l'obligation qui lui
incombait jusque là de s'adapter à son environnement
par l'évolution constante de son propre corps.
A partir de cet instant, l'homme cessa d'évoluer
de l'intérieur, par son corps, pour évoluer
de l'extérieur, par ses outils (cf. Totalement
inhumaine, chapitre 14). Mais comment regretter cet
instant-là, puisqu'il fut aussi celui où
naquit la culture ? Ironie : le moyen par lequel
nous devenons pleinement nous-mêmes est aussi celui
par lequel nous nous perdons.
Sylvain
Fontaine. Vous m'avez répondu : "Car
comment rendre compte de l'humain dans sa totalité
sans faire sauter les cloisonnements traditionnels des
disciplines ? "
Je me suis mal exprimé. Je ne voulais pas stigmatiser
un viol des frontières entre sciences de la nature
et sciences humaines. Je voulais pointer un nihilisme
très actif au sein de la sphère techno-scientifique,
se conjuguant avec un sentiment de toute-puissance.
Nihilisme : les scientifiques n'ont plus qu'un sens moral
atrophié. Seule compte la science (et son corollaire
: la réussite technique). Mais quelle est la valeur
de cette science et de cette technique ? Cette question
leur semblerait même absurde. Et c'est bien là
le problème. Notre problème : car
s'il n'y a plus guère de conscience dans ces cerveaux,
ils prospèrent dans une société à
leur image.
Toute-puissance : la science étant devenue la seule
valeur, ils se regardent comme des dieux. Bientôt
ils accèderont à l'immortalité et
à l'omniscience. Comme je vous l'ai dit, ces questions
sont envisagées très sérieusement.
Nihilisme, enfin et d'abord : la dévotion rendue
à la science masque le fanatisme du néant.
"Fanatisme du néant" + "toute-puissance" = "un
jour nous vaincrons l'homme". Le défi jadis était
de vaincre Dieu. Aujourd'hui qu'ils sont des dieux, c'est
leur propre anéantissement qu'ils ruminent.
A chacune de ces études qui réduisent l'amour
à des processus physico-chimiques, à chaque
Dawkins qui voit dans les individus des "véhicules
de survie pour les gènes", j'entends un écho
d'Auschwitz, je ressens le goût du sang et la joie
sauvage de ces gens tellement heureux d'humilier l'homme.
Mais puisqu'on nous dit que c'est de la science...
Freud a dit que le sadisme est une composante de l'esprit
scientifique. Les tentatives insistantes pour réfuter
la psychanalyse ne sont donc probablement pas uniquement
motivées par le souci de la rigueur scientifique.
Je range donc l'attitude qui dit "seul compte le profit"
(principe supérieur de toute entreprise sérieuse)
au même niveau que celle disant "seule compte la
science". Qu'on place son critère ultime dans la
comptabilité ou dans les équations, c'est
de nihilisme qu'il s'agit.
La science étant par nature mécaniste, elle
est un foyer très puissant de diffusion du modèle
de la machine. Elle est devenue source de destruction
des valeurs. Par conséquent la sphère techno-scientifique
me semble faire le lit du Successeur.
Qu'en pensez-vous ?
JMT.
Je décris, au chapitre 3 de Totalement
inhumaine, les trois nouvelles "révolutions
coperniciennes" que nous devrons opérer pour être
en mesure d'apercevoir le Successeur : accepter que la
vie soit un processus multimédia, cesser de prendre
l'homme pour "mètre étalon" de l'intelligence,
et enfin renoncer à nous prendre pour les fondés
de pouvoir de Dieu, chargés par lui de tenir en
son absence la boutique de la Création. Cette illusion
est par excellence celle des techniciens et ingénieurs
(plus que des chercheurs d'ailleurs, les véritables
scientifiques étant beaucoup plus modestes à
cet égard), et c'est en son nom que nous avons
asservi la nature sans nous rendre compte que nous nous
asservissions nous-mêmes. Je dis illusion,
car, comme je l'indique à la fin de l'essai (p.
199-202), ce que vous nommez à juste titre la "sphère
techno-scientifique" agit en toute méconnaissance
de l'impact de ses activités sur le développement
du Successeur. En poursuivant ses propres buts
des plus nobles aux plus triviaux elle ne fait
en réalité qu'alimenter la brocante à
laquelle s'approvisionne ce grand bricoleur : c'est la
notion d'exaptation, que j'oppose à celle
d'adaptation c'est-à-dire de
modification volontaire d'un modèle préexistant
chère aux techniciens.
Je voudrais enfin commenter votre remarque concernant
"ces études qui réduisent l'amour à
des processus physico-chimiques", ou encore "Dawkins
qui voit dans les individus des "véhicules de survie
pour les gènes", car elle me permet de revenir
sur un aspect central de ma pensée concernant la
nature humaine. L'Homme en effet, l'essence de l'Homme,
c'est précisément ce qui subsistera au terme
de cette distillation, de cette réduction
à l'essentiel qu'opèrent les sciences du
dépassement de l'homme. Et c'est sur cette ligne
de front ultime, qui délimitera le véritable
réduit humain, que nous devrons nous battre
si nous entendons demeurer hommes. Permettez-moi de citer
à ce sujet le philosophe Peter Sloterdijk : "
les
hommes de l'ère métaphysique ont très
manifestement abordé l'étant dans son ensemble
avec une description erronée. Ils partagent l'étant
en subjectif et objectif, ils posent le spirituel, le
propre et l'humain d'un côté, le concret,
le mécanique et l'inhumain de l'autre [
]
Dans la lignée des lumières techniques,
il apparaît que cette division est fausse, parce
qu'elle attribue
au sujet et à l'âme
une pléthore de qualités et de facultés
qui, en réalité, appartiennent à
l'autre face. Dans le même temps, elle dénie
aux choses ou aux matériaux une foison de qualités
qu'elles possèdent tout de même, à
y regarder de plus près." (La
Domestication de l'Être, p. 83). Ainsi,
l'avènement du totalement inhumain nous permet-il
paradoxalement de prendre conscience des exacts contours
du totalement humain.
Jean-Marc
Laherrere.
Une fois de plus je réagis à une question.
Je déteste le genre de généralisation
ci-dessous : "les scientifiques n'ont plus qu'un sens
moral atrophié ..." !! Il faudrait cesser de généraliser
à une catégorie entière les archétypes
que nous offrent les médias ou les clichés
pompés dans les mauvais romans de science fiction.
Il n'y a pas plus de personnes privées de sens
moral chez les scientifiques que chez les chauffeurs de
taxi ou chez les bibliothécaires. On peut seulement
éventuellement reprocher à un scientifique
dépourvu de sens moral d'être plus dangereux
qu'un employé de la RATP.
Certes il y a des scientifiques tarés et dangereux
prêts à tout, il y a aussi des Jacquart,
des Monod, des Reeves ... Il paraît qu'il y a même
des flics de gauche, des journalistes honnêtes,
des politiciens sincères ... et des militaires
... non là j'exagère.
Xavier
Galaup. Je suis
avec intérêt toutes les interventions concernant
l'essai de J.-M. Truong. Je voudrais faire deux remarques
très rapidement.
Premièrement, je rejoins Olivier Noël sur
un point, celui de l'avenir très très très
lointain du Successeur. Si on s'en tient à l'équation
que l'intelligence prend le véhicule le plus adapté,
nous pouvons légitimement penser qu'un jour, celle-ci
va se dématérialiser pour former une sorte
de réseau entre particules élémentaires.
Et pourquoi pas agir dessus, les modeler, jusqu'au big
crunch comme suicide nécessaire à une renaissance.
Là on n'est pas loin d'une évolution démiurge...
Deuxièmement, il me semble qu'il y a aussi deux
éléments importants de l'intelligence humaine
qui me paraissent difficilement imitables et qui font
aussi sa spécificité: l'imagination et l'intuition.
Qu'en pensez-vous?
JMT.
L'écrivain que je suis voudrait être aussi
optimiste que vous sur le caractère inimitable
de l'imagination et de l'intuition. Mais il n'est qu'à
lire au hasard quelques échantillons de la production
littéraire contemporaine particulièrement,
pardonnez-moi, en science-fiction pour se persuader
qu'il n'est pas bien difficile pour une machine de pisser
des "uvres" en tous points semblables : un de mes
amis chercheurs membre de l'Oulipo a développé
des algorithmes capables de produire du "space opera"
au kilomètre. Chaque fois qu'un artiste s'abandonne
aux lois d'un genre ou se laisse aller au stéréotype,
il cède un peu plus de terrain au Successeur.
Quant à l'intuition, il y a belle lurette que l'on
a compris qu'elle est principalement affaire de reconnaissance
de formes, c'est-à-dire de corrélations
donc ultimement de statistiques. Or les ordinateurs
et plus encore les réseaux neuromimétiques
excellent à repérer les corrélations.
Un des tout premiers programmes d'intelligence artificielle
était un démonstrateur de théorèmes
qui, à peine mis en service, "découvrit"
de nouvelles démonstrations d'une rare élégance
qui avaient jusque là échappé aux
meilleurs mathématiciens.
Personnellement, je ne parierais donc pas sur ces deux
chevaux-là pour distancer le Successeur.
Olivier
Noël. En réponse à Sylvain
Fontaine, vous émettez l'idée selon laquelle
l'essence de l'homme pourrait bien résider dans
sa capacité d'empathie (ou de compassion), et plus
généralement dans la sphère du "relationnel".
Pierre Bourdieu, dans Sur la télévision
écrit - loin de toute "théorie du complot"
- non seulement, exactement comme vous, qu'on ne peut
imputer telle ou telle situation sociale ou économique
à des individus, parce que ces situations résultent
d'effets "structuraux", mais aussi que loin d'interdire
tout espoir d'amélioration, cette structuralité
pourrait être dépassée par la coalition
des hommes, si tant est qu'ils parviennent à élever
leur niveau de connaissance, de conscience. Bourdieu n'est
pas dupe mais préfère espérer en
l'infime possibilité de ce dépassement,
plutôt qu'en la fatalité de notre déclin.
En deçà de la Succession proprement dite
et de sa justification à très long terme
(l'extinction du soleil), et puisque vous accordez à
l'être humain cette faculté d'empathie (le
sentiment ?), croyez-vous vraiment impossible un redressement
in extremis, une prise de conscience des élites
(scientifiques, politiques, philosophiques, etc.) puis
des masses, sauvant ainsi l'humanité pour quelques
milliards d'années supplémentaires ?
JMT.
Le problème est que pour développer ses
propres réseaux le Successeur doit dissocier les
nôtres, processus que je désigne par la locution
" dissociation des communautés, coalition des
appareils" (cf. Totalement inhumaine, p. 132).
Ce mouvement de tectonique des plaques humaines ne pourra
à mon sens que s'aggraver et il est tout aussi
chimérique de vouloir s'y opposer qu'à une
coalition de géologues de tenter d'empêcher
la dérive des continents. Mais je ne demande qu'à
être démenti.
Olivier
Noël. Lorsque je vous demandais ce qui,
finalement différenciait le Successeur de l'homme,
vous écriviez : "Depuis cette découverte
et les confirmations que n'ont cessé de lui apporter
les neurosciences, nous sommes bien forcés de reconnaître
que ce que nous chérissions le plus - l'art, la
science, la littérature, la musique, bref, les
plus hautes manifestations de l'esprit humain - émane
en réalité du jeu chaotique d'une coalition
de processeurs parfaitement idiots. Ce que nous tenions
pour le plus humain était en réalité
d'essence totalement inhumaine."
Cela me semble fort contradictoire. Vous parlez à
la fois de "chaos" - donc du domaine de l'imprévisible,
du non quantifiable - et de processeurs. Vous semblez
penser en outre que ce qui est humain par excellence
- l'art, la science... - ne le serait pas car produit
par divers facteurs ! Ce paradoxe ressemble en fait à
une remarquable tautologie. Quant à l'art, il ne
se résume pas à du quantifiable, lui non
plus ! Ou alors, tout l'est, et rien n'est humain
(et rien n'est inhumain puisque tout est issu de la même
origine). Tout est dans le "chaotique" : cette intrusion
du "hasard" rend justement impossible toute connaissance
complète de l'humain par lui-même, et invalide
votre remarque. Je vous repose donc ma question : comment
pouvez-vous postuler l'existence du Successeur, dont vous
faites déjà la généalogie,
en tant que conscience puisque celle-ci, ou ce
que l'on désigne comme telle, naît du chaos,
que ses processeurs soient idiots ou non ?
Votre propos paraît donc osciller entre une vision
purement matérialiste qui ne prend pas en compte
l'indéterminé, c'est-à-dire ce qui
chez l'homme ou ailleurs n'est pas calculable, et une
autre au contraire parfaitement indéterministe
(tout naît du chaos) qui, elle, empêche toute
extrapolation quant à l'avenir du Successeur. L'art,
si l'on ne peut nier qu'il est le produit de "processeurs
parfaitement idiots", n'en reste pas moins imprédictible
! Nul processeur, même moins qu'idiot, ne pourra
jamais prédire avec exactitude et sans erreur
ce qui sortira du cerveau d'un homme. N'est-ce pas alors
oublier que le savoir "ne peut prévoir ses propres
conquêtes futures" (Karl Popper, L'Univers
Irrésolu, plaidoyer pour l'indéterminisme,
éd. Hermann, 1984) et que par conséquent,
et l'homme et le Successeur demeurent tous deux insaisissables
?
JMT.
C'est tout le mérite de Hayek que d'avoir montré
comment un ordre peut émerger de manière
spontanée de l'interaction chaotique d'agents sous-informés
et inintelligents, comme les neurones du cerveau ou les
opérateurs d'un marché. Il n'y a contradiction
que si vous confondez le niveau où opèrent
lesdits agents et celui où émerge l'ordre
résultant de leur jeu. Et en effet, comme je l'indique
à la page 123 de Totalement inhumaine, Hayek
en tirait la conclusion que les systèmes instaurateurs
d'ordre non centralisé tels que le cerveau ou les
marchés ne peuvent être connus que qualitativement
("knowing how") et non prédits quantitativement
("knowing that"). Cet argument épistémologique
est le fondement à la fois de sa critique du keynésianisme
et de celle du cognitivisme. Si ce sujet vous intéresse,
je vous invite à étudier les références
de la note 1, page 121.
Modérateur.
Même si la rencontre porte essentiellement sur Totalement
inhumaine, d'autres questions sur l'oeuvre de J.-M.Truong
sont possibles. J'invite tous les abonnés à
lire le texte "Les
Dessous du successeur de pierre". Même si
ce n'est pas un grand texte littéraire, c'est d'une
lucidité à couper le souffle.
Certes, il convient de relativiser
les responsabilités de chacun, le libre arbitre
cher à aux humanismes..., mais, si "le hasard gouverne
notre destinée" à long terme, je crois que
l'on peut et nous devons agir maintenant pour priser au
moins ce cercle infernal, cette course au toujours moins
cher si destructeur. Même une machine infernale
peut se dérégler n'est-ce pas ?
Cest
la fin de la rencontre avec J.-M. Truong, loccasion
de remercier publiquement ce dernier davoir pris
tant de temps pour répondre aux questions des abonnés.
Je tiens aussi à remercier la vingtaine de participants
qui dès le début de lété
ont bien voulu se prêter au jeu en acceptant de
recevoir un exemplaire de Totalement inhumaine
en service de presse.
Cest
une rencontre exceptionnelle et riche denseignements.
Sur le site Mauvais genres, vous pouvez dès
à présent lire et relire 1 résumé,
11 commentaires et 62 questions/réponses ou interventions
, un témoignage brut et sans complaisance de ce
débat.
Quant aux reproches quant à lorganisation
de cette rencontre, sachez que jen tiendrai compte
à lavenir. Il ny aura plus de rencontre
avec un auteur en amont de la sortie dun livre.
Reste à présent la principale question :
est-ce quune telle rencontre autour de Totalement
inhumaine, essai sur les nouvelles technologies, avait
sa place sur la liste Mauvais genres ? Pour moi,
oui, tant je pars du principe que cest une rencontre
avec un auteur, auteur de romans qui sont classés
en SF dans nos bibliothèques.
Je comprends aussi les réactions dénervement
aux propos échangés. Mais, je me répète,
Mauvais genres est une expérience de mélanges
des genres, de métiers, de points de vue différents,
une démarche vraiment nécessaire qui ne
devrait ennuyer un bibliothécaire dune bibliothèque
municipale aux collections encyclopédiques.
Pour finir, je peux quencourager tous les bibliothécaires
à acheter cet essai et à le ranger avec
les ouvrages consacrés à lintelligence
artificielle. Au mois doctobre sort le film de Spielberg.
Cest peut-être loccasion de monter une
table sur lIA.
Le modérateur qui na pas la science infuse.
Jean-Michel
Truong. Chers amis, au moment de prendre congé,
je souhaite vous adresser à tous mes plus vifs
remerciements pour l'intérêt que vous avez
bien voulu manifester pour Totalement inhumaine.
Je suis bien conscient que les idées qu'il véhicule
et ma manière de les défendre ont pu heurter
certains d'entre vous, attachés à une certaine
idée de l'homme. A ceux-là, j'exprime mes
regrets.
A tous, je voudrais dire à quel point ces échanges
m'ont été précieux. Soyez assurés
que rien n'en sera perdu et qu'ils nourriront mes réflexions
futures.
Enfin, je voudrais mentionner tout spécialement
Bernard Strainchamps, qui a bien voulu, en toute connaissance
de cause, prendre le risque d'organiser cette rencontre,
et qui a su la modérer avec tact. Si nos échanges
ont conservé jusqu'au bout l'élévation
que méritait leur objet, c'est à lui que
nous le devons d'abord. Qu'il en soit vivement remercié.
Au revoir.
Page
1 2 3 4
poursuivre cette discussion sur le forum de l'auteur
retour
à la notice du livre
|