La
dénonciation du monde moderne a désormais
son chef-d’oeuvre littéraire : Eternity
Express. Dans un futur proche, tout proche, l’infiniment
grand et l’infiniment vite ont eu raison de l’Occident.
Les méga-entreprises, gonflées aux business-plans
improbables, suffisent à faire la fortune ou
la débâcle de nations entières.
Les déchets, devenus trop importants, sont désormais
acheminés en train et déversés
vers l’Est, parce que "les narines asiates
s’étant révélées moins
susceptibles — ou leurs porteurs plus dociles —
les immondices de Miss Braun, de Mme Dupont ou de Herr
Muller avaient pris le chemin des steppes infinies où,
de la mer d’Okhotsk à l’Oural en passant
par la Sibérie ou la Mongolie, avaient autrefois
chevauché les hordes de Gengis Khan, et qui aujourd’hui
ne servaient plus que de champs d’épandage
à la société de consommation".
Les immigrés viennent remplacer "les
maigres et déclinantes populations occidentales"
que le vertige de la dénatalité n’a
pas permis de renouveler.
Et
les vieux, alors? Les vieux, justement, sont au centre
d’Eternity Express. Héritiers des
Trente Glorieuses, énergies vigoureuses du baby
boom, ils se sont engouffrés, avec l’entrain
de leur jeunesse, vers le capitalisme sauvage, la fortune
facile et les signes de richesse ostensibles. Jusqu’à
ce fameux "Mardi noir", qui d’un coup,
les a flanqués par terre, à la veille
de leur retraite dorée, pauvres bouches surnuméraires
et désormais inutiles.
Aujourd’hui,
ils prennent le train, eux aussi vers le grand Est (comme
les "déchets" cités plus haut
!), dans une sorte de revival de la Prose
du Transsibérien, version post-moderne (des
extraits du texte de Cendras rythment d’ailleurs
les parties du roman). Conduits en Chine, ils doivent
y finir leur vie, dans une maison de retraite géante,
rutilante et "tout confort", que leur nation
leur offre à un prix fort compétitif.
En attendant, ils se gavent de foie gras et de champagne,
évoquant leurs splendeurs et leurs déboires
passés. Les accompagne, dans cette déportation
policée, le narrateur, Jonathan, un ancien médecin,
sombre et mystérieux, plus proche d’un Mengele
que d’un Schweitzer. Car ce héros n’a
pas vraiment les mains propres, ce que le lecteur découvrira,
au décours de ce voyage qui peu à peu
vire au cauchemar halluciné, jusqu’à
son épilogue, climax funèbre et implacable,
qui rappelle celui, tout aussi implacable mais nettement
plus improbable, du film Soleil Vert en 1973.
Si l’Occident est épinglé dans ce
grand roman claustrophobe, l’Orient n’est
pas épargné non plus, avec une Chine effroyable,
sorte de monstre avide aspirant les dérives du
libéralisme et déclinant les dictatures
et les oppressions, sans aucune régulation.
De
la prose de Truong, dont on sort légèrement
commotionné, on ne retient qu’une chose
: face à notre monde terrifiant, qu’est-ce
qui peut faire sens? Quelle démarche politique,
morale ou religieuse l’homme peut-il adopter pour
combattre les avatars du libéralisme économique
et de la mondialisation, du profit et de la vitesse,
dont il est lui-même l’auteur? Ou bien, comme
le pense Truong, l’homme n’est-il qu’une
étape transitoire de l’humanité,
gouverné par des forces qui le dépassent
largement, et qui doucement, s’achemine vers son
extinction?
Car,
et c’est ça le pire, à aucun moment
on n'a l’impression qu’Eternity Express
est un roman d’anticipation, tant cette description
d’un monde à l’agonie est, à
peu de détails près, celui dans lequel
nous vivons, à l’image de ce que prédisait,
voilà déjà un bout de temps, le
jésuite Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955)
: "Nous nous dirigeons vers un événement
fantastique et inévitable, qui se rapproche avec
chaque jour qui passe : la fin de toute vie sur notre
globe, la phase ultime du développement humain."
Caroline
Bee
© Parutions 20 mars 2003