Eternity Express
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Truong, montreur d'horreur
par Clémence Boulouque
" Mon seul cap est celui du plaisir. " Étrange confidence pour ce maître du thriller, qui, livre après livre, peint le monde de demain dans toutes les nuances du noir. Dans Eternity Express, il décrit l'Occident cruellement atteint par l'effondrement de la nouvelle économie et les mystifications boursières et où le financement des retraites est résolu par une délocalisation des personnes âgées en Chine.
Le livre se construit autour d'un voyage en TGV, affrété pour ces nouveaux retraités, mais qui ne les mènera pas, finalement, vers un Eden pour troisième âge, mais bien vers l'enfer. Le récit de leurs existences permet à l'auteur de mener une description sans aménité de leaders aussi cyniques que médiocres, de business plans comme " appâts en forme de tableaux chiffrés ", des enfants de 1968 en " génération narcissique ", du terrorisme utilisé par les puissants comme " justification de leur propre ignominie "... Il règne une ambiance d'apocalypse dans le livre, un pessimisme que ne trahissent ni les traits ni la personnalité de l'auteur.
Cinquante-trois ans, physique juvénile, Jean-Michel Truong a un parcours qu'il qualifie d'" assez haché ". Mais qu'il explique par les opportunités qu'il a rencontrées et le plaisir qu'il en a tiré. L'homme butine, fait son miel - et ses livres - de toutes ses expériences. Né en 1950, il fait ses études à Strasbourg en médecine, psychologie, biologie humaine et, conjointement, en philosophie. Convaincu que la psychologie n'explique pas tout des comportements humains, il se refuse à exercer en praticien. " Je crois aux mécanismes, aux systèmes que nous mettons en place et qui finissent par nous diriger ". Il devient alors consultant en organisation et en transfert de technologie - l'un de ses projets, qui échoue de justesse, concernera même la mise en place d'une centrale nucléaire en Iran.
Son intérêt pour les systèmes le fait plonger dans l'univers informatique. Il devient consultant, et se passionne pour l'intelligence artificielle. Il fonde en 1984 Cognitech, société pionnière dans ce domaine, et travaille pour les plus grands noms d'industries civiles et militaires. La vente de l'entreprise en 1986 lui permet de se consacrer à l'écriture de Reproduction interdite, publié en 1988 autour du thème du clonage humain. Puis c'est Le Successeur de pierre. Avant de se relancer dans le monde des affaires et de gagner la Chine où il conseille France Telecom dans sa conquête des opérateurs mobiles et devient l'interlocuteur des potentats locaux.
Une connaissance intime de la Chine dont il se sert dans Eternity Express : " La Chine est l'image de ce que pourra devenir de pire le libéralisme si nous abandonnons toute idée de régulation. Contrairement à ce que l'on dit, la loi y est faite pour monnayer les exceptions qui y sont faites et générer un maximum de prébendes - mais ceux qui pourraient en témoigner se taisent délibérément parce qu'ils sont des investisseurs et auraient tout à y perdre ". Truong dénonce ce système car il ne séjournera plus là-bas, et évoque l'horreur économique car sa vie de businessman est sans doute derrière lui : " Mes projets sont aujourd'hui tournés vers l'écriture. " Et c'est la question des origines qui le préoccupe. Et son histoire personnelle lui donnera peut-être la matière de son prochain livre - la rencontre de sa mère arrivant d'Alsace et de son père, étudiant vietnamien, dans un milk-bar à Pigalle. Pas de saga familiale à attendre, pourtant. " Je souhaite décrire l'océan qui porte les gens. Nous ne sommes que des vibrations, des choses évanescentes dans un système de forces qui nous dépassent ".
Profondément darwinien, Jean-Michel Truong est persuadé que les hommes ne sont qu'un moment transitoire de l'humanité - qui sont en train de passer le relais à autre chose. D'où son parti pris d'une littérature où les personnages sont délibérément effacés: " Le roman est le dernier refuge du monde précopernicien. Il continue de mettre l'homme au cœur de l'univers, alors que Copernic et Freud ont montré depuis longtemps qu'il n'était pas un élément central ".

Se voulant inclassable, il refuse l'étiquette d'" auteur d'anticipation " - à plus d'un titre. D'abord car lui-même n'est pas un lecteur de science fiction, et préfère les classiques et les ouvrages scientifiques : " par méthode, et par hygiène. Pour échapper aux influences ". Il qualifie d'ailleurs son entreprise de " balistique " : " évaluer le point d'impact d'un projectile déjà parti. Je parle de choses dont il existe un commencement d'exécution ".

Il revendique enfin pour son œuvre un statut non romanesque - en réponse aux critiques sur son caractère peu littéraire : " On n'a pas le droit de faire de la littérature sur de tels sujets. " Alors quid de cet ouvrage ? " C'est une monstration a-littéraire. Il faut que le lecteur sache reconnaître l'horreur. Je la lui montre, dans une sorte de test de lecture. S'il ne la voit pas, tant pis. "

Clémence Boulouque

© Le Figaro, 25 février 2003, page 24

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