Eternity Express
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Train d'enfer
par François Busnel

 

Quand le troisième âge est déporté vers un «village édénique». Un thriller époustouflant

Un mal terrible ronge l'économie de nos vieux pays: l'hyperlongévité. «Un mal grave, mais aisément curable», affirme Jean-Michel Truong dans un thriller halluciné, mené de main de maître. Héritier d'Aldous Huxley et de Philip K. Dick, Truong décortique une époque, la nôtre, hantée par le cynisme, déroutée par la peur de la mort et fascinée par la promesse d'une éternelle jeunesse.

Que faire de nos vieillards? Comment financer à la fois la relance et les retraites lorsque la bulle Internet se dégonfle, que le mirage de la nouvelle économie s'évanouit, que s'affolent les marchés... bref lorsque tout s'écroule? Ce problème, que les politiques de nos démocraties tentent de prendre à bras-le-corps, quelques hiérarques tout-puissants, issus de traditions moins éclairées, le tranchent en fonction d'un critère ancré dans une philosophie scientiste et progressiste dont le refrain pénètre de plus en plus régulièrement nos contrées: «Il faut que certains meurent pour que le plus grand nombre vive.» Théorie de la sélection naturelle de l'espèce. Un barbarisme né sur le sol du Vieux Continent, pratiqué à Sparte comme à Rome, dans les palais florentins et les alcôves versaillaises, à Berlin ou à Madrid, hier à Sarajevo, demain à Bagdad...

Sueurs froides dans l'Orient Express

Le calcul de vies n'est pas seulement le fait des pires tyrans: pris dans le gruau du temps, que faisaient les médecins de Napoléon ou de la Grande Guerre sur un champ de bataille, sinon choisir entre opérer un blessé grave (mais ne sauver que lui) ou le sacrifier (et sauver plusieurs blessés légers)? On pourrait écrire l'Histoire à l'aune de ces choix moraux: l'horreur n'en apparaîtrait que plus brutalement et nos repères (le bien, le mal...) n'en seraient que plus durablement égratignés.

En projetant cette loi du choix dans notre avenir proche et en la plaquant sur le délicat - et très actuel - problème du financement des retraites, Jean-Michel Truong signe un roman qui donne quelques sueurs froides: en 2008, l'économie mondiale est à son plus bas niveau et l'Union européenne n'a d'autre ressource que de voter une «Loi de délocalisation du troisième âge»... Nos retraités sont alors invités à mettre le cap sur un village édénique mais lointain (aux confins de la Chine) baptisé Clifford Estates. Ils s'y rendent à bord d'un transsibérien qui n'a plus rien à voir avec l'Orient Express rempli d'altesses en goguette et de dandys oisifs chers à Agatha Christie: ce train-là mène à... l'enfer.

Truong connaît bien son sujet. Né en 1950 d'un père vietnamien d'origine chinoise et d'une mère alsacienne, il a abandonné ses études de médecine en mai 1968, est devenu psychologue puis a couru le monde en qualité de consultant, fondant la première entreprise d'intelligence artificielle au seuil des années 1980 et mettant en place grand nombre de systèmes informatiques. En 1988, il publia l'un des tout premiers thrillers sur le clonage, Reproduction interdite. A l'époque, quelques scientifiques jugèrent rocambolesques les thèses avancées par Truong; ce sont les mêmes qui, aujourd'hui, tirent la sonnette d'alarme devant les délires raéliens et antinoresques. Truong avait vu juste. Dix ans plus tard, il récidive avec un deuxième roman - son meilleur - devenu culte chez tous les amateurs de science-fiction: Le Successeur de pierre (près de 100000 exemplaires vendus) est un modèle du genre.

Une spéculation angoissante sur les conséquences du cynisme de la génération post-soixante-huitarde

Avec Eternity Express, sans doute moins ambitieux mais d'une efficacité redoutable, Truong tient à la perfection son rôle: celui d'un grand écrivain d'anticipation. Cassandre pourrait être l'autre nom de ce touche-à-tout prodigieusement doué, tard venu à l'écriture et hanté par la question des origines et de la fin de l'homme. Pour Truong, l'écrivain est celui qui, partant d'une réalité concrète, explore les conséquences possibles dans un scénario cohérent.

Ici, Truong se livre à une spéculation angoissante sur les conséquences du cynisme de la génération post-soixante-huitarde, «pléthorique, imprévoyante et prodigue». Lorsque celle-ci entrera en guerre pour sa survie, alors mieux vaudra s'attendre au pire! Ce roman fulgurant qui culmine en un épilogue insoutenable, nos intellectuels, nos politiques et les sages de nos comités d'éthique devraient le lire de toute urgence. Pour prendre la pleine mesure des dangers qui nous menacent.

François Busnel
© L'Express, 13 février 2003, page 66

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