Quand
le troisième âge est déporté
vers un «village édénique».
Un thriller époustouflant
Un
mal terrible ronge l'économie de nos vieux pays:
l'hyperlongévité. «Un mal grave,
mais aisément curable», affirme Jean-Michel
Truong dans un thriller halluciné, mené
de main de maître. Héritier d'Aldous Huxley
et de Philip K. Dick, Truong décortique une époque,
la nôtre, hantée par le cynisme, déroutée
par la peur de la mort et fascinée par la promesse
d'une éternelle jeunesse.
Que
faire de nos vieillards? Comment financer à la
fois la relance et les retraites lorsque la bulle Internet
se dégonfle, que le mirage de la nouvelle économie
s'évanouit, que s'affolent les marchés...
bref lorsque tout s'écroule? Ce problème,
que les politiques de nos démocraties tentent
de prendre à bras-le-corps, quelques hiérarques
tout-puissants, issus de traditions moins éclairées,
le tranchent en fonction d'un critère ancré
dans une philosophie scientiste et progressiste dont
le refrain pénètre de plus en plus régulièrement
nos contrées: «Il faut que certains meurent
pour que le plus grand nombre vive.» Théorie
de la sélection naturelle de l'espèce.
Un barbarisme né sur le sol du Vieux Continent,
pratiqué à Sparte comme à Rome,
dans les palais florentins et les alcôves versaillaises,
à Berlin ou à Madrid, hier à Sarajevo,
demain à Bagdad...
Sueurs
froides dans l'Orient Express
Le calcul de vies n'est
pas seulement le fait des pires tyrans: pris dans le
gruau du temps, que faisaient les médecins de
Napoléon ou de la Grande Guerre sur un champ
de bataille, sinon choisir entre opérer un blessé
grave (mais ne sauver que lui) ou le sacrifier (et sauver
plusieurs blessés légers)? On pourrait
écrire l'Histoire à l'aune de ces choix
moraux: l'horreur n'en apparaîtrait que plus brutalement
et nos repères (le bien, le mal...) n'en seraient
que plus durablement égratignés.
En
projetant cette loi du choix dans notre avenir proche
et en la plaquant sur le délicat - et très
actuel - problème du financement des retraites,
Jean-Michel Truong signe un roman qui donne quelques
sueurs froides: en 2008, l'économie mondiale
est à son plus bas niveau et l'Union européenne
n'a d'autre ressource que de voter une «Loi de
délocalisation du troisième âge»...
Nos retraités sont alors invités à
mettre le cap sur un village édénique
mais lointain (aux confins de la Chine) baptisé
Clifford Estates. Ils s'y rendent à bord d'un
transsibérien qui n'a plus rien à voir
avec l'Orient Express rempli d'altesses en goguette
et de dandys oisifs chers à Agatha Christie:
ce train-là mène à... l'enfer.
Truong
connaît bien son sujet. Né en 1950 d'un
père vietnamien d'origine chinoise et d'une mère
alsacienne, il a abandonné ses études
de médecine en mai 1968, est devenu psychologue
puis a couru le monde en qualité de consultant,
fondant la première entreprise d'intelligence
artificielle au seuil des années 1980 et mettant
en place grand nombre de systèmes informatiques.
En 1988, il publia l'un des tout premiers thrillers
sur le clonage, Reproduction interdite. A l'époque,
quelques scientifiques jugèrent rocambolesques
les thèses avancées par Truong; ce sont
les mêmes qui, aujourd'hui, tirent la sonnette
d'alarme devant les délires raéliens et
antinoresques. Truong avait vu juste. Dix ans plus tard,
il récidive avec un deuxième roman - son
meilleur - devenu culte chez tous les amateurs de science-fiction:
Le Successeur de pierre (près de 100000
exemplaires vendus) est un modèle du genre.
Une
spéculation angoissante sur les conséquences
du cynisme de la génération post-soixante-huitarde
Avec
Eternity Express, sans doute moins ambitieux
mais d'une efficacité redoutable, Truong tient
à la perfection son rôle: celui d'un grand
écrivain d'anticipation. Cassandre pourrait être
l'autre nom de ce touche-à-tout prodigieusement
doué, tard venu à l'écriture et
hanté par la question des origines et de la fin
de l'homme. Pour Truong, l'écrivain est celui
qui, partant d'une réalité concrète,
explore les conséquences possibles dans un scénario
cohérent.
Ici,
Truong se livre à une spéculation angoissante
sur les conséquences du cynisme de la génération
post-soixante-huitarde, «pléthorique, imprévoyante
et prodigue». Lorsque celle-ci entrera en guerre
pour sa survie, alors mieux vaudra s'attendre au pire!
Ce roman fulgurant qui culmine en un épilogue
insoutenable, nos intellectuels, nos politiques et les
sages de nos comités d'éthique devraient
le lire de toute urgence. Pour prendre la pleine mesure
des dangers qui nous menacent.
François Busnel
© L'Express, 13 février 2003, page
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