Jean-Michel
Truong a-t-il été élevé
par les bons frères ? Jésuites de préférence.
Sa courte biographie n'en mentionne rien. Si ce n'est
pas le cas, disons qu'il a réinventé à
son profit l'idée qu'entre le mal et le bien,
le noir et le blanc, il y a le gris. Gris subtil de
la Raison d'Etat qui se fond au blanc lorsque c'est
nécessaire et se rappelle au noir lorsqu'il faut
prendre une décision brutale.
Par
exemple, le fait de lire sur la quatrième de
couverture qu'Eternity Express est un roman aux
frontières de la science-fiction et de la philosophie
soulève des questions. Où se situe la
frontière entre science-fiction et philosophie ?
S'opposent-elles parce qu'une frontière les sépare ?
Y a-t-il une explication historique à cette fracture
induite par un principe ethnique, théologique,
linguistique, économique, culturel ou tout simplement
géographique ? Y aurait-il possibilité
d'échange entre les deux ? J'aurais tendance
à affirmer qu'il n'y a pas de bonne science-fiction
sans philosophie et réciproquement. Jean-Michel
Truong semble insinuer qu'au moment où la science-fiction
atteint ses limites (frontières), la philosophie
prend le relais. Car je ne veux pas croire qu'au niveau
éditorial, le mot science-fiction soit si anticommercial
qu'il faille le teinter de philosophie pour l'accréditer.
L'une et l'autre se vendent mal en ces temps où
personne ne veut plus " qu'on lui prenne la tête
".
C'est
donc dans Eternity Express qu'il y a lieu de déceler
le principe de différence. "Faut-il que certains
meurent pour que le plus grand nombre vive ? " Ou,
plus précisément: " Les hommes n'ont
le droit de vivre que dans la mesure où ils ne
gênent pas les vivants. " En appliquant à
la lettre cet adage, l'avenir proche s'avère effroyable.
Car, à la lutte contre l'excès des naissances
conditionné par les systèmes de contrôle,
va succéder bientôt ce que Bioy Casares a
si magistralement décrit dans son Journal de
la guerre aux cochons, le problème des vieillards
excédentaires et la solution finale.
Jean-Michel
Truong imagine dans un avenir proche qu'une centaine
de millions de jeunes travailleurs chinois vont se délocaliser
en Europe, qui souffre d'une pénurie de main
d'uvre, tandis qu'une égale population
de pensionnés européens se rendra en Chine
dans des villages conçus pour leur bien-être.
Le
train des joyeux retraités démarre vers
Clifford Estates, rythmé par la Prose du Transsibérien,
de Cendrars. Un certain Jonathan, émule de
Machiavel, aplanira les difficultés du voyage.
Tout
est prévu pour le succès de ce livre, une
idée forte, une réelle pratique spéculative,
un style sec et rapide, le sens du suspense, une grande
connaissance des données prospectives, macroéconomiques
de notre futur proche. Et pourtant, Eternity Express
n'est pas une uvre notable. Car à force
de philosopher, de vouloir démontrer la justesse
de son propos, l'intelligence de son anticipation socio-économique,
la pertinence de son discours sur la realpolitique qui
gouverne le monde, Jean-Michel Truong oublie d'incorporer
à la pâte ce zeste de bizarre qui excite
les papilles du lecteur de S.F.
Philippe Curval
©
Magazine littéraire n° 419, avril 2003, page
84
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