Bientôt,
le troisième âge délocalisé
en Chine dans de somptueuses résidences, selon
des brochures en papier glacé. Avec
« Eternity Express », Jean-Michel
Truong signe le « thriller » le
plus glacial du moment.
Attention,
coup de poing. Consacré au vieillissement des
populations et à la valeur de la vie humaine
dans une société ultra rationalisée,
le dernier roman de Jean-Michel Truong est choquant.
Mais ici, nul outrage aux pudibonderies du moment. L'auteur
choque parce qu'il appuie là où tout l'Occident
penche.
L'argument
: après la bulle spéculative d'Internet,
les investisseurs se sont rués sur l'Eternity
Rush, le boom des technologies anti-vieillissement.
Le marché de l'âge - les cliniques, les
médicaments promettant des verges vigoureuses
et des sphincters fiables - connaît un sommet...
avant de s'effondrer. Une génération entière
est presque à la rue, et l'Union européenne
ne peut plus assumer son entretien. Au terme d'un coup
d'Etat durant les JO de 2008, la Chine, qui concocte
une sorte de nouvelle démocratie dans laquelle
«certains doivent mourir pour que le plus grand
nombre vive » , courtise l'Europe vieillissante.
Ainsi naît la « délocalisation
du troisième âge» : les aînés
sont embarqués dans le Transsibérien pour
la Chine, où, selon les brochures sur papier
glacé, ils passeront leur nouvelle vie dans des
bungalows coquets au milieu d'apaisantes oasis de verdure.
Rythmé par un suspense pétrifiant, Eternity
Express raconte l'histoire d'un convoi de ces jeunes
vieux en route pour une nouvelle vie. Au fil de citations
de la Prose du Transsibérien de Cendrars,
le lecteur comprend peu à peu le vrai sens que
revêt, selon les gestionnaires, l'expression «prendre
sa retraite».
Né
en 1950 à Strasbourg, d'un père vietnamien
et d'une mère alsacienne, Jean-Michel Truong
a étudié la psychologie et la philosophie
dans sa ville natale avant de fonder, en 1984, Cognitech,
l'une des premières sociétés françaises
d'intelligence artificielle. En 1988, il a revendu sa
part et publie Reproduction interdite, roman
remarqué sur le clonage humain dont la réédition
sort aussi ces jours (chez Plon). Il fait du conseil
en informatique, puis s'installe en Chine, à
Canton, où il encadre des entreprises désireuses
d'investir et où il se penche sur les enjeux
sociaux et technologiques de l'époque.
Méditation
sans couleurs ! En 1997 paraît Le Successeur
de pierre, sombre variation sur le futur : les puissants
ont créé une société atomisée
dont le contrôle leur échappe peu à
peu. L'humanité, au terme d'un XXe siècle
dont on mesure l'ampleur des barbaries, n'en a plus
pour longtemps, mais l'intelligence, qui excède
son « support », cherche déjà
le successeur : cette vision, ici schématisée,
l'auteur la développe en 2001 dans un essai vigoureux,
Totalement inhumaine (Les Empêcheurs de
penser en rond).
A
présent, Jean-Michel Truong -s'en prend à
nos retraites et au cynisme ambiant. Eternity Express
agacera sans doute certains lecteurs. Ce lecteur de
Nietzsche pense avec un Stabilo Boss et rédige
à la hache. Dans sa descente aux enfers de la
raison socio-économique, son texte
se révèle aussi éprouvant que convaincant,
en dépit de ses outrances. L'auteur n'aime guère
l'étiquette de science-fiction, qu'il redoute,
nous dit-il, parce qu'elle a naguère été
utilisée pour disqualifier sa prose : « Je
ne me situe pas dans un futur lointain et improbable,
je cherche à rester réaliste.» Quoi
qu'il en dise, ce dernier roman replace la SF sur son
meilleur socle, celui du moralisme, au bon sens du terme.
Un retour aux sources intellectuelles du genre, en somme,
quand un H. G. Wells dénonçait les dérapages
sociaux qui produisirent le Lumpenproletariat.
Implacable, la machine Truong manie la fiction par extrapolation
en y incorporant une bonne louche de philosophie - Pascal,
pour la condamnation de la «distraction »
des peuples face à leurs responsabilités,
et la théorie critique pour relever les dérives
totalitaires dont est tout à fait capable la
démocratie la plus suave. Ainsi, Jean-Michel
Truong s'impose comme un pessimiste nécessaire.
« Comprendre
l'oeuvre »
SAMEDI
CULTUREL: Votre roman est atroce...
JEAN-MICHEL
TRUONG :
C'est une tactique. Le thème principal est celui
du calcul de vie, cette estimation des coûts en
vies humaines au nom de certains intérêts
à laquelle se livrent des décideurs économiques
et politiques - voyez l'Irak, où l'on décide
de tuer plutôt que de négocier. Pour sensibiliser
le lecteur occidental, je voulais le mettre dans la
peau de quelqu'un qui va pâtir de cette logique.
Vous
dites « le lecteur occidental», y a-t-il
une dimension Nord-Sud dans votre propos ?
Oui,
car ici nous sommes distraits, détournés
des vrais problèmes. Il s'agit d'une fable par
le biais de laquelle je force le trait, ce que j'assume.
Le fait est que des processus en cours visent certains
de nos contemporains, surtout les moins protégés,
qui vont se retrouver victimes de tels «calculs
de vie». je ne songe pas forcément à
nos pays, mais voyez la Chine, qui comptera bientôt
300 à 400 millions de vieillards sans pension
et très peu de jeunes, par suite de la politique
de l'enfant unique. Ayant vécu en Chine, je connais
ces pratiques menées au nom d'une société
harmonieuse, alors qu'elles débouchent sur une
dysharmonie totale.
Vous
avez passé une partie de votre vie à faire
des affaires. Exprimez-vous soudain des scrupules ?
Non,
j'essaie de comprendre ma place dans ce monde. Cela
dit, en particulier dans le domaine de l'intelligence
artificielle, je reconnais avoir prêté
ma main à des projets auxquels j'aurais mieux
fait de réfléchir. L'un de mes grands-pères
maternels est mort dans un camp de concentration et
certains de mes ancêtres ont connu le napalm américain
au Vietnam. Mon souci est justement de comprendre comment
des hommes avertis peuvent ne pas reconnaître
certaines logiques totalitaires à l'oeuvre, ces
logiques qui conduisent aussi la première démocratie
du monde à partir en guerre en foulant les valeurs
qu'elle prône.
Propos
recueillis par Nicolas Dufour
©
Le Temps, Samedi culturel, 22 mars 2003, page 49