Critique
de Frédéric Grolleau
En l'espace de trois romans et
d'un essai, Jean-Michel Truong est parvenu à
se poser en maître incontesté ès
pires cauchemars de l'humanité. Qu'il interroge,
loin devant la meute, la question du clonage (Reproduction
interdite), qu'il s'inquiète du devenir de
la conscience humaine face à l'expansion croissante
des agents logiciels (Le Successeur de pierre),
le romancier incarne à lui seul le dernier soubresaut
de l'esprit critique avant la catastrophe finale. Difficile
pourtant d'asseoir sa renommée éditoriale
auprès du grand public en criant à chaque
fois au loup, filon ante ou post-apocalyptique dont
on peut penser à bon droit qu'il finira, à
force de sollicitations littéraires, par s'éteindre.
Ce serait sans compter avec le talent et l'imagination
d'un auteur qui ne recule devant aucun abîme,
toujours prêt à affronter le pire afin
de nous secouer.
Et quoi de mieux qu'un train
pour tirer le signal d'alarme ? Un TGV à
peine futuriste qui traverse l'Europe à l'aube
des années 2000 pour emmener en Chine, dans une
ville utopique, Clifford Estates, où ils vont
vivre leurs derniers instants, une cohorte de vieillards
dont les enfants ne peuvent plus assumer la prise en
charge financière. C'est que les temps sont durs
pour tout le monde, a fortiori pour une Union européenne
qui sort exsangue de répétitives crises,
à la fois économique et démographique.
Malgré le miroir aux alouettes de l'Eternity
Rush, start-up prétendant palier dégénérescence
et vieillissement qui a précipité le crash
boursier de la net-économie (on retrouve au passage
certaines des audacieuses thèses de Totalement
inhumaine), les papyboomers de la "Bubble-Generation"
ne peuvent plus trouver leur salut que dans l'exil.
Témoin privilégié de ce voyage
hors du commun vers un paradis dont on pressent d'emblée
qu'il constitue surtout une antichambre de l'enfer,
le docteur Jonathan Bronstein est la taupe du lecteur
qu'il renseigne et manipule, of course.
Avec
ce thriller corrosif et décapant, Jean-Michel
Truong pousse à son extrémité logique
le délire de la rationalité et de la productivité
étendues au domaine même de la vie, et
nous livre, en nous présentant les circonvolutions
politiques d'une Chine qu'il connaît par cur,
le chant du cygne d'une génération excédentaire
désavouée par les statistiques et les
courbes de croissance. Un roman qui surprend moins (que
les précédents) par sa chute mais qui
joue avec une habileté consommée de la
confusion entre subjectivité et objectivité
pour, toute "tradition chrétienne et humaniste
de l´Europe" abolie, nous mettre au pied du mur
de nos hantises ataviques.
Frédéric
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