Notre
futur proche… Le krach économique tant
redouté a eu lieu et des dizaines de millions
de sexagénaires, aux retraites dévaluées,
sont voués à la misère…
Qu’à cela ne tienne : on vote la
loi dite de « délocalisation du
troisième âge » ! Et
voilà nos papys, ruinés mais soulagés,
embarqués à bord de l’« Eternity
Express », un confortable convoi ferroviaire
qui les conduit vers une destination lointaine. Avec
un niveau de vie six fois moins élevé
qu’en Occident, la Chine a en effet proposé
à l’Europe de la soulager d’un
poids insupportable, tout en offrant à nos
vieux une retraite décente. Voire…
Il
faut dire qu’après l’attentat du
World Trade Center, comme le rappelle le narrateur,
« tous les Ubus de la Terre s’étaient
saisis du prétexte du terrorisme pour légitimer
leurs propres ignominies – intrusions dans
la vie privée, suppression des libertés
fondamentales et autres violations, plus ou moins
marquées selon les latitudes, des droits élémentaires
de leurs opposants. » Et voilà comment
une grève de femmes, dans une usine textile
proche de Canton, débouche sur une répression
sauvage : 400 morts et 2600 déportées
au Laogai, les camps de concentration chinois…
Pour Xuan, le futur maître du pays qui s’adresse
à son ami et complice de jeunesse, rien à
y redire : « C’était
le prix à payer pour la modernisation du pays
[…]. Dans une économie concurrentielle,
c’est ça ou disparaître…
Nous sommes en guerre, Jonathan, et à la guerre,
certains sont sacrifiés pour que le plus grand
nombre vive. Cette nécessité, confusément,
le plus grand nombre la reconnaît et l’accepte,
et c’est pourquoi, lorsque certains périssent,
le plus grand nombre se tait. » Une logique
qui, poussée jusqu’à sa logique
extrême…
De
son côté, revenu en France après
avoir fui la Chine en pleine crise, Jonathan a tâté
de la prison, avant, médecin déchu,
d’être victime du krach. Sorti de prison,
il est appelé par Xuan, devenu le maître
tout puissant d’une Chine en plein essor, qui
lui propose, curieusement, de le rejoindre en emprutant
l’ « Eternity Express ».
Mais quelle est la véritable mission de Jonathan ?
Et vers quel destin l’Europe envoie-t-elle vraiment
ses encombrants retraités ?
On
ne souligne sans doute pas assez l’exceptionnelle
cohérence des univers des romans de Truong,
qui s’appuie sur une très solide documentation.
À chaque livre, il met en scène les
mêmes angoisses face à l’avenir
terrifiant que l’humanité, selon lui,
se bâtit dans une irrésistible course
à l’abîme. Après Reproduction
interdite (qui vient d’être réimprimé)
et Le successeur de pierre, les deux précédents
romans de l’auteur – Eternity Express
est un nouveau cri de colère, d’autant
plus efficace que Truong ne semble jamais s’impliquer ;
avec un art consommé de l’utilisation
des personnages, il dissimule ses indignations derrière
un cynisme matérialiste de bon aloi !
Ses
récits – personne ne semble encore
l’avoir relevé – développent
cependant une conception métaphysique fort
discutable : sa position sur la valeur de la
“ vie ”, dès la conception,
semble parfois proches des thèses “ pro-life ”.C’est
le seul reproche que nous ferons à l’auteur,
non sur un plan purement idéologique (quoique…),
mais parce qu’il nous semble que cette thèse
hasardeuse n’explique en rien les dérapages
(im)moraux de nos sociétés. Le tout
libéral, qui réduit l’homme à
une marchandise – Truong y insiste d’ailleurs avec
brio – nous semble autrement explicatif...
Reste
l’essentiel : un roman brillant, haletant,
à la construction millimétrée,
à l’impressionnante maîtrise narrative.
Eternity Express est à recommander chaudement.
Stéphanie
Nicot