Eternity Express
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Eternity Express - Jean-Michel Truong
par Stéphanie Nicot

Notre futur proche… Le krach économique tant redouté a eu lieu et des dizaines de millions de sexagénaires, aux retraites dévaluées, sont voués à la misère… Qu’à cela ne tienne : on vote la loi dite de « délocalisation du troisième âge » ! Et voilà nos papys, ruinés mais soulagés, embarqués à bord de l’« Eternity Express », un confortable convoi ferroviaire qui les conduit vers une destination lointaine. Avec un niveau de vie six fois moins élevé qu’en Occident, la Chine a en effet proposé à l’Europe de la soulager d’un poids insupportable, tout en offrant à nos vieux une retraite décente. Voire…

Il faut dire qu’après l’attentat du World Trade Center, comme le rappelle le narrateur, « tous les Ubus de la Terre s’étaient saisis du prétexte du terrorisme pour légitimer leurs propres ignominies – intrusions dans la vie privée, suppression des libertés fondamentales et autres violations, plus ou moins marquées selon les latitudes, des droits élémentaires de leurs opposants. » Et voilà comment une grève de femmes, dans une usine textile proche de Canton, débouche sur une répression sauvage : 400 morts et 2600 déportées au Laogai, les camps de concentration chinois… Pour Xuan, le futur maître du pays qui s’adresse à son ami et complice de jeunesse, rien à y redire : « C’était le prix à payer pour la modernisation du pays […]. Dans une économie concurrentielle, c’est ça ou disparaître… Nous sommes en guerre, Jonathan, et à la guerre, certains sont sacrifiés pour que le plus grand nombre vive. Cette nécessité, confusément, le plus grand nombre la reconnaît et l’accepte, et c’est pourquoi, lorsque certains périssent, le plus grand nombre se tait. » Une logique qui, poussée jusqu’à sa logique extrême…  

De son côté, revenu en France après avoir fui la Chine en pleine crise, Jonathan a tâté de la prison, avant, médecin déchu, d’être victime du krach. Sorti de prison, il est appelé par Xuan, devenu le maître tout puissant d’une Chine en plein essor, qui lui propose, curieusement, de le rejoindre en emprutant l’ « Eternity Express ». Mais quelle est la véritable mission de Jonathan ? Et vers quel destin l’Europe envoie-t-elle vraiment ses encombrants retraités ?

On ne souligne sans doute pas assez l’exceptionnelle cohérence des univers des romans de Truong, qui s’appuie sur une très solide documentation. À chaque livre, il met en scène les mêmes angoisses face à l’avenir terrifiant que l’humanité, selon lui, se bâtit dans une irrésistible course à l’abîme. Après Reproduction interdite (qui vient d’être réimprimé) et Le successeur de pierre, les deux précédents romans de l’auteur – Eternity Express est un nouveau cri de colère, d’autant plus efficace que Truong ne semble jamais s’impliquer ; avec un art consommé de l’utilisation des personnages, il dissimule ses indignations derrière un cynisme matérialiste de bon aloi !

Ses récits – personne ne semble encore l’avoir relevé – développent cependant une conception métaphysique fort discutable : sa position sur la valeur de la “ vie ”, dès la conception, semble parfois proches des thèses “ pro-life ”.C’est le seul reproche que nous ferons à l’auteur, non sur un plan purement idéologique (quoique…), mais parce qu’il nous semble que cette thèse hasardeuse n’explique en rien les dérapages (im)moraux de nos sociétés. Le tout libéral, qui réduit l’homme à une marchandise – Truong y insiste d’ailleurs avec brio – nous semble autrement explicatif...

Reste l’essentiel : un roman brillant, haletant, à la construction millimétrée, à l’impressionnante maîtrise narrative. Eternity Express est à recommander chaudement.

Stéphanie Nicot

© Galaxie, printemps 2003

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