Mille
déserts vides et froids
par
Olivier Noël
Loccident croule sous ses
anciens. LEurope, déjà ébranlée
par les Krachs boursiers de la net économie et
de lEternity rush (boom économique autour
dune illusoire immortalité), ne peut plus
faire face à ce déferlement démographique
sans précédent, à ces papy boomers
devenus trop encombrants, tels des déchets nucléaires
partout indésirables. Acculée, lUnion
na dautre choix que de sous-traiter leur
prise en charge. Cest lavènement
des lois dites de " décentralisation
du troisième âge ". Concrètement,
les vieillards sont envoyés en Chine, où
ils finiront leurs jours dans des villages idylliques
bénéficiant de tout le confort que la
science permet. Jonathan, médecin désabusé,
fait partie du premier convoi en direction de Clifford
Estates, lun de ces paradis enclavés. A
bord du transsibérien, entre lAlsace et
le désert de Gobi, des liens se nouent et se
défont entre les voyageurs, mettant au jour la
vacuité de leurs semblables aussi bien que la
leur, tandis que Jonathan a tout loisir de se replonger
dans ses souvenirs troubles. Peu à peu, à
la manière dun puzzle, les pièces
sassemblent et limage que lon entraperçoit
est celle, ô combien atroce, de la société
que nous construisons aveuglément.
Après le clonage dans
Reproduction interdite, après lintelligence
artificielle dans Le successeur de pierre et
Totalement inhumaine, Jean-Michel Truong sattaque
donc au vieillissement de la population. Mais quon
ne sy trompe pas : ses textes participent
tous dune même réflexion philosophique
sans pour autant ressasser les mêmes obsessions.
Son oeuvre, romans et essai confondus, compose livre
après livre une pensée en mouvement dont
la pierre angulaire demeure néanmoins ce malaise
dans la civilisation, ce sentiment dhorreur que
lui inspire notre histoire, cet avenir proche quil
pressent désastreux.
Reproduction interdite
et Le successeur de pierre montraient comment
la société finit toujours par assimiler
les pratiques quelle réprouvait auparavant.
De fait, Truong revient brièvement dans Eternity
Express sur linanité de la distinction
entre clonage thérapeutique et clonage reproductif.
Accepter le premier, avance-t-il, cest accepter
que tôt ou tard, le second simposera naturellement.
Ainsi leuthanasie ne serait que le premier pas
vers une politique de régulation de la population
par le contrôle des naissances bien sûr,
mais aussi des décès. Dans Le successeur
de pierre déjà, la mort était
programmée suivant certains paramètres
sociaux bien précis. Impensable ? Erreur.
Aujourdhui leuthanasie est légale
dans plusieurs pays. De réformes en réajustements,
la décision finale (et fatale) glissera progressivement,
nous avertit Truong, du cercle proche des malades à
une hiérarchie de plus en plus éloignée.
La démonstration est certes contestable, mais
elle fait indubitablement peur. Très peur. Car
ce que prédit lauteur, Cassandre des biotechnologies,
nest rien moins que lextermination planifiée
des vieillards occidentaux qui représentent une
charge financière trop lourde pour leurs descendants.
Son Eternity Express est un convoi de la mort,
et Clifford Estates, cet Eden en terre de Chine promis
aux ancêtres par les brochures publicitaires,
est un camp de concentration à visage humain.
Pour parvenir à ses fins,
Truong développe une dialectique passionnante
portée par les dialogues effrayants de Xuan et
Jonathan. Xuan, alias Monsieur Ho (Monsieur Ho, soit
dit en passant, était aussi le surnom du communiste
vietnamien Ho Chi Minh
), fait figure dépouvantail.
Parrain tout-puissant, nietzschéen de la pire
espèce, Xuan prône " lamour
du plus lointain " professé par Zarathoustra,
cest-à-dire, selon Xuan, la raison du plus
grand nombre une pensée anti-humaniste,
inhumaine. La pérennité coûte
que coûte. A nimporte quel prix. Jonathan,
en bon humaniste occidental, paraît horrifié
par le cynisme pragmatique de son ami. Mais son personnage
est beaucoup plus complexe que celui de Xuan. Comme
le juge-enquêteur de Reproduction interdite,
Jonathan véhicule à linsu du lecteur
toute la problématique soulevée par le
livre. Extrêmement ambigu, il est encore une fois
cet individu moyen quel que soit son statut
dont les convictions éthiques et morales, parce
quelles ne reposent sur aucune réflexion
en profondeur, parce quelles tiennent surtout
du prêt-à-penser, finissent par être
balayées par un système cannibale. La
dialectique dEternity Express est si prégnante
quelle évoque plus le Gorgias de
Platon que les dystopies dHuxley ou dOrwell
même si le résultat est identique.
Et cest bien cette philosophie en action qui rend
à la fois passionnant et décevant ce nouveau
Truong. Passionnant, parce quil repousse une nouvelle
fois les limites de nos certitudes. Décevant,
parce quaprès Totalement inhumaine,
nous attendions un véritable roman, or la trame
dEternity Express, cet ultime voyage à
bord du transsibérien de quatre cents vieillards
insupportables et pleins despoir, sert avant tout
de prétexte à sa démonstration.
Les péripéties dont le train est le théâtre
sont anodines et masquent lenjeu réel du
périple tout en égrenant quelques informations
capitales sur le narrateur, seul dépositaire
de la sinistre vérité. Eternity Express
se lit dune traite, mais hormis dans
sa dernière partie excellente ,
seuls quelques passages marquent vraiment les esprits.
Il est en effet dommage que Jean-Michel
Truong nait pas encore tout à fait réussi,
à travers son travail dépure évident,
à trouver un traitement formel à la hauteur
de ses ambitions. Son style nest pas en cause,
plus fluide, plus efficace que jamais, mais le roman
aurait pu se passer sans dommage de quelques excès
pamphlétaires et didactiques qui ont le double
inconvénient de casser lélégance
de lensemble et dinterdire tout sentiment
dempathie envers les passagers. A trop vouloir
aller à lessentiel, Truong en a oublié
décrire un vrai roman. Souvent, Truong
se perd dans des dialogues redondants et trop explicatifs
qui nuisent au rythme du récit. Peut-être
lauteur a-t-il souhaité éviter des
polémiques similaires à celles suscitées
par ses précédents ouvrages, et réaffirmer
haut et fort que sil renie lhumanisme des
lumières, sil croit que notre espèce
est fondamentalement mauvaise, il nen reste pas
moins profondément révolté par
les exactions commises au nom du politiquement correct ?
Ceci expliquerait sans doute pourquoi Xuan, sorte dincarnation
du mal, ne possède pas cette épaisseur
qui nimbait le Nitchy du Successeur dun
voile de sentiments contraires. Le discours cynique
de Xuan fascine au plus haut point mais Truong le définit
explicitement comme le diable en personne, cest-à-dire
lHomme dans toute sa splendeur, larchétype
monolithique en qui est concentrée toute la logique
socio-économique actuelle et donc, à venir.
La facilité avec laquelle Truong parvient à
se glisser dans la peau de ce type de personnages est
par ailleurs assez troublante. Lauteur maîtrise
à la perfection les arcanes du cynisme absolu :
sa connaissance et sa pratique !
de la philosophie ny est sans doute pas étrangère,
et son Xuan rappelle le Vautrin de Balzac, à
la fois ennemi et tentateur.
Jonathan en revanche, dont lauteur
ne dévoile le passé douteux que par bribes
éparses, se révèle autrement plus
retors. Cest sur lui que se cristallisent les
véritables enjeux. Si le personnage de Reproduction
interdite prenait peu à peu conscience du
caractère pusillanime de son comportement avant
de faire preuve dun acte de bravoure salutaire,
Jonathan effectue le trajet inverse. Et bien que son
rôle quon devine important
demeure longtemps obscur pour le lecteur, il est clair
quil se laisse plus ou moins porter par les événements,
en observateur attentif, voire clinique. Si son ambition,
sa vénalité et sa pulsion de mort affleurent
parfois, Jonathan cache bien son jeu. Et surtout, son
itinéraire idéologique épouse parfaitement
celui de la société occidentale, tel que
décrit par Truong. Les révélations
finales, dont la brutalité laisse pantois, ne
sont pourtant guère surprenantes au regard de
lhabitus de Jonathan et de ses pairs, dont
toutes les actions peuvent se résoudre en définitive
à de simples calculs mathématiques. Jonathan,
simplement, est un faible. Personnage presque ballardien,
Jonathan ressemble comme deux gouttes deau au
Charles Prentice de La face cachée du soleil
ou au Paul Sinclair de Super Cannes, romans dont
la parenté avec Eternity Express ne sarrête
pas là puisque dans les trois cas, le séjour
paradisiaque attendu se révèle cauchemardesque,
sous le joug dun démiurge visionnaire.
Le journaliste Charles Prentice, dans La face cachée
du soleil, est ainsi poussé comme Jonathan
à commettre lirréparable, sous linfluence
dun proche illuminé. James G. Ballard et
Jean-Michel Truong partagent une même vision du
monde, où le libre arbitre des individus ne suffit
pas à assurer leur liberté. Un monde où
les seules armes dont disposent les résistants
sont la réflexion individuelle et une rigueur
éthique exemplaire. Mais chez Ballard cet aspect
est escamoté, assimilé par le récit
lui-même jusquà en devenir extrêmement
ambigu et apolitique en bref, une véritable
uvre littéraire , tandis que chez
Truong le discours ne sembarrasse pas de détours.
Pour autant, Eternity express na rien à
voir avec un quelconque roman social ou un simple pamphlet
politique. Truong ny défend pas vraiment
les opprimés, il ne sattaque à personne
en particulier. Il étudie les rouages dun
système et nous confie froidement ses conclusions.
Et croyez-le, elles ne sont pas belles à voir.
Comme Reproduction interdite,
Eternity Express est une variation autour de
lholocauste. Léternité du
titre, délicieusement ironique, est bien sûr
celle à laquelle aspirent les passagers refusant
léchéance inéluctable de
la mort, mais elle est surtout celle, moins romantique,
quils obtiennent au terminus, dans les fours gigantesques
de Global Waste basés à Clifford Estate.
Mais Truong a eu lintelligence de faire coïncider
son récit avec le parcours du train : les
seules connaissances de ce qui attend les compagnons
de Jonathan aussi antipathiques soient-ils
et du rôle abject du narrateur se suffisent à
elles-mêmes. Le propos de lauteur, dune
rigueur exemplaire, se situe au-delà de toute
description. Les faits, rien que les faits. Comme dans
Reproduction interdite encore qui
reste son meilleur roman à ce jour. Ou comme
dans un livre dhistoire. A mille lieues des ridicules
gesticulations du grand cirque médiatique, Truong
clos son récit avec pudeur et avec rage, une
rage où pointe le désespoir. Le souvenir
de Jonathan, ce Mengele ordinaire, hantera longtemps
le lecteur. Sans doute parce que ce que suggère
Truong a trop daccents de vérité
pour être négligé. Et parce que
son dénouement, témoignant du grand talent
de lauteur et rompant avec le didactisme souvent
artificiel des deux premiers tiers, renoue avec la fiction
en tant que telle sans pour autant délaisser
ses ambitions discursives.
De manière générale,
la faille dEternity Express est peut-être
son extrême pessimisme. Truong ne ménage
aucun échappatoire. Aucun personnage, aucun individu
donc, ne trouvant grâce aux yeux de lauteur
sinon un couple dantiquaires un peu terne
et les ouvrières de Shuang-Feng massacrées
avant les Jeux Olympiques de Pékin en 2008, mais
seulement, pour ces dernières, sous la forme
dun groupe anonyme et emblématique
la légitimation du propos devient problématique :
pour critiquer la politique fasciste de Xuan et de lUnion
(la primauté du collectif sur lindividuel),
Truong raisonne lui aussi à un niveau collectif,
empêchant ainsi le roman datteindre complètement
son but, le rendant aussi froid que ses personnages.
A quoi sert de crier au feu si lon est déjà
à moitié carbonisé ?
Nul doute que certains interpréteront
ce parti pris discutable comme un aveu, celui dune
pensée anti-humaniste qui ne dit pas son nom,
comme ce fut le cas avec Totalement inhumaine.
Ils feront remarquer quEternity Express
peut dès lors se lire comme une nouvelle justification
du Successeur, comme une énième démonstration
de léchec définitif de lhumanité.
Mais a contrario, on pourrait rétorquer
que ce que Truong signifie par cette noirceur absolue,
cest justement que nos combats, notre empathie,
ne doivent pas être soumis à des critères
quelconques, mais que toute lhumanité,
aussi détestable soit-elle, mérite notre
considération. La manière réfléchie
dont Truong a traité son sujet, ce refus héroïque
des concessions, cette emprise de la rigueur intellectuelle
sur le pathos, prouvent définitivement que sa
vision prophétique dune intelligence " totalement
inhumaine " était bien le fruit dune
analyse qui ne doit rien à la provocation. Eternity
express ne laisse aucune place aux calculs de ce
genre. Le remarquable travail dépure effectué
par lauteur na rien de fortuit : débarrassée
des affèteries littéraires, sa nouvelle
" prose du transsibérien "
approche une certaine vérité transcendante.
Il semble en effet que la force
dEternity Express excède ses contradictions.
Au cynisme post-moderne, Truong oppose son cynisme antique,
celui encouragé par Peter Sloterdijk et qui consiste
en ce retournement ironique à luvre
dans le roman, de lordre de la guérilla
intellectuelle. Ce qui fait son prix en définitive,
cest bien cet hyperréalisme halluciné,
cette rectitude, cette rage réprimée ;
ce doute glacial et poisseux qui étreint le lecteur
au fil de la lecture et qui ne le lâche plus jusquà
lapocalypse finale, et qui lui fait se demander :
" Et si Truong disait
vrai ?
" Et
sil avait vu juste ?
Olivier
Noël
©
Mauvais Genres, 2003