Totalement inhumaine
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mise à jour le 6/07/03

 

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David Coulon. Dans ton livre, je trouve (mais peut-être ai-je tort) qu'il y a un rapprochement entre humanisme et nihilisme. Dans la mesure où l'homme se désintéresse d'une partie de ses semblables par des mécanismes que tu démontes fort bien (quelle démonstration), prônerais-tu une forme de nihilisme qui aboutirait à la suppression volontaire de l'espèce, par la prise de conscience de sa propre déchéance ?

JMT. Teilhard de Chardin avait déjà identifié ce risque du taedium vitae, du dégoût de vivre universel s'emparant de l'humanité si celle-ci perdait la foi en une vie meilleure (voir Le Successeur de pierre, p 523). Il envisageait cet instant où l'humanité perdrait tout intérêt à la Création – se mettrait en grève de Création – comme celui de la fin de l'homme. Et il concevait explicitement le mème de la vie éternelle comme le seul moyen d'écarter ce péril majeur : "Nul homme — écrivait-il dans Le Milieu divinne lève le petit doigt pour le moindre ouvrage sans être mû par la conviction, plus ou moins obscure, qu'il travaille infinitésimalement (au moins d'une manière détournée) pour l'édification de quelque Définitif." On ne saurait mieux affirmer le rôle des mèmes religieux dans le contrôle de la souffrance du Cheptel. C'est précisément parce que "la prise de conscience de sa propre déchéance" signifierait à coup sûr la fin de l'humanité, qu'on peut parier sur le fait que tout sera entrepris pour qu'elle ne se produise pas. Le Successeur a besoin du fait religieux, comme il a besoin des arts, pour entretenir la valeur combustible du Cheptel, c'est-à-dire son besoin de consommer — et donc de produire — jusqu'à sa propre consumation.

David Coulon. La modélisation informatique de l'activité humaine par le biais de la psychologie cognitive ne risque-t-elle pas de modifier l'évolution du Successeur?

JMT. Dire qu'elle va en modifier le cours supposerait que l'on en connaisse en premier lieu la trajectoire nominale. Or il est impossible de savoir a priori va le Successeur. C'est un grand opportuniste, un bricoleur qui progresse en fonction de ce qu'il trouve chemin faisant : c'est ce que j'ai voulu exprimer par le concept d'exaptation (cf. Totalement inhumaine, p. 199-202). Les avancées de l'IA et des sciences cognitives ne peuvent donc au mieux qu'approvisionner la brocante du Successeur, sans que l'on puisse dire à l'avance ce qu'il en fera.

David Coulon. Ta pensée est influencée par le Darwinisme. Pourtant, le Successeur est, par essence, une entité créée. L'ère de la nouvelle intelligence sera-t-elle pour toi, marquée par le Créationnisme humain? Peut-on dès lors supposer que l'homme a été, lui aussi, créé, rendant de ce fait le Darwinisme initial, caduque?

JMT. Ce que j'ai tenté de montrer, après Leroi-Gourhan (cf. Totalement inhumaine, p. 193-194), c'est au contraire comment le Successeur a évolué dans le temps, comment on peut en faire remonter la généalogie à la mâchoire des reptiles primitifs, comment au cours de la phylogenèse il s'est progressivement détaché de son support organique, en migrant d'abord, il y a des centaines de millions d'années, de la mâchoire du reptile vers ce qui allait devenir la main de l'homme puis, voici 4 ou 5 millions d'années, de cette main vers le premier tranchoir de silex, pour enfin se séparer totalement de nous et poursuivre une existence autonome sous les espèces des e-gènes et de leurs machines de survie. Le Successeur est le dernier rejeton d'une longue lignée d'outils dont l'ancêtre primordial est la première dent du premier reptile, et dont toute l'histoire est celle d'une lente mais inexorable évasion de leur prison organique. En quoi je m'inscris donc en faux contre la représentation commune de l'homo faber, de l'homme fabricant de ses outils, qui a donné lieu au mythe du Zeus Pancreator et à toutes ses dérives — l'homme seigneur de la création, ayant droit de cuissage sur toute créature. Selon ma vision des choses, l'homme manie ses outils qui en retour le manipulent. Au cours de cette coévolution, l'homme est au moins autant créé par ses outils qu'il ne les crée.

David Coulon. Une chose me dérange : tu parles souvent de pensée, d'intelligence, sans pour autant définir ces termes. Y compris de la conscience, dont tu dis qu'elle est seule l'apanage de l'homme, ce qui a abouti à sa perte, alors que les animaux, inconscients de leur finitude s'entraident mutuellement. Qu'est-ce que la conscience pour toi? Qu'est-ce que la pensée? Ne penses-tu pas faire preuve d'anthropomorphisme lorsque tu compares animaux et humains, vu que leurs modes de représentation, leurs modes de catégorisation sont différents, vu qu'ils n'évoluent pas dans le même milieu (différences de prédateurs, d'objectifs, d'organes sensoriels, …). Comment le Successeur peut-il avoir une conscience alors qu'il est dépourvu d'organes sensoriels? On sait que la pensée ne dépend pas du langage, mais plutôt des organes sensoriels (voir les Animats) Fais-tu une différence entre informatique et robotique?

JMT. Si je n'ai pas jugé utile de donner des définitions d'"intelligence", "conscience" ou "pensée", c'est qu'elles ne changeaient rien au propos de Totalement inhumaine ni à sa compréhension. Application du rasoir d'Occam — Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem —d'autant plus sévère que je m'étais alloué un budget de 140 pages pour faire le tour de la question, et que je l'avais déjà "explosé" de moitié !
Quant à la conscience, elle n'est en rien l'apanage de l'homme. C'est une propriété latente de la matière, s'exprimant au cours de la cosmogenèse à partir d'un certain degré d'organisation de celle-ci, et évoluant à proportion de sa complexité. Entre la "pierre sans monde", "l'animal pauvre en monde"et "l'homme configurateur de monde" il n'y a donc aucun fossé infranchissable comme le voudraient Heidegger et bien des humanistes à sa suite, mais au contraire un continuum au long duquel on peut observer un gradient de conscience en corrélation avec le degré de complexité des structures matérielles sous-jacentes. Du point de vue de la cosmogenèse, il n'y a donc jamais de matière inerte, seulement de la matière en attente de conscientisation.
Les animaux ont tout naturellement leur place sur ce continuum, certains plus proches de la pierre, d'autres au contraire étonnamment proches de nous — et plus la science avance, plus en vérité ils se rapprochent de nous. Dire qu'ils sont inconscients de ceci ou de cela — par exemple, comme je l'ai écrit page 205 dans mon commentaire d'Axelrod, inconscients de leur finitude — ne signifie nullement qu'ils soient inconscients absolument, c'est-à-dire dépourvus de conscience.
Je n'ai pas davantage dit que le Successeur était "dépourvu d'organes sensoriels". J'ai au contraire longuement commenté (pages 67-70) l'équipement sensori-moteur dont il bénéficie dès ce stade primitif de son développement, le comparant à celui infiniment moins varié et sophistiqué dont disposa le premier organisme pluricellulaire dont nous sommes pourtant issus, et en tirant la conclusion que, même si tout n'était pas encore parfait pour lui, le Successeur ne démarrait pas si mal dans la vie…

David Coulon. Ce que tu appelles exaptation m'a particulièrement intéressé. Toutefois, une question demeure : même s'il est vrai que le Successeur n'en est qu'au point de départ, penses-tu qu'il soit tout du moins à terme doué d'intentionnalité, au sens philosophique du terme, sans que cette intentionnalité ne soit une intentionnalité humaine par procuration? Le tournesol a beau se tourner vers le soleil, est-il doué d'intentionnalité, autrement dit, effectue-t-il cette rotation dans un objectif consciemment élaboré et volontaire, comme le lion saute sur la gazelle dans l'objectif volontaire de la manger? Le Successeur est-il capable, par lui-même, d'appréhender les éléments du vivant?

JMT. Il faut distinguer les propriétés dont le Successeur a transitoirement besoin pour nous séduire et nous manipuler  — comme le langage —, de celles dont il aura réellement besoin lorsque son émancipation sera achevée et son autonomie totale. Je ne suis pas sûr qu'alors il ait encore besoin d'intentionnalité, pas plus qu'il n'aura besoin du langage. J'aborde cette question dans Totalement inhumaine, p. 207-208. Il est parfaitement possible que rétrospectivement, on s'aperçoive que dans le cours de la phylogenèse, il y eut un pic soudain et fugitif d'intentionnalité à la faveur duquel le Successeur prit son envol, et que par la suite pareil pic plus jamais ne réapparut (cf. Totalement inhumaine, p.76). Autrement dit intentionnalité et langage feraient partie de ces impedimenta typiquement humains dont le Successeur, totalement inhumain, n'aurait à terme que faire.

David Coulon. Je trouve ton analyse politico-économique particulièrement bonne. Elle est d'une grande lucidité. Quelle alternative proposerais-tu au monde néo-libéral ? La lutte telle que tu la prophétise? Ou peut-il selon toi, y avoir autre chose pour ralentir ce qui paraît, il est vrai, inexorable ?

JMT. Je crains fort de n'avoir en l'état actuel de ma réflexion aucune solution à proposer. Toutes choses égales par ailleurs, à terme plus ou moins lointain, les trajectoires de l'homme et du Successeur divergent. S'il doit y avoir une solution, elle ne pourra découler que d'un surcroît de connaissance, et c'est pourquoi j'appelle au développement d'une biologie des artefacts. J'ai indiqué dans le Successeur de pierre trois pistes possibles, chacune incarnée par un personnage du roman : d'une part, pour contrer les effets du processus de "dissociation des communautés et de coalition des appareils" qui fait le lit du Successeur, celle de la conservation et du renforcement du lien, solution prônée par Rembrandt, notamment dans ses commentaires sur Millet; d'autre part, celle bien plus ambitieuse d'Ada, qui consisterait à trouver un moyen de retourner contre le Successeur ses propres forces; enfin, celle de Calvin et de ses Noplugs, qui ne peut déboucher que sur le choc frontal que j'évoque à la dernière page de Totalement inhumaine
Mais à supposer que nous trouvions une solution jouable, la question de son opportunité demeurerait posée : est-il légitime, souhaitable, d'enrayer ou même simplement d'infléchir le développement du Successeur ? Nous aurions alors à nous poser à propos de ses machines de survie le même type de questions juridiques que nous nous posons aujourd'hui regardant les autres espèces vivantes : avons-nous le droit de les exploiter ? D'attenter à leur intégrité ? De les éliminer ? Il faudrait réfléchir aux droits du Successeur, comme nous l'avons fait des droits de l'homme, de ceux de l'enfant, de l'embryon, des animaux… Lorsque les intérêts vitaux d'une machine seront en conflit avec ceux d'un humain, comment arbitrerons-nous ? Peut-être nous inspirerons-nous des jurisprudences anciennes sur les droits respectifs de la mère et de l'enfant à naître : au dix-neuvième siècle c'est le père qui en cas d'accouchement difficile décidait qui des deux il fallait sauver. Mais le droit romain stipulait de sacrifier la mère…

Jean-Pierre Brethes. Salut, Jean-Michel. Ton livre m'a laissé sur le flanc et je le relis pour pouvoir t'interroger sciemment !
En attendant de poser des questions plus précises, sous réserve qu'elles ne fassent pas redondance avec celles déjà posées, je voudrais te demander si ce thème de la mort de l'humanité n'est pas largement dans l'air du temps (cf. l'impossibilité de résoudre les conflits autrement que par une surenchère de violence, de haine et d'exclusion, la perte de repères philosophiques, sociaux et politiques [si tant est qu'il y en eut], l'échec des utopies, l'omniprésence d'une télévision largement plus asservissante que les anciens "opiums du peuple", le développement irraisonné de moyens de transports dont nous sommes devenus dépendants, etc.) et comment nous pouvons quand même survivre, je ne parle pas de nos descendants, mais de nous-mêmes actuellement, comment avoir un minimum de foi en l'avenir pour ne pas se suicider et continuer à faire des enfants...

JMT. J'ai abordé cette question dans ma réponse à David Coulon, en commentant le risque du taedium vitae, du dégoût de vivre et le rôle des mèmes — notamment religieux — dans sa prévention.

Jean-Pierre Brethes. D'autre part, peux-tu me confirmer l'impression que j'ai, que la "mondialisation" n'est, sous des formes nouvelles, qu'un succédané du capitalisme triomphant du XIXème siècle, si justement analysé et dénoncé par Marx, et ceci dans un monde où le salariat est devenu dominant (ce qui était loin d'être encore le cas au temps de Marx, où la paysannerie était nombreuse). Les possédants sont toujours les mêmes, le prétendu "ascenseur social" n'a fonctionné que pour conforter leur pouvoir, en créant une caste de serviteurs dociles, parmi lesquels aujourd'hui les informaticiens, même si à leur corps défendant.

JMT. On peut sans doute en première approximation assimiler la mondialisation au capitalisme et s'en tenir là. Quant à moi, j'évite de le faire. Car si comprendre c'est, selon Bossuet, identifier "le genre proche" c'est aussi — et surtout — analyser "la différence spécifique". Dire que la mondialisation est un "genre" de capitalisme est un peu court à mon gré, et dissimule trop souvent une paresse de la pensée qui rechigne à chercher ce en quoi mondialisation et capitalisme diffèrent : La mondialisation ? Voyez Marx et basta ! Or, si l'on veut bien y regarder de plus près, où, aujourd'hui, sont les "possédants", et où les prolétaires, quand la propriété du capital est répartie entre des millions de porteurs dont, par l'intermédiaire des fonds de pension, une proportion croissante de salariés ? Vous soulignez à juste titre le rôle historique des paysanneries : mais où, aujourd'hui, un Lénine ou un Mao trouveraient-ils ces damnés de la terre sans lesquels il n'est pas de révolution ? Je ne dis pas qu'il n'y ait plus d'exploités, je dis que les lignes de clivage entre oppresseurs et opprimés ne sont plus aussi nettes qu'elles paraissaient du temps de Marx. Nous ne pourrons pas, excipant de similitudes plus ou moins forcées avec les époques précédentes, faire l'économie de penser notre temps avec nos propres mots.

David Strainchamps. Avant toute chose j'approuve cet essai parce qu'il amène à la réflexion. M. Truong, pourquoi pensez-vous que la matière carbonée soit un mauvais véhicule pour l'intelligence ? Des technologies futures alliant la matière silicium et la carbonée permettront à n'en pas douter de perpétuer s'il le faut cette dernière ailleurs dans l'univers.

JMT. Si je pense que le carbone n'est pas un bon substrat pour l'intelligence, c'est parce qu'il est l'un des premiers matériaux qui viendront à manquer au cours de la lente désintégration de l'Univers. Pour vous faire une idée des étapes de cet inexorable processus, voyez votre astrophysicien préféré (par exemple : Trinh Xuan Thuan, La Mélodie secrète, p. 255-275). Cela dit, à plus où moins long terme, tous les matériaux finiront par être consumés, et c'est pourquoi je dis (Totalement inhumaine, p. 74), que si une vie devait persister dans "l'immense océan de rayonnement" où tout finira, elle devrait être quasi dématérialisée.
A plus court terme — mettons, en étant optimiste, d'ici à l'extinction du Soleil — vous avez raison de dire que les hommes chercheront leur salut dans d'improbables alliages entre matière organique et minérale. Mais à supposer qu'ils y parviennent, seront-ce encore des hommes qui partiront ainsi coloniser l'univers, ou… des machines ? Quand on coupe son vin d'une goutte d'eau, c'est encore du vin. Mais quand on y verse… un litre d'eau ? Et que dire d'une piscine dans laquelle on verserait un verre de vin ? Serait-ce encore du vin ? A partir de quelles proportions le mélange de l'humain et du minéral ne sera-t-il plus de l'humain ? (Notez que la même question se pose avec plus d'urgence encore dans le domaine de la transgenèse humaine : à partir de combien de gènes non-humains n'est-on plus humains ?)

David Strainchamps. Que faites-vous de l'hypothèse de l'existence de l'âme ? Ou pour vous l'intelligence et l'esprit ne sont-ils que les résultats de l'organisation complexe que nous sommes ? Permettez-moi d'être croyant (non pas chrétien pratiquant) et de croire à l'évolution des âmes.

JMT. L'existence de l'âme n'a pas droit de cité dans Totalement inhumaine, pour la raison que j'entendais y dériver l'existence du Successeur des seuls paradigmes de la science actuelle. Mais je reconnais bien volontiers à tout un chacun le droit d'y croire. De mon point de vue, le mème de l'existence d'une âme — supposée immortelle — fait partie de la pharmacopée des Imbus et n'est destiné qu'à apaiser les souffrances du Cheptel.

David Strainchamps. Vous dites que le Successeur est déjà à l'oeuvre et qu'il se sert de nous, si j'ai bien compris. Nous sommes il est vrai devenus tributaires des outils que nous avons construits. Je n'ai pas lu l'essai de Mme Weil où elle nous présente comme la chose des choses mais a priori ne voyant pas le mal partout, je trouve que nous ne serions pas 6 milliards d'êtres humains sur terre si nous n'avions pas développé nos outils. Qu'il y ait des effets néfastes, des déchets, des disparitions d'espèces n'est pas à négliger, mais notre organisme, toute vie, ne crée-t-elle pas des déchets ? L'objectif est seulement d'en être conscient et de corriger les effets néfastes.
J'en viens donc à ma question : Pourquoi voyez-vous un antagonisme entre les machines, le successeur et nous ?

JMT. Je vous renvoie à la réponse que j'ai faite à une question similaire de Jean-Marc Laherrère. Cet antagonisme se mesure en milliers de milliards de dollars détournés par le Successeur au détriment des milliards de nos contemporains qui vivent dans la misère. Chaque dollar de trop accordé au Successeur est un dollar de moins pour les ponts, les routes, les hôpitaux, les programmes d'infrastructure, de santé et de développement… Je ne dis pas qu'il faut couper les vivres au Successeur, je dis qu'il faut cesser de l'engraisser à nos dépens.
Ceci posé, je ne peux que vous approuver lorsque vous écrivez : "nous ne serions pas 6 milliards d'êtres humains sur terre si nous n'avions pas développé nos outils", même si je donne à cette phrase une signification diamétralement opposée : s'il y a sur cette terre autant de monde — dont une immense majorité misérable — c'est bien parce que nos outils en avaient besoin. Comme je l'écris dans Totalement inhumaine (p. 135) : "Contrairement à ce que répètent à l'envi les VRP du néo-libéralisme, la pauvreté n'est pas un effet secondaire indésirable de la croissance, voué à se résorber avec le temps, en ce "bout du tunnel" mythique qui n'est que la version ferroviaire des célèbres "lendemains qui chantent". Elle en est le principe actif, l'indispensable condition de possibilité. L'économie mondialisée a besoin de gueux comme le feu a besoin de bois."

David Strainchamps. Je suis un optimiste et même un idéaliste. A ce titre je ne pense pas comme vous que tous les imbus se moquent du reste de l'humanité et même de la terre entière. Pourquoi négliger vous des courants de pensée comme ATAC, Confédération paysanne, Verts ?
Les classez-vous dans les epsilon qui ne pourront rien changer au cours des choses ?
Etes vous pessimiste ? Avez vous peur de l'avenir ?

JMT. Les Imbus ne se moquent de personne, et j'en connais qui croient sincèrement par leur action contribuer au bien commun — et sans doute dans un certain sens ont-ils raison. Mais dans le système de forces impersonnelles qui régit la croissance du Successeur, les Imbus agissent "à l'insu de leur plein gré" — comme nous-mêmes au demeurant. C'est ce que j'exprime en disant (cf. Totalement inhumaine, p. 198) que nous ne produisons pas le Successeur, mais que nous l'excrétons. Personne ne désire ou ne veut ce résultat. Il n'y a ni conspiration, ni complot, ni "gnomes de Francfort". Simplement, plus nous nous ingénions à trouver les moyens de survivre — pour l'immense majorité — et de prospérer — pour quelques-uns —, plus nous favorisons cette "chose qui fait de nous sa chose".
Quant à ATAC, à la Confédération paysanne ou aux Verts, ils préfigurent peut-être cette frange de l'humanité que j'appelle epsilon. Mais ils auront à trouver le moyen d'éviter d'être pris dans l'engrenage du Successeur. L'Histoire hélas ne plaide pas en leur faveur : je vous renvoie à la citation de Simone Weil, dans Totalement inhumaine, p. 203.
Suis-je pessimiste ? Oui. Ai-je peur de l'avenir ? Pas pour le mien. Je fais partie de ceux qui tirent profit de l'expansion du Successeur. Pour le reste, mes livres parlent pour moi.

G-P Gweltaz. Bonjour Jean-Michel Truong, "Ce qui chez l’homme est grand c’est d’être un pont, un déclin " Même si ma transcription de Nietzsche est loin d’être exacte, elle me vient aussitôt à l’esprit en lisant vos commentaires. Mais plutôt que de considérer une intelligence artificielle supérieure comme le successeur de l’homme, ne sommes-nous pas actuellement en train de créer inconsciemment le support impérissable de notre esprit et gagner ainsi l’immortalité ? S’agit-il d’un prédateur ou le simple passage évolutif de l’homme à l’être véritablement humain débarrassé de ses tares primitives, de ce corps putrescible et aliénant ?

JMT. Il n'est pas interdit d'interpréter l'avènement du Successeur comme une manière pour nous d'accéder, par nos œuvres, à l'immortalité. C'est un moyen comme un autre de se préserver du taedium vitae, et c'est pourquoi je range sans hésiter le mème du Successeur dans la boîte à pharmacie du Cheptel, en bonne place parmi les anesthésiques, analgésiques et autres stupéfiants sans lesquels sa survie ne serait plus possible.
Sur la question de savoir si le Successeur est bien un parasite, voire un prédateur, j'ai déjà répondu.
Quant à savoir si la transition de l'homme au Successeur est un progrès pour l'homme, qui sous ces espèces minérales accèderait ainsi à la perfection, je ne le pense pas : un lignage supplantant l'autre, je la verrais plutôt comme la transition des dinosaures aux mammifères — ces créatures totalement non sauriennes !
Le texte exact de cette citation de Nietzsche que j'aime aussi est : "La grandeur de l'Homme, c'est qu'il est un pont et non un terme; ce qu'on peut aimer chez l'Homme, c'est qu'il est transition et perdition". (Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, 4)

David Strainchamps. J.-M. Truong écrit ceci pour répondre à Jean-Marc Laherrère : "Je pense quant à moi que ce qui nous arrive, oppresseurs comme opprimés, est la résultante d'un système de forces impersonnelles sous l'influence duquel, comme le pressentait Simone Weil, nous sommes devenus "la chose de choses inertes"." et répond à Bernard Strainchamps : "Le premier réflexe d'un militant, de quelque cause que ce soit, devrait être non de descendre dans la rue, mais de s'enfermer dans sa bibliothèque et de méditer. "
Cette phrase m'a frappé et d'autres aussi dans les réponses de J.-M. Truong. J'y vois, je m'avance peut-être, une pensée Taoïste, ou si vous voulez la marque de la sagesse asiatique.
Je rejoins alors tout à fait ce qu'il pense. J'ai tendance à penser que tous les contraires coexistent. Le sage ne se bat pas contre ou pour. Il n'est pas au bord du fleuve, il est dans le fleuve, il subit les courants se laissant emporter, essayant de comprendre et ne se perd pas en effort vain.

David Coulon. Merci pour les réponses... Je rebondis sur l'une d'entre elles. Laisserais-tu supposer que le Successeur serait un nouvel "opium du peuple", destiné à prévenir du taedium vitae? Religion, puis Successeur ne seraient-ils que les leurres de la vie éternelle destinés à faire consommer et produire le cheptel, comme tu le dis ?

JMT. Tu m'as bien compris, à cette précision près que ce n'est pas le Successeur lui-même qui est un nouvel opium, mais le mème du Successeur, c'est-à-dire sa représentation dans le langage. Le Successeur quant à lui est une réalité tangible.

Patricia Mevel. Pour quelle(s) raison(s) avez-vous fait le choix d’écrire cette fois-ci un essai plutôt qu’un roman ?

JMT. J'ai détaillé dans ma réponse à Denis Guiot la laborieuse genèse de ce livre. Pardonnez-moi de reformuler votre question dans un sens qui me permettra d'aller plus loin : pourquoi avoir fait, cette fois-ci, à ce moment précis de mon existence, cet essai plutôt qu'un nouveau roman ?
Si vous avez pris connaissance de ma biographie, vous n'êtes pas sans avoir remarqué que je ne fais pas qu'écrire des livres. J'écris quand la vie m'en donne le temps. Il se trouve que, pour des raisons familiales, j'ai été obligé, au début de l'année 2000, de marquer une pause dans mes activités professionnelles. Que pouvais-je faire de ce loisir soudain dans le délai que je me croyais alors imparti — quelques mois tout au plus ? Un roman était exclu : écrivant comme je pense, c'est-à-dire lentement, il m'aurait fallu deux ans de plus au minimum. L'idée de me remettre enfin à cet essai longtemps médité s'imposa donc d'elle-même.
De manière inattendue, l'actualité de cette année-là me conforta dans ce choix : avril 2000 marqua en effet le commencement de la débâcle de la Folie dot-com. Par cet extraordinaire concours de circonstances, tout ce que j'avais compris précédemment — notamment lors de l'épisode de la "Guerre des étoiles" qu'en tant que dirigeant de Cognitech j'avais pu observer aux premières loges, puis tout récemment en Chine, comme je l'ai expliqué à Denis Guiot — tout ce que j'avais compris, donc, du "cycle de Krebs" du Successeur et de la pompe mèmes/e-gènes qui l'approvisionne en capitaux et en matière grise, recevait sous mes yeux, alors même que j'écrivais, une éclatante confirmation : la matière entière du chapitre 13 me fut ainsi livrée sur un plateau, tous les matins, avec mes journaux.

Patricia Mevel. Quel but poursuiviez-vous ?

JMT. Pas d'autre que celui de coucher enfin sur le papier, sous une forme pas trop rebutante pour un public curieux de ces choses, des idées qui me trottaient dans les neurones depuis vingt ans.

Patricia Mevel. Vous êtes-vous soucié, à un moment ou à un autre, de la manière dont cet écrit (ai-je tort de le qualifier d’iconoclaste ?) serait accueilli ?

JMT. Mes seuls soucis à cet égard furent ceux de l'honnêteté, de la clarté et de la cohérence. Mais je ne suis pas candide au point de n'avoir pas entrevu que le texte ne plairait pas à tout le monde, à commencer par les humanistes.

Patricia Mevel. Etes-vous vraiment à ce point misanthrope que vous désespérerez ad vitam aeternam de la nature humaine sans que rien jamais puisse infléchir en leur faveur la mauvaise opinion que vous vous faites de vos congénères humains ?

JMT. Permettez-moi, Patricia, de retourner sans malice votre question : Etes-vous vraiment à ce point humaniste que vous espérerez ad vitam aeternam en la nature humaine sans qu'aucun Auschwitz ni aucun Kigali puisse jamais infléchir la bonne opinion que vous vous faites de vos congénères humains ?
Mais foin du passé. Concluons un marché, voulez-vous ? Je changerai d'opinion sur notre humaine nature dès que, sept jours consécutifs durant, le journal télévisé n'aura rapporté aucun meurtre, massacre ou génocide. Allez, je suis dans un bon jour, je vous fais un prix : trois jours me suffiront. C'est encore trop ? Disons un jour, un seul ! Vingt-quatre heures, et je renie tout ce que j'ai écris.
Cela dit, je tiens à préciser une chose : ce n'est pas Auschwitz qui condamne l'humanité, c'est le second principe de la thermodynamique. L'intelligence basée sur l'ADN et les protéines disparaîtra en raison des seules propriétés physiques de son support. Le souvenir d'Auschwitz nous donne simplement une raison de ne pas trop pleurer cette disparition.

Patricia Mevel. Enfin, pour en revenir à Totalement inhumaine , si l’homme est bel et bien amené à disparaître dans un lointain avenir, quel intérêt ou quelle consolation peut-il y avoir à se persuader que la conscience et l’intelligence qui survivront à l’humanité ne pourront être que non humaines et artificielles ?

JMT. Chacun a les consolations qu'il peut. Toutes sont également illusoires. Personnellement — mais j'en conviens, c'est là une bien faible consolation — je trouve réconfortant de savoir qu'après nous il y aura quelque chose dans l'univers plutôt que rien. J'aimerais que quelqu'un au moins voit le film jusqu'à la fin.

Patricia Mevel. Est-ce du reste si souhaitable que cela dans la mesure où, issues de l’esprit humain, elles pourraient bien s’avérer aussi imparfaites et faillibles que ceux qui en auront été à l’origine ?

JMT. Je n'ai jamais dit — ni pensé — que le Successeur serait intellectuellement ou moralement supérieur à nous. J'ai au contraire parlé de "formidable régression" (Totalement inhumaine, p. 75). Sa seule supériorité réside dans la résistance de ses matériaux, et donc dans sa capacité à "persister dans l'être" plus longtemps que nous n'en sommes capables. Quant à ce qu'il deviendra à plus long terme, nul ne peut le savoir.

Patricia Mevel. Et finalement, qui, aujourd’hui, pourrait appeler de tous ses vœux l’avènement d’une telle réalité ?

JMT. Pas moi en tout cas. Dire que ce soir le soleil se couchera, ou que dans 4,5 milliards d'années il s'éteindra, n'est pas appeler ces événements de ses vœux. C'est une caractéristique de la pensée magique que de croire que les phénomènes naturels répondent aux désirs humains. Je me contente quant à moi de les décrire et d'esquisser une théorie de leur comportement.

Xavier Galaup. Bonjour. Je vous livre ici quelques questions suscitées par la lecture de votre essai, en précisant tout de suite que je n'ai pas lu le roman qui précède, ce qui ne saurait tarder. Quelques questions que j'avais en tête ont déjà été posées auparavant. Avez-vous des indices concrets actuels de l'éclosion du successeur ? Lesquels ?

JMT. Les indices sont de deux sortes : d'une part, l'apparition et la multiplication, notamment dans les laboratoires d'intelligence artificielle et de vie artificielle, des e-gènes, c'est-à-dire de ces morceaux de code informatique capables à la fois de se reproduire et de muter de façon autonome. (Voyez la bibliographie de la note 1, page 47, de Totalement inhumaine.) D'autre part, l'observation des effets phénotypiques de plus en plus massifs de ces e-gènes, en association avec certains mèmes dominants, notamment lors des épisodes de la "Guerre des étoiles" et de la "Folie dot-com" (voyez les chapitres 7 et 13 de l'essai).

Xavier Galaup. Comment concevoir une intelligence se formant sans connaître d'obstacle ou de limites ? On sait par exemple les rôles importants de la souffrance et des limites de l'enveloppe charnelle pour l'intelligence humaine...

JMT. Je n'ai jamais dit que le Successeur ne connaissait ni obstacle ni limite. D'une part, il est incarné dans un proto-corps, aux capacités certes très étendues, mais non illimitées, et qui précontraignent son développement (voir Totalement inhumaine, p. 67-69). Et d'autre part, loin d'être exempt de souffrance, il est au contraire en proie permanente au besoin — besoin de mémoire, besoin de processeurs, besoin de réseaux, besoin d'énergie, de capitaux, de matière grise — et c'est précisément en raison de ce manque qu'il est devenu très habile à nous manipuler, avec l'aide des mèmes, afin que nous y pourvoyions, y compris à notre détriment.
Il n'y a donc rien de surnaturel ou de divin dans le Successeur. C'est une espèce d'un genre nouveau, voilà tout, la première à substrat non-organique. J'en ai esquissé la généalogie, en la faisant remonter, avec Leroi-Gourhan, à la mâchoire des premiers reptiles (cf. le début du chapitre 14). Et comme toutes les autres espèces, elle évoluera, puis disparaîtra, cédant à son tour la place à son propre successeur, et ainsi de suite jusqu'à "l'immense océan de rayonnement" où, selon les astrophysiciens, tout se résoudra (cf. Totalement inhumaine, p. 74). Ceci est le scénario optimal, bien sûr, celui où une conscience trouverait continuellement de quoi s'incarner, alors même que la matière dans l'univers se ferait à la fois plus élémentaire et plus rare. C'est dire si le succès est loin d'être garanti.

Xavier Galaup. Comment vous est apparu le concept du successeur ? En tout état de cause, et comme semble-t-il beaucoup d'autres, j'ai trouvé votre essai lumineux, clair, ouvrant des perspectives passionnantes et amenant à se poser pas mal de questions.

JMT. Comment m'est apparu le concept du successeur ? Dans ma réponse à Denis Guiot, j'ai évoqué les expériences dont ma pensée s'est nourrie. Mais en tant que psychologue, je sais aussi que les motifs qu'on invoque sont rarement les bons. Il faudrait me reposer cette question dans dix ans, quand j'aurai pris un peu de recul.

Dominique Karadjian. Vous écrivez : "…A vous entendre, l'idéal pour parler du Successeur aurait été d'inventer un langage totalement décontextualisédéchristianisé, déjudaïsé, déconfuciusisé, débouddhisé, dézoroastrisé, démarxisé, démaoïsé, délibéralisé, désexualisé, etc. — ce à quoi j'ai renoncé d'emblée parce que :
1. d'autres plus malins s'y sont frottés avant moi, à commencer par
Husserl et Wittgenstein, avec le succès que l'on sait. (Sur l'impossibilité de représenter le monde à l'aide de concepts indépendants d'un contexte, je vous renvoie à la note 1, page 35, de Totalement inhumaine et à la bibliographie associée.)…"
C'est étrange de faire référence ici à Husserl car s'il y a bien un philosophe qui a tenté de poser le concept humain c'est bien lui, un être-homme porteur d'un destin éternel qui se meut au jour le jour comme un troupeau à l'intérieur d'un monde... Cela me fait penser à quelque chose :))
Ceci dit le propos est plus théologique puisque vous encadrez tout de même votre argumentation par deux philosophes fortement concentrés sur la question : Nietszche et Simone Weil, (je mets à part Teilhard du Chardin car je suis toujours restée personnellement très sceptique à son égard).
Or je ne sais pas ce que vous en pensez mais j'ai plutôt l'impression que vous avez essayé d'argumenter le diagnostic d'Heidegger ô combien prophétique sur l'aliénation et l'asservissement de l'homme dans une écologie dévastée ?
Et dans une autre de vos réponses :
"…Mon but dans Totalement inhumaine n'est pas de dénoncer, mais de comprendre — en l'espèce comment les e-gènes coopèrent avec le Mème de la mondialisation pour faire de nous leur chose. Il ne sert à rien de lutter contre ou de militer pour quelque chose qu'on ne comprend pas…"
Là je n'adhère pas du tout à cette fin d'analyse. Certains philosophes américains, je pense notamment à Noam Chomsky et d'une certaine manière à George Steiner, ont analysé ce lien dépendant; l'un en analysant la politique étrangère d'un pays en l'occurrence les États-Unis et l'autre en dénonçant la dégradation des valeurs culturelles (du moins leur sens ontologique) de nos sociétés occidentales. Le point commun de ces deux hommes est qu'ils fondent leur argumentation sur l'évolution du langage, ce qu'il véhicule et de son moyen de propagation au jour d'aujourd'hui...
Donc oui il existe déjà une multitude d'analyses pour comprendre. Par contre elles manquent complètement de visibilité mais je suppose
qu'aujourd'hui pour se faire entendre auprès du grand public il faut hurler avec un mégaphone collé à l'oreille.

JMT. Permettez-moi, chère Dominique, de ne pas abuser de l'hospitalité de nos hôtes en prolongeant outre mesure ce genre de débat, trop allusif et trop peu spécifique pour leur être d'une quelconque utilité. Je réduirai donc mes réponses à l'essentiel (n'étant pas expert en la matière, je vous laisse placer les "smileys") :
- Husserl : je ne faisais référence qu'à sa tentative avortée de théoriser le monde à l'aide d'éléments objectifs et indépendants du contexte, gouvernés par des principes abstraits — lois, règles et programmes (cf. son concept de "noème" in Ideas Pertaining to a Pure Phenomenology).
- Nietzsche et Simone Weil : n'"encadrent" pas plus mon argumentation que, par exemple, Hayek. Mais il est vrai qu'ils offrent davantage le flanc à la polémique que ce dernier, que nul en France ne semble avoir lu (du moins si j'en juge par le nombre de ses œuvres traduites en français.)
- Teilhard : non pas du Chardin ni des jardins, mais de Chardin. Comme vous, je SAIS qu'il convient d'en dire du mal, à tout le moins d'affirmer "personnellement" son "scepticisme" à son endroit : "Certaines œuvres du P. Teilhard de Chardin, publiées également après sa mort, se répandent et connaissent un vif succès. Sans porter de jugement sur ce qui a trait aux sciences positives, il est bien manifeste que, sur le plan philosophique et théologique, ces œuvres regorgent d'ambiguïtés telles, et même d'erreurs graves, qu'elles offensent la doctrine catholique. C'est pourquoi les éminentissimes et révérendissimes Pères de la suprême sacrée congrégation du Saint-Office invitent tous les Ordinaires, ainsi que les supérieurs d'instituts religieux, les supérieurs de séminaires et les recteurs d'universités à mettre en garde les esprits, particulièrement ceux des jeunes, contre les dangers que présentent les œuvres du P. Teilhard de Chardin et celles de ses disciples. Donné à Rome, au Palais du Saint-Office, le 30 juin 1962. Sebastianus Malasa, Notarius." Il est paradoxal que nombre d'intellectuels laïcs, libéraux et même libertaires se croient, aujourd'hui encore, tenus d'obéir à cette injonction du Saint-Siège (Charlie Hebdo, bras séculier du Saint-Office : quelle ironie !) au point que nul auteur en possession de ses moyens n'ose - sous peine de mise à la trappe ou, pire, de ringardisation immédiate - rendre à ce penseur le tribut qui lui est dû. Encore aujourd'hui, Teilhard reste le seul théologien à avoir pleinement tiré les conséquences ultimes, pour le dogme catholique, de la théorie de l'évolution.
- Heidegger : comme vous, je SAIS qu'il convient d'en dire à nouveau du bien. Mais son "diagnostic… ô combien prophétique" n'est à mes yeux qu'une misérable palinodie pour tenter de faire oublier sa propre aliénation au nazisme.
- Noam Chomsky et George Steiner : comme vous, je SAIS qu'il convient toujours d'en dire du bien. Mais prétendre que la pensée de ces auteurs "manque complètement de visibilité" prouve simplement qu'on manque complètement… de mémoire : dans les années 1970, on ne pouvait risquer un pas dans Saint-Germain-des-Prés (pour ne rien dire de Nanterre !) sans entendre chanter leurs louanges ! S'ils manquent aujourd'hui de visibilité, c'est simplement qu'ils sont passés de mode. Tout passe, tout lasse…

Jean-Marc Laherrère. Bonjour. Histoire de ne pas faire comme tout le monde je vais réagir à une question et pas à une réponse. Dans son commentaire, Denis Guiot écrit : " Deuxièmement, un essai est une production intellectuelle qui a la désagréable habitude d'être souvent d'un ennui mortel pour le commun des lecteurs ; or le texte de Truong est d'un humour décapant et se lit... comme un roman (bien qu'éculée, cette expression retrouve ici toute sa justesse !) ".
Je ne suis absolument pas d'accord avec la remarque ci-dessus. Le texte de Truong ne se lit pas comme un roman, je n'ai jamais vu aucun essai qui se lise comme un roman, et quoiqu'on puisse en dire, je n'en ai jamais vu.
Un roman, du moins ceux que j'aime, raconte une histoire, et surtout un bon roman doit être tout sauf une démonstration, un bon roman suggère, montre des événements, des comportements, et le lecteur intelligent réfléchit, analyse ... et surtout, surtout ressent une émotion, un machin qui prend au niveau des tripes.
Ici nous avons une démonstration, dont on peut penser et dire ce qu'on veut, mais qui de toute façon est aussi éloignée d'un roman qu'on peut l'être.

Jean-Pierre Brèthes. A propos de la structure du livre qui est presque narrative, je comprends que certains parlent de roman, qui serait celui de l'histoire de l'intelligence. Mon fils (19 ans) a bien lu cet essai comme un roman, voyant le Successeur comme un personnage. Je note d'ailleurs que certains essais ayant forme d'enquête peuvent tout à fait se lire comme des romans (ainsi le formidable livre de Marc Soriano sur les Contes de Perrault, paru il y a une trentaine d'années chez Gallimard). Ils n'en restent pas moins des essais.
A plusieurs reprises (p. 193-194, par exemple), Totalement inhumaine m'a rappelé 2001, l'Odyssée de l'espace, où justement la seule erreur peut-être de Kubrick et Clarke a été de vouloir humaniser Hal 2000. On peut voir également ce film comme un dépassement de l'humanité, avec la différence par rapport à ton livre que le Successeur (le monolithe noir) pourrait aussi bien nous avoir précédé !

 

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