JMT.
C'est tout le problème des
genres littéraires que vous posez ici : quelle
est la forme convenant le mieux à un contenu donné,
ou pour reprendre les concepts de Totalement
inhumaine quel est le véhicule
le plus approprié à la dissémination
d'un mème ? L'essai m'a paru une bonne façon
de désenclaver le mème du Successeur, confiné
jusqu'ici dans certains biotopes fort restreints, savoir
celui des spécialistes de la vie artificielle et
celui
des lecteurs du Successeur de pierre.
J'étais parfaitement conscient de ce que ce changement
de pied risquait de dérouter voire d'irriter
ceux-ci comme ceux-là, mais je dois à
la vérité de dire que ni les uns, ni les
autres n'étaient au coeur de la cible visée
par cet essai même si l'auteur que je suis
les accueille aujourd'hui avec amitié.
Quant à la question des associations mentales suscitées
par certains groupes de phonèmes ou de graphèmes,
elle renvoie d'abord à vos propres conditionnements.
Quand il entendait le mot "culture", Goebbels sortait
son revolver, je conçois donc sans peine que la
chaîne
de caractères /d/i/e/u/ puisse avoir le même
effet sur ceux que vous nommez les "mécréants".
Mais admettez en retour qu'en dehors de la sphère
chrétienne, le mot "avènement" ne suscite
pas "forcément" les mêmes émois. Ou
alors, faudra-t-il, sous peine d'être soupçonné
de sombres intentions doctrinaires, s'interdire à
tout jamais de parler de l'avènement d'un
roi, ou de l'avènement de la paix ?
Devra-t-on envoyer au bûcher Emmanuel Levinas, auteur
peu catholique s'il en est, pour avoir si magnifiquement
décrit l'épiphanie du visage ? Sérieusement,
ne croyez-vous pas qu'il serait temps de nous réapproprier
les mots, même et surtout lorsqu'ils
ont été pris en otage par tels ou tels intérêts
particuliers ? Les religions ne jouissent, que je
sache, d'aucune concession perpétuelle sur notre
vocabulaire. Si elles le squattent depuis si longtemps,
c'est uniquement parce que nous avons renoncé à
nos droits légitimes, en leur abandonnant l'usage
de nos mots.
A vous entendre, l'idéal pour parler du Successeur
aurait été d'inventer un langage totalement
décontextualisé déchristianisé,
déjudaïsé, déconfuciusisé,
débouddhisé, dézoroastrisé,
démarxisé, démaoïsé,
délibéralisé, désexualisé,
etc. ce à quoi j'ai renoncé d'emblée
parce que :
1. d'autres plus malins s'y sont frottés avant
moi, à commencer par Husserl et Wittgenstein,
avec le succès que l'on sait. (Sur l'impossibilité
de représenter le monde à l'aide de concepts
indépendants d'un contexte, je vous renvoie à
la note 1, page 35, de Totalement inhumaine et
à la bibliographie associée.)
2. j'ai déjà essayé, pendant
la période de ma vie où avec quelques complices
je tentais d'enseigner aux machines les rudiments de la
connaissance humaine j'appartenais alors à
l'école dite cognitiviste. Ça ne
marche pas. Les mots, quels qu'ils soient, sont toujours
déjà plombés. Ça s'appelle
la culture et nous y sommes plongés jusqu'au
cou.
3. y serais-je même parvenu, vous ne m'auriez
pas lu. Franchement, entre nous, quand avez-vous pour
la dernière fois ouvert un traité d'intelligence
artificielle disons, au hasard, "Systèmes
experts" de Bonnet, Haton et Truong ? Jamais,
gageons-le et je suis le dernier à vous
en faire grief. Même les gens dont c'est le métier
que de s'y coller chercheurs, enseignants, étudiants,
ingénieurs trouvent cela horriblement rébarbatif.
Vous voyez ? D'un côté, vous dites "tant
pis pour la vulgarisation", mais d'un autre, vous
ne lisez pas cette littérature "purement scientifique"
que vous appelez de vos vux. (J'émets au
demeurant les plus expresses réserves quant à
la soi-disant "neutralité" du langage
scientifique, y compris mathématique, qui n'est
pas moins contextualisé et n'use pas moins de métaphores
que la langue courante, même s'il est plus habile
à les dissimuler voir Fox Keller et Kuhn
dans la bibliographie
de Totalement inhumaine mais ce débat
nous mènerait trop loin).
Anne
Pambrun. Dautre
part, ne trouvez-vous pas paradoxal de mener, pendant
à peu près la moitié du livre, une
critique en bonne et due forme de lultralibéralisme
en expliquant comment il dénoue tout lien humain
pour affirmer ensuite que lhumain, finalement on
sen fiche, puisque le successeur sera une forme
de conscience et de vie " totalement inhumaine " ?
Dans ce cas pourquoi ne pas conclure : "vive le libéralisme !"
Car finalement, même si cela vous semble inéluctable,
ça vous plaît ou pas lexistence de
ce successeur ?
JMT.
Votre réaction montre bien
toute la difficulté qu'il y a à proposer
une réflexion sur l'outre-humain, qui presque automatiquement
est perçue comme un mépris de lhumain,
dont "finalement on se fiche" (C'est précisément
pour éviter ce reproche que le christianisme inventa
l'histoire d'un dieu se faisant homme : pour éviter
que quelqu'un ne dise que son dieu "se fiche" de l'homme.)
Or, de même qu'on ne sait vraiment ce que "vaut"
une fonction mathématique tant qu'on n'a pas étudié
son comportement aux limites, nous ne saurons vraiment
ce que nous sommes que lorsque nous saurons, non seulement
d'où nous venons, mais aussi où nous allons.
Tout ce que je fais dans mes livres, c'est d'examiner,
toutes choses égales par ailleurs, le comportement
aux bornes de l'équation humaine.
Quant à savoir si l'"avènement" du Successeur
me plaît ou non, je dirai que, d'un point de vue
purement esthétique, oui, il me plaît
de savoir qu'après l'homme subsistera quelque temps
dans l'univers une conscience plutôt que rien. Ça
ne change rien à mon sentiment profond d'absurdité,
mais ça me console, de cette consolation illusoire
que le fait de laisser après lui une progéniture
ou une uvre procure au condamné.
De ce point de vue, le mème du Successeur rejoint
donc ceux de la réincarnation et de la résurrection
dans la pharmacopée du Cheptel.
Jean-Marc
Laherrère.
Vous donnez à l'homme comme
mission de perpétuer l'intelligence en lui permettant
de passer à un autre support pour survivre à
sa destruction inévitable. Mais tant qu'à
faire l'hypothèse de la nécessité
de perpétuer l'intelligence, présentée
presque comme une entité indépendante ne
se servant de l'homme que comme d'un support, pourquoi
ne pas supposer également qu'elle existe déjà
ailleurs dans l'univers, que déjà, hors
le système solaire, elle a bien d'autres supports
que l'homme et son éventuel successeur ?
JMT.
Tout simplement parce que ça
ne faisait pas partie du "cahier des charges" que je m'étais
imposé. Ce qui m'intéresse dans Totalement
inhumaine aussi paradoxal que cela puisse paraître
c'est l'homme, rien que l'homme. Je n'écarte
pas pour autant la possibilité qu'il existe déjà,
dans notre univers ou à côté, des
formes d'intelligence, totalement inhumaines par définition.
Cela dit, j'aimerais revenir à votre première
phrase : lorsqu'un ingénieur, démontant
un mécanisme, découvre que tel rouage remplit
telle fonction, il ne lui assigne aucune mission.
De même, ce n'est charger l'homme d'aucune mission
que de constater qu'il a pour fonction de mettre
au monde et d'élever le Successeur. Simplement,
il se trouve que, croyant faire une chose développer
des technologies pour maîtriser son environnement
il en fait aussi sans le savoir une autre
: c'est ce que recouvre le concept d'exaptation.
(Voir Totalement inhumaine, p. 199-202)
Jean-Marc
Laherrère.
Vous dites dans le début
du livre que ce qui compte ce n'est pas ce que chaque
espèce intelligente aura produit, mais qui restera,
qui sera encore là le dernier. C'est une façon
de voir les choses, qui je l'avoue m'est très étrangère.
Je me fiche totalement de savoir qui va "gagner" cette
étrange course. A vrai dire je me fiche également
de savoir qui (ou quoi) va survivre à la destruction
du système solaire (et ne parlons pas de celle
hypothétique de l'univers) ; j'ai même du
mal à m'intéresser à ce qu'il sera
du futur de l'humanité à plus de deux générations
...
Cette façon de se préoccuper d'un avenir
forcément déshumanisé n'est-elle
pas une manière facile de se désengager
de ce qui se passe aujourd'hui, maintenant, de l'influence
de nos actions sur la ou les générations
suivantes, puisque de toute façon, à terme,
nous ne serons plus là ?
JMT.
Il n'est pas étonnant qu'ingénieur,
vous affichiez une certaine indifférence à
l'eschatologie. L'ingénieur est l'homme des soucis
proches. Si vous aviez eu le goût du lointain, vous
vous seriez fait chercheur, philosophe ou
théologien.
Je me suis expliqué plus haut sur la nécessité,
pour comprendre l'homme hic et nunc, d'aller voir
ailleurs s'il y est. Mathématicien de formation,
vous comprenez cela mieux que quiconque. Loin d'être
sans intérêt, cette connaissance de notre
vérité aux limites est la condition même
de possibilité de toute morale. Nous ne pouvons
savoir si telle action est bonne ou mauvaise pour nous
aujourd'hui que si nous sommes capables d'en évaluer
les conséquences, y compris les plus distantes.
A nous ensuite d'arbitrer entre le proche et le lointain,
voire l'extrême-lointain. Nous avons le droit de
préférer le bien-être de nos enfants
à celui
mettons de nos arrière-arrière-petits-enfants,
en refusant par exemple de limiter notre endettement,
ou notre production de gaz à effet de serre ou
de déchets nucléaires, et en reportant sur
eux les conséquences de ce choix, arguant du fait
que d'ici là, l'intelligence humaine trouvera bien
les solutions à ces problèmes. Mais pour
prendre ce genre de décision en connaissance de
cause, nous devons considérer toutes les alternatives,
jusqu'aux plus lointaines.
Jean-Marc Laherrère.
La classification de l'humanité en trois catégories,
Imbus, Cheptel et Epsilon, me paraît outrageusement
simplificatrice. Comme toutes les classifications simplificatrices,
elle s'écroule d'elle même quand on essaie
de l'appliquer : Où est l'auteur là dedans
? Imbus, Cheptel, Epsilon ? Où es-tu Bernard toi
qui utilise internet, le web, mais refuse le libéralisme
et la toute puissance du fric ? Epsilon ? Et moi ? ingénieur
au CNES, utilisateur d'internet, réfractaire au
portable et à la télé, anti Jean-Pierre
Gaillard, anti-loi du marché, plutôt partisan
de Bové, Marcos et Taibo II ? Et Francis Mizio,
créateur de site web et pourfendeur de ce que l'auteur
caricature sous le trait des Imbus ? ...
JMT.
Le plus probable est que vous et
moi fassions partie du Cheptel. Il n'y a rien d'outrageant
à cela, pas plus que d'appartenir mettons
à la catégorie des
"ingénieurs au CNES", des "utilisateurs d'internet",
des "anti-loi du marché"ou des "partisans
de Bové". De même qu'il n'y a rien d'ignoble
à catégoriser : c'est même
là l'activité de base du cerveau, celle
sur laquelle repose cette intelligence dont nous sommes
si fiers. Voyez Piaget et, plus près de nous, Edelman.
Mais le plus intéressant, je vous l'accorde, serait
l'étude des transitions entre ces états :
à quelle condition et comment peut-on passer du
Cheptel à epsilon, ou même des Imbus à
epsilon ? (La transition d'Imbu à Cheptel et vice-versa
est quant à elle triviale, je l'ai moi-même
parcourue plusieurs fois dans les deux sens).
Jean-Marc
Laherrère.
Et même venant après
une condamnation sans appel des effets les plus dévastateurs
du libéralisme, je vois dans cette classification
une misanthropie, et un mépris général
pour l'humanité toute entière qui me rend
le livre très antipathique. Mais peut-être
que je me trompe, et que j'ai mal compris le propos ?
JMT.
Il n'y a aucun mépris dans
le fait de chercher à remettre l'homme à
sa place quand celui-ci s'est de son propre chef décantonné.
Le problème majeur auquel nous sommes confrontés
aujourd'hui, du fait de l'irruption de ce que j'appelle
les "technologies du dépassement de l'homme"
et que Sloterdijk nomme les "anthropotechniques"
est celui de la redéfinition de l'humain. On ne
peut continuer de penser l'homme comme si les manipulations
génétiques ou l'intelligence artificielle
n'existaient pas, et on ne peut continuer de le penser
avec des concepts aussi inadéquats que "vrai",
"faux", "sujet", "objet" ou "responsabilité". Permettez-moi
de citer Généalogie de l'horreur,
le testament spirituel de Pascal-Henry Miller, un des
personnages de Reproduction interdite, dénonçant
"cette fascination qu'exercèrent sur nos esprits
mal préparés les technologies dites "nouvelles"
intelligence artificielle, robotique, génie
génétique , qui nous empêcha
d'en mesurer avec lucidité tout le potentiel de
perversion. Puérile naïveté d'avoir
voulu être de notre temps, d'avoir vécu avec
notre temps, sans prendre le temps de comprendre ce temps
par le dedans. Folle prétention d'avoir voulu saisir
la modernité avec nos équipements conceptuels
désuets la biologie moléculaire avec
Hegel et la cognitique avec
Spinoza ! alors
que nous aurions dû nous faire généticiens
avec les généticiens, cogniticiens avec
les cogniticiens. De ce temps idolâtré, nous
ne saisîmes, enfants émerveillés et
dupes, que l'écume et les bulles. Pour finir, nous
nous y sommes noyés."
Ce problème fait l'objet du dernier essai de Peter
Sloterdijk (La Domestication de l'Être, Mille
et une nuits, 2000), dont vous trouverez un commentaire
sur mon site sous le titre "La
philosophie (re)découvre le verbe devenir"
Jean-Marc
Laherrère. En
acceptant l'hypothèse de l'émergence d'une
nouvelle forme de conscience, pourquoi supposer qu'elle
sera forcément antagoniste avec l'homme ? L'exemple
choisi du ver, de la crevette et du canard est sans doute
un cas réel, mais il existe également des
cas de symbioses où deux organismes s'allient pour
mieux survivre au lieu de se détruire.
JMT.
C'est un fait constant en biologie
qu'il ne peut y avoir symbiose entre deux organismes que
s'il y a communauté d'intérêt, soit
alimentaire, soit reproductif. Dès que deux espèces
convoitent les mêmes ressources, il y a conflit
et on ne parle plus de symbiose, mais de parasitisme.
Et
c'est un fait d'expérience que le Successeur
même dans sa forme embryonnaire actuelle
a d'ores et déjà commencé
à nous concurrencer. Vous êtes-vous déjà
demandé ce que le milliard et demi de gueux vivant
avec moins d'un dollar par jour aurait pu faire avec les
5200 milliards de dollars qu'à l'occasion de la
Folie dot-com nous venons de brûler dans
les chaudières du Successeur ? (Sans compter que
les dits gueux commencent aussi à payer pour la
Folie dot-com, comme je le montre dans un papier
récemment publié sur mon site : "Wall
Street se soûle, le laboureur du Mékong trinque".)
Jean-Marc
Laherrère. Un
des points les plus gênants du livre est la présentation
du Successeur comme un Dieu tout puissant, qui manipule,
manuvre des pantins, transformant les bourreaux
en marionnettes pitoyables. Contrairement à l'auteur
je ne vois rien de nouveau dans les délires paranoïaques
des militaires américains, rien non plus dans le
désir de toujours gagner plus, d'avoir plus de
pouvoirs, plus de fric des golden boys et grands patrons
de la finance actuelle. Les présenter comme de
simples exécutants d'une entité supérieure
(qu'elle soit Dieu, ou le Successeur) est une façon
de nier leur responsabilité.
JMT.
En votre qualité d'ingénieur,
il n'y a rien d'étonnant à ce que vous ayez
du mal à concevoir des plans sans planificateurs,
des complots sans comploteurs, des troubles sans fauteurs,
des uvres sans auteurs. Vous avez été
élevé dans le culte du Zeus Pancreator
pas d'action sans agent et en tant qu'occidental
dans une éthique de la responsabilité personnelle
qui court d'Antigone à Sartre en passant par le
christianisme, pardonnez le raccourci.
Ce que je montre dans Totalement inhumaine, c'est
au contraire comment des choses peuvent advenir "à
l'insu de notre plein gré". En quoi je me distingue
de Bourdieu, qui à votre instar croit en la responsabilité
personnelle des acteurs de la mondialisation, des "gnomes
de Francfort". Je pense quant à moi que ce qui
nous arrive, oppresseurs comme opprimés, est la
résultante d'un système de forces
impersonnelles sous l'influence duquel, comme le
pressentait Simone Weil, nous sommes devenus "la chose
de choses inertes". La distinction est d'importance, car
on ne lutte pas contre un système de forces impersonnelles
en lui opposant,
même en masse, des forces personnelles.
Ce n'est en aucune façon nier la responsabilité
individuelle, mais simplement appeler à une stricte
redéfinition de ses contours comme de sa portée.
La revendication de responsabilité totale va en
effet toujours de pair avec l'illusion de toute-puissance.
Jean-Marc
Laherrère.
Le modèle libéral,
pour ne pas dire ultra-libéral est présenté
comme inéluctable et surtout immortel. Or l'histoire
nous montre qu'aucun système politique ou économique
n'est définitif, et que le moment où il
donne l'impression d'être inébranlable et
invincible est également celui où commence
sa chute. Actuellement, malgré (ou grâce
à?) la chute du mur et l'effondrement du communisme,
de nouvelles formes de contestation sont en train d'émerger,
différentes suivants les zones géographiques
où elles naissent et les systèmes locaux
qu'elles combattent, mais solidaires contre cet ordre
mondial. L'émergence du Successeur, émanation
de notre système actuel pourrait bien être
sérieusement freinée par sa disparition
... à moins qu'un "successeur" moins misanthrope
que celui décrit par l'auteur ne participe justement
à la destruction du système actuel.
JMT.
Ce que nous montre aussi l'histoire
avec une belle constance, hélas, c'est que les
"nouvelles formes de contestation" suscitées par
les abus des systèmes dominants ont toujours fini,
après leur accession au pouvoir, par reproduire
et même amplifier les tares des anciens tyrans.
C'est pourquoi je n'attends rien de bon du choc prévisible
des Imbus et des epsilon, dont les échauffourées
sanglantes de Gènes ne nous ont donné qu'un
fade avant-goût. Mais quelle que soit l'issue de
cette confrontation, le Successeur en sera le seul bénéficiaire,
dans la mesure où aux armes high-tech des
uns répondront sans retenue celles non moins
tech des autres.
Bernard
Strainchamps. Vous décrivez
avec une plume acérée l'absurdité
du libéralisme, mais vous ne pouvez vous positionner
pleinement contre, cette utopie étant le mème
dominant du Successeur que vous appelez. Qu'est-ce que
vous pensez de cette réflexion ?
JMT.
Il n'y a pas plus à se "positionner"
pour ou contre le Successeur et ses effets
sur nos modes d'organisation que pour ou contre la gravitation
universelle. Mon but dans Totalement inhumaine
n'est pas de dénoncer, mais de comprendre
en l'espèce comment les e-gènes coopèrent
avec le Mème de la mondialisation pour faire de
nous leur chose. Il ne sert à rien de lutter contre
ou de militer pour quelque chose qu'on ne
comprend pas. On ne s'expose ainsi qu'à aggraver
les choses. Le premier réflexe d'un militant, de
quelque cause que ce soit, devrait être non de descendre
dans la rue, mais de s'enfermer dans sa bibliothèque
et de méditer. Ce n'est pas en multipliant les
rassemblements populaires que nous avons appris à
"lutter" efficacement contre la gravité
à voler , mais en étudiant
patiemment ses effets. S'il doit y avoir une issue au
libéralisme, elle passera nécessairement
par un surcroît de connaissance, non par la violence,
verbale ou autre. Car sur le terrain de la violence, le
Successeur est le plus fort. Mais il est vrai qu'il est
plus facile d'éructer que de penser.
Bernard
Strainchamps. Vous traitez
de l'incidence sociale du développement de l'informatique
et de son coût humain, mais pas encore de l'automatisation
du travail intellectuel, la prise en charge de la pensée
humaine par des machines, les risques de changements de
comportements, de dépendances... Est-ce pour un
prochain roman ?
JMT.
Ces thèmes sont déjà
surabondamment traités dans la littérature,
savante ou de fiction. Je n'ai pas de projet dans ce sens.
Denis
Guiot. Bonjour Jean-Michel.
Jaimerais savoir pourquoi tu as écrit Totalement
inhumaine ? Désir de toucher un autre
public que celui des amateurs de science-fiction ou, plus
généralement, celui des amateurs de roman ?
Est-ce que, pour toi, lessentiel du message du Successeur
de pierre naurait pas été perçu ?
Désir de justifier le propos du Successeur de
pierre ? (ce qui rejoint un peu la question précédente)
Désir dexprimer la même théorie
sous une forme littéraire différente ?
Amitiés humaines !
JMT.
J'ai déjà partiellement
traité ce sujet en répondant à une
question d'Anne Pambrun. Indéniablement, j'ai éprouvé
le besoin d'accroître le domaine d'extension du
mème du Successeur. Mais ta question, mon cher
Denis, me donne l'occasion de compléter ma réponse,
et je t'en remercie.
Si l'on s'en tient à la chronologie, Totalement
inhumaine vient, comme tu l'as très justement
noté dans ton commentaire,
avant le Successeur de pierre, et même
bien avant. Ma rencontre éblouie avec Leroi-Gourhan
le premier à s'être demandé
"ce qui restera de l'homme après que l'homme
aura tout imité en mieux" remonte à
mes études, dans les années 1970.
Mais ce n'est qu'au cours de la décennie suivante
que j'ai pleinement compris l'acuité de cette question,
alors que, fondateur et dirigeant de la première
société européenne d'intelligence
artificielle, Cognitech,
je voyais mes ingénieurs prendre d'assaut, l'une
après l'autre, les citadelles de l'arrogance humaine
: comment ne pas se demander "où cela s'arrêtera-t-il
?" quand chaque jour on voit ses machines rivaliser avec
les meilleurs cerveaux, non pas seulement dans l'exécution
de tâches subalternes, mais dans ce que nous considérions
alors comme l'essence même de l'humain, le
raisonnement et le langage ? C'est à cette époque
que s'est formée en moi la vision d'une humanité
poussée par ses outils dans ses retranchements
ultimes, et la conviction que l'humain, c'est ce qui restera
quand la technique aura "tout imité en mieux".
C'est précisément ce solde inimitable
qu'il nous faut préserver à tout prix si
nous entendons demeurer humains.
C'est là, tu ne manqueras pas de le noter, le sujet
même de Reproduction interdite et aujourd'hui
il m'apparaît très clairement qu'inconsciemment
je me suis servi du clonage humain comme d'un moyen moins
compromettant que
l'intelligence artificielle de commencer à explorer
cet abîme. Aujourd'hui encore, le savoir portant
sur les frontières de l'humain le seul fait
de suggérer l'existence de telles frontières
reste un savoir dangereux, comme en témoigne
la violence de certaines réactions à Totalement
inhumaine
Mais dans les années 1980,
et dans la position qui était alors la mienne,
si j'avais professé ne fût-ce qu'une fraction
de ce que ma pratique quotidienne de l'intelligence artificielle
m'avait appris à ce sujet, j'aurais été
un homme mort professionnellement et socialement
s'entend
Aurais-je d'ailleurs seulement trouvé
un éditeur ? C'est pourquoi "Systèmes
experts" le traité d'IA que j'écrivis
à l'époque avec Alain Bonnet et Jean-Paul
Haton ne soufflait mot de cette problématique.
Début 1991, j'ai commencé à me mettre
sérieusement à un projet d'essai sur l'intelligence
artificielle et le dépassement de l'homme. J'avais
à cet effet pris une année sabbatique, empli
deux malles de documentation et m'étais retiré
dans la tanière pyrénéenne où
Reproduction interdite avait vu le jour. Au bout
de quelques mois, j'avais les idées claires sur
ce qu'il fallait faire, un plan très détaillé
et trois cents pages de notes de lectures et puis
la
vie en a décidé autrement et je me suis
retrouvé en Chine, expédié par France
Télécom pour une mission qui ne devait durer
que quelques semaines et qui ne prit fin qu'en
1997
!
Loin de constituer une inopportune distraction de mon
projet d'écriture, cette longue incubation dans
le delta de la Rivière des Perles fut véritablement
providentielle. C'est là en effet que je compris
que le Successeur n'agissait pas seul. Comme le dit Chen
lors de sa visite virtuelle de Shanghai avec Ada dans
Le Successeur de pierre : "Ce pays est
la patrie naturelle du libéralisme dans ce qu'il
a de plus barbare, à la fois son berceau, son temple,
son laboratoire et son musée des horreurs."
Des phénomènes qui passaient inaperçus
sous le vernis trompeur de nos démocraties prenaient
soudain tout leur relief sous la lumière crue du
libéralisme à la chinoise. Le jeu subtil
et pervers des e-gènes avec le Mème de la
mondialisation s'y manifestait dans une pureté
quasi cristalline.
Pourquoi l'essai programmé dans les Pyrénées
s'est-il, en Chine, peu à peu mué en roman,
il est trop tôt pour le dire. Peut-être, ne
me sentant toujours pas de force à assumer cette
thèse à la première personne, ai-je
préféré me dissimuler derrière
une fiction, comme dix ans auparavant je m'étais,
pour aborder le même sujet, abrité derrière
le clonage humain ? Après tout, Copernic lui-même
ne prenait-il pas la précaution d'inscrire en tête
de ses dangereux traités : "Voici une fiction
à l'usage des navigateurs pour rendre le calcul
plus exact
" ? Fleurs fragiles et vulnérables,
certains savoirs ne s'acclimatent qu'à l'ombre
propice du mythe.
Mais cette ruse avait aussi des contreparties : celle,
je l'ai dit, d'enclaver le mème du Successeur dans
un certain biotope pour faire court, celui des
abonnés de Mauvais Genres ce qui
était loin de me déplaire; mais surtout
celle, inopportune, de le discréditer auprès
d'un public d'ingénieurs, enseignants, chercheurs,
philosophes et intellectuels de tous horizons qui me disaient
leur malaise devant la charge métaphysique qui
selon eux plombait le Successeur de pierre, largement
en raison de la place qu'y avait prise Nitchy. L'entretien
que j'eus ici-même avec Olivier Noël est
un exemple du type d'objection que le roman suscita dans
ces milieux. Pour accréditer auprès de ce
public le mème du Successeur, il me fallait donc
le purger de toute métaphysique et pour cela le
reformuler en le dérivant des seuls paradigmes
de la science contemporaine. Bref, je devais redonner
la parole à Ada la femme de science contre Nitchy
le mystique, dont la voix prophétique avait malgré
moi dominé le roman.
Y suis-je parvenu, nous le saurons bientôt. Parmi
les six cents destinataires de l'édition hors commerce,
j'observe pour l'instant deux courants dominants: d'une
part, des réactions encourageantes pour
ne pas dire davantage de la part précisément
de ces intellectuels que le Successeur de pierre
avait rebuté; d'autre part, et c'est très
significatif, de la perplexité, de la déception,
voire de l'hostilité, de la part de certains des
adeptes les plus enthousiastes du roman. Ce qui tendrait
à prouver que la fiction était bien la forme
qui convenait aux uns, comme l'essai aux autres, mais
que les deux étaient inconciliables. Mais cette
conclusion, mon cher Denis, ne devrait pas autrement étonner
l'éditeur averti que tu es.
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