Martha
Koza, 20/11/01 : Le Successeur de pierre - traduit
en allemand?
D'origine autrichienne, nous utilisons l'Internet pour
garder le contact avec nos amis en Autriche.
J'ai conseillé votre livre Le Successeur de pierre
à mes amis, malheureusement les moteurs de recherche
sur les sites allemands ne le référencent pas.
Y-a-t-il une traduction en allemand déjà fait ou en
cours?
Merci pour les bons moments que j'ai passé en lisant
votre livre.
Une expérience que je souhaiterais partager avec mes
amis qui ne maîtrisent pas le français.
Jean-Michel
Truong :
La seule traduction du Successeur existant
à ce jour est en... coréen ! Je n'ai pas entendu parler
de projet en allemand, à mon grand regret. Je ne manquerai
pas de vous avertir si la situation devait changer.
Merci en tout cas pour votre soutien.
Clément,
20/12/01 : La mission m'est délicate...
Comment un lycéen de
17 ans, avec tous les clichés qui le suivent à la trace,
peut-il communiquer franchement avec un auteur qui est
peut-être en phase de bouleverser tout son mode de pensée?
Présentation : Clément, Reims, 17 ans, Terminale,
a acheté & lu Le Successeur de pierre à la
suite d'un article
dans "Epok" (Le "magazine" de
la Fnac.)
Un extrait de Hygiène de l'assassin, d'Amélie
Nothomb (Albin Michel) :
" - Il
y a tant de gens qui poussent la sophistication jusqu'à
lire sans lire. Comme des hommes-grenouilles,
ils traversent les livres sans prendre une goutte d'eau.
- Oui, vous en aviez parlé au cours d'une entrevue précédente.
- Ce sont les lecteurs-grenouilles. Ils forment
l'immense majorité des lecteurs humains, et pourtant
je n'ai découvert leur existence que très tard.
Je suis d'une telle naïveté. Je pensais que tout
le monde lisait comme moi ; moi, je lis comme je mange
: ça ne signifie pas seulement que j'en ai besoin, ça
signifie surtout que ça entre dans mes composantes et
que ça les modifie. On n'est pas le même selon
qu'on a mangé du boudin ou du caviar; on n'est pas le
même non plus selon qu'on vient de lire du Kant (Dieu
m'en préserve) ou du Queneau. Enfin, quand je
dis " on ", je devrais dire " moi et quelques autres
", car la plupart des gens émergent de Proust ou de
Simenon dans un état identique, sans avoir perdu une
miette de ce qu'ils étaient et sans avoir acquis une
miette supplémentaire. Ils ont lu, c'est tout
: dans le meilleur des cas, ils savent " ce dont il
s'agit ". Ne croyez pas que je brode. Combien
de fois ai-je demandé, à des personnes intelligentes
: " Ce livre vous a-t-il changé ? " Et on me regardait,
les yeux ronds, l'air de dire : " Pourquoi voulez-vous
qu'il me change ? "
- Permettez-moi de m'étonner, monsieur Tach : vous venez
de parler comme un défenseur des livres à message, ce
qui ne vous ressemble pas.
- Vous n'êtes pas très malin, hein ? Alors, vous vous
imaginez que ce sont les livres " à message " qui peuvent
changer un individu ? Quand ce sont ceux qui les changent
le moins. Non, les livres qui marquent et qui
métamorphosent, ce sont les autres, les livres de désir,
de plaisir, les livres de génie et surtout les livres
de beauté. Tenez, prenons un grand livre de beauté:
Voyage au bout de la nuit. Comment ne pas être
un autre après l'avoir lu ? Eh bien, la majorité des
lecteurs réussissent ce tour de force sans difficulté.
Ils vous disent après : " Ah oui, Céline, c'est formidable
", et puis reviennent à leurs moutons. Evidemment, Céline,
c'est un cas extrême, mais je pourrais parler des autres
aussi. On n'est jamais le même après avoir lu
un livre, fût-il aussi modeste qu'un Léo Malet: ça vous
change, un Léo Malet. On ne regarde plus les jeunes
filles en imperméable comme avant, quand on a lu un
Léo Malet. Ah mais, c'est très important ! Modifier
le regard: c'est ça, notre grand oeuvre.
- Ne croyez-vous pas que, consciemment ou non, chaque
personne a changé de regard, après avoir fini un livre
?
-Oh non ! Seule la fine fleur des lecteurs en est capable.
Les autres continuent à voir les choses avec leur platitude
originelle. Et encore, ici il est question des
lecteurs, qui sont eux-mêmes une race très rare.
La plupart des gens ne lisent pas. A ce sujet,
il y a une citation excellente, d'un intellectuel dont
j'ai oublié le nom : " Au fond, les gens ne lisent pas
; ou, s'ils lisent, ils ne comprennent pas ; ou, s'ils
comprennent, ils oublient. " Voilà qui résume admirablement
la situation, vous ne trouvez pas ? " (pp. 56-58)
Je ne me considère pas comme "la fine fleur des
lecteurs", cependant....
Je n'oublierai pas.
Je n'ai pas lu, j'ai réfléchi à partir des
questions que vous soulevez.
Ce livre m'a réellement changé. J'appréhende plus l'avenir
désormais, et à juste titre. Je n'ai pas votre sorte
d'acceptation de la finalité. Je me raccroche trop à
ce qu'"on" m'a inculqué pendant plus d'une
décennie : l'homme est beau, l'homme est vrai. Je ne
suis pas le moins du monde croyant mais mon père est
professeur de S.V.T. dans un lycée. Il m'a appris ce
que c'était la vie merveilleusement bien, et je la respecte,
ou pense faire mon maximum pour la préserver. Jamais
je n'avais envisagé "L'intelligence" comme
une sorte de vie et une finalité.
Merci.
Jean-Michel
Truong :
Je
reçois votre message au moment où je boucle ma valise.
Je n'ai donc pas le temps d'y répondre comme je le
souhaiterais.
Permettez-moi donc juste une remarque : le cerveau
n'est pas un organe digestif, comme semble le croire
l'auteur que vous citez. Il n'est pas fait pour absorber
tel quel tout ce qui le traverse. Ne laissez donc
aucun livre - pas plus les miens que d'autres - "modifier
(votre) regard" ou, comme vous l'écrivez, "bouleverser
tout (votre) mode de pensée". Lisez, laissez-vous
interpeller par les visions des auteurs, mais apprenez
aussi à leur résister : les poètes, disait Aristote,
sont de grands menteurs. Nitchy est un maître, certes,
mais c'est surtout un maître manipulateur. Et la vraie
vie de Calvin ne commence qu'à l'instant où il s'arrache
à son emprise.
Merci en tout cas pour ce message qui me touche fort.
Et bonne chance à vous dans la vie !
Marie-Salsa
Brossollet, 27/12/01 :
Monsieur, je viens de passer la nuit avec Totalement
inhumaine et je vous remercie très vivement de donner
toujours à vos lecteurs, depuis l'inoubliable Reproduction
interdite, le grand plaisir de "carburer"
: et de carburer chacun à son niveau, le mien étant
celui lamentable du Cheptel le plus ignare en matières
scientifiques, économiques etc.
Merci aussi de donner de tentantes perspectives bibliographiques.
Et bravo pour l'écriture. J'ai adoré nombre de vos trouvailles,
comme ce "jour du gigot" plein de bonnes odeurs
où toute la famille gueule autour de la table : je regrette
d'avance pour le Successeur qu'il n'en connaisse jamais
les plaisirs et le pathos !
A ce point je reprends les mots d'Amaury
Mouchet 10/11/01 : ce qui suit n'étant que mes divagations,
arrêtez ici votre lecture ! Avec tous mes voeux de bonne
année
1)
Je suis surprise de votre amour/haine envers ce Successeur,
qui est soit une "immense espérance" en regard
du "tableau d'horreurs" de l'humanité, soit,
justement, l'acteur véritable de ces horreurs (l'équivalent
du Diable, quoi), comme votre livre le démontre : après
tout, c'est lui le grand maître d'oeuvre depuis la libération
de la bouche par la main, et nous, nous ne sommes coupables
que d'être un Cheptel imbécile.
Alors qu'est-ce qu'on fait, nous, le Cheptel ? On fête
avec joie le Noël de notre Successeur et on s'occupe
avec diligence de son heureuse croissance, ou bien on
entre en résistance contre lui, notre archi-ennemi ?...
Soljenitsyne conseillait à chacun d'entre nous de dire
Non, dès le départ, et quelles qu'en soient les conséquences,
à toute tentative contre notre liberté.
Mais votre livre est tellement pessimiste qu'il élimine
la moindre possibilité de résistance (d'ailleurs Ousama
l'Epsilon vient de le comprendre).
Ne nous reste-t-il donc qu'à adorer ce qui nous asservit
(i.e. monter avec empressement dans le train qui nous
transporte au camp ?)
Jean-Michel
Truong :
Pour restreinte qu'elle soit en effet, notre marge
de manoeuvre en tant que Cheptel n'est pas nulle :
nous avons le droit de ne pas souffrir, droit que
nous avons concédé à nos animaux domestiques, mais
qu'il nous reste à conquérir pour nous-mêmes. Dans
le crépuscule de l'humanité, l'humanisme tient enfin
son programme : soins palliatifs pour tous. Programme
d'une ambition extrême, si l'on songe aux milliards
de nos contemporains vivant en-dessous du seuil de
pauvreté ou, tout simplement, à ces sept gueux congelés
sur un trottoir parisien la semaine dernière.
Marie-Salsa
Brossollet :
2) Vous dites que la mondialisation n'a pas pour fin,
comme elle veut le faire croire, de réduire la pauvreté,
mais au contraire de la faire naître (page 134). Je
ne discuterai pas cette constatation, puisqu'il semble
que depuis que l'humanité existe il faut qu'il y ait
des pauvres pour qu'il y ait des riches : la mondialisation
est le moyen actuel qu'utilisent les Imbus pour devenir
et rester riches, alors qu'hier (en Occident tout au
moins) ils utilisaient le travail gratuit des esclaves
et des femmes. Ce qui me turlupine, ce n'est donc pas
votre critique de la mondialisation, critique à laquelle
j'adhère pleinement.
Ce qui me turlupine, c'est la question suivante (il
n'est pas, bien sûr, du propos de votre livre d'y répondre,
mais votre livre pose directement la question) : y aurait-il
une autre voie moins nocive pour l'humanité que la mondialisation
?...
Prenons un exemple que vous connaissez bien, puisque
vous avez travaillé à Canton. Voilà un des pays qui
se sont coupés du "Monde" pour fabriquer en
vase aussi clos que possible, entre 1949 et 1979, une
société sans pauvres ni riches. Conclusions : 1) la
clôture totale amenant l'asphyxie totale, il a eu de
vitales soupapes (Hong Kong et Macao et autres filières).
2) Les anciens riches ont été remplacés par de nouveaux
riches, en quelque sorte "pires" que les premiers
parce qu'ayant, en plus, le pouvoir absolu. 3) Le niveau
de vie et de culture du reste de la population n'a pas
progressé en 30 ans. 4) Le coût total de l'expérience
en vies humaines n'est pas encore chiffré (est-il chiffrable
?) ; tout au plus le gouvernement post-Mao a-t-il avancé,
pour la famine du "Grand Bond", de 30 à 60
millions de morts entre 1958 et 1961, et pour la "Révolution
culturelle", de 8 à 10 millions d'assassinés et
200 millions de nommément persécutés. Il faudrait bien
entendu compléter ces chiffres ahurissants par les assassinés
et les persécutés directs et indirects depuis les premiers
Soviets du Guangdong dans les années 20. 5) Dès lors
que le "socialisme à caractéristiques chinoises"
assaisonné de "civilisation spirituelle" de
Deng Xiaoping a fait entrer la Chine dans la "mondialisation"
(en l'occurrence la plus débridée), la croissance a
été littéralement prodigieuse. Je doute qu'il se trouve
aujourd'hui beaucoup de Chinois pour regretter cette
mondialisation, quels qu'en soient les effets pervers
(voir l'épitaphe de Deng par Wei Jinsheng).
Ce n'est là qu'un des nombreux exemples disponibles
de cette évidence (qui n'appartient pas qu'au passé)
: tous comptes faits, la mondialisation a fait et fait
moins de dégâts que toutes les expériences anti-mondialisatrices
passées et présentes. Certes, comme vous le dites, la
mondialisation a tout intérêt à entretenir le Cheptel
dans l'illusion de bien-être, d'ordre et de sécurité.
Mais je suis sûre qu'à tout prendre, Soljenitsyne ou
Harry Wu préfèrent cette illusion (quoi qu'ils lui reprochent)
au laogai. Auraient-ils tort ?
Jean-Michel
Truong :
L'histoire récente de la Chine est en effet un bon
sujet de méditation, et je lui dois nombre de mes
intuitions. Vous observez à juste titre que la politique
dite " de réforme et d'ouverture " de Deng
Xiaoping a sorti la Chine du marasme dans lequel l'avait
plongé un demi-siècle de communisme. Mais cette " libéralisation "
a eu – et aura longtemps encore – son propre prix :
songez aux centaines de millions de paysans arrachés
à leurs terres et errant sur les routes de Chine en
quête d'un hypothétique gagne-pain. Et songez aux
dizaines de millions de salariés des entreprises d'Etat
qui bientôt les rejoindront, frappés de plein fouet
par les conséquences de l'adhésion de leur pays aux
règles libre-échangistes de l'Organisation mondiale
du commerce. Enfin, il ne faudrait pas oublier que
ce sont précisément les conséquences désastreuses
de l'ouverture forcée de ses frontières après la
Guerre de l'opium – c'est-à-dire une première tentative
de mondialisation de la Chine par les armes – qui
ont en premier lieu conduit ce pays à embrasser la
doctrine communiste. Mondialisation – contre-mondialisation
– remondialisation : voilà bien le type même
de cycle qui conduisit Simone Weil à ce constat désespérant :
" La société actuelle ne fournit pas d'autres
moyens d'actions que des machines à écraser l'humanité ".
Marie-Salsa
Brossollet :
Mais - suis-je bête ! - c'est bien-sûr le Successeur
qui nous aveugle, qui nous interdit d'imaginer et d'expérimenter
les voies qui ne nous seraient pas nocives ! A cause
de lui, nous n'avons jamais choisi et ne choisirons
jamais que ce qui est bon pour lui, et mauvais pour
nous. Voyez ces quatre malheureux challengers, Bouddha,
Confucius, Moïse et Jésus, qui tentent depuis 2500 ans
de nous ouvrir les yeux et de nous civiliser : en vain,
puisque nous sommes toujours aujourd'hui les incurables
bêtes féroces que nous étions jadis dans le Rift.
Mais - après tout - à quoi bon nous donner la peine
(extrême) de nous civiliser, puisque l'humanité, si
elle ne crève pas tout à l'heure, est destinée à crever
tôt ou tard ?... Au bout du compte, n'est-il pas souhaitable
que l'humanité mette volontairement fin le plus tôt
possible à sa honteuse carrière - au profit du Successeur
?
Jean-Michel
Truong :
Ce ne serait pas l'intérêt du Successeur – qui pour
un temps indéterminé a encore besoin de son Cheptel
– et on peut donc compter sur lui pour faire en sorte
que cela ne se produise pas.
Marie-Salsa
Brossollet :
Quand j'écrivais que Totalement inhumaine est
pessimiste, c'était une figure de style, parce que je
trouve en réalité qu'il est rempli de bonnes nouvelles,
opinion confortée par vos réponses dans le " forum”
et le "dialogue”. Les voilà :
1) Il est de l'intérêt de l'IA de garder le Cheptel
en vie aussi longtemps qu'il lui sera utile. Voilà qui
nous laisse quelque temps (ou quelques moments) pour
souffler. Ouf !
2) Etre, au mieux, acteurs conscients du développement
de l'IA (comme vous), au pire témoins lointains (comme
moi), c'est aussi enthousiasmant que de vivre au temps
des Colomb et Vasco de Gama. En chambre, en plus, avec
chauffage central, frigo plein de bouffe, Sec. soc.
et retraite vieillesse !... (Comme vous le faites remarquer
sans cesse, ce sont là de trop rares privilèges, mais
quiconque dispose d'un ordinateur bénéficie sans doute
de ces privilèges exorbitants). Cette bonne nouvelle-là
est évidemment appuyée sur une très mauvaise : avant
l'ordinateur, le pauvre et le riche, le vieux et le
jeune, pouvaient encore parler la même langue ; avec
l'ordinateur ils ne le peuvent plus : le Successeur
divise pour régner, on le sait depuis Babel. Cette fois,
il a vraiment bien réussi son coup.
3) La lecture de votre livre a amené plusieurs de vos
lecteurs à se poser la question " qu'est-ce qui est
spécifiquement humain ? ". Cà c'est une bonne nouvelle,
ça prouve que le Cheptel reste humain. Qu'importe si,
oui ou non, le "spécifiquement humain” se trouve
aussi, actuellement, en d'autres mondes (ou se retrouvait,
un jour, sur ce monde) sur un autre support que le nôtre
? "Le dernier bastion ", comme vous dites, du "spécifiquement
humain”, il n'est pas important qu'il soit ou non le
premier ou le dernier. Il est très important en revanche
qu'il existe, qu'il soit découvert, qu'il soit défini,
qu'il soit défendu mordicus.
4) Lequel "dernier bastion sera de l'ordre du relationnel.
Appelez ça empathie ou compassion" (réponse
à Sylvain Fontaine). D'aucuns l'appellent amour.
Séti pas une bonne nouvelle, çà ?
5) A moi vous avez répondu "dans le crépuscule de l'humanité,
l'humanisme tient enfin son programme : soins palliatifs
pour tous. Programme d'une ambition extrême." J'enlèverais,
si vous permettez, le mot "enfin", car il est vieux-vieux
ce programme, et scrupuleusement appliqué hier comme
aujourd'hui par un nombre incalculable d'humains, quelques
rares célèbres, la très grande majorité inconnus des
médias (mais beaucoup d'entre nous ont la chance
d'en avoir connu ou d'en connaître autour d'eux). Ca
c'est la plus belle des bonnes nouvelles : s'il est
effectivement d'une extrême ambition, le programme est
immédiatement applicable, à minuscule ou à plus grande
échelle, par chacun des "spécifiquement humains” du
Cheptel !
Michel
Arnaud, 5/1/2002 :
Je viens de refermer votre ouvrage et j'ai une impression
d'inachevé. Comme si vous n'osiez conclure vous même,
obsédé par cette fin de l'homme "totalement inhumaine".
En même temps il est difficile de ne pas adhérer à votre
démonstration, mais j'y vois plus une démonstration
de la bêtise humaine (le "suivisme du cheptel"
n'est plus à démontrer), mais la façon dont vous décrivez
les "imbus" donne de grands espoirs (du moins
est-ce mon avis) : je suis persuadé que "la connerie"
ne gouvernera jamais le monde, même si elle tente de
le faire.
Il me semble qu'une très grande partie des réactions
après le 11 septembre le démontre : malgré l'énergie
déployée par les "aèdes" un grand nombre de
"personnes", surtout parmi les "epsilon",
n'adhère pas du tout à la langue de bois.
Certes la loi du plus fort s'impose souvent. Mais je
ne suis pas persuadé qu'"au bout" elle gagnera.
De plus il me semble que tout au long de cet ouvrage
vous parlez de l"homme" en tant qu'élément
masculin de l'humanité. Toutes les femmes (élément "féminin"
de l'humanité que l'on oublie trop souvent) ne seraient-elles
que des epsilon ? Certes il existe un certain nombre
de clones de "Mme Vache Folle", mais ils ne
me semblent pas être majoritaires. Et si l'avenir
de l'homme était la femme ?
Et si l'avenir du "cheptel" était la révolte
des "epsilon", détruisant le "Successeur"
et les "imbus" ? Et pourquoi ne pas envisager
que certains "imbus", devant les dégâts
provoqués par l'émergence du Successeur se mettent à
réagir.
Vous citez souvent Teilhard de Chardin ; or ce dernier
n'a pas la vision pessimiste de l'avenir de l'humanité.
Je sais qu'on lui reproche souvent son "optimisme",
mais il ne faut pas le réduire à cela. Il dit aussi
beaucoup d'autres choses : entre autre que l'Homme n'est
pas "fini" ; la création continue tous les
jours. Et rien ne dit que l'Evolution ne fasse pas de
même.
Je ne sais si vous réagirez à ces quelques mots écrits
dans la foulée de la fermeture du livre.
En tout cas un très grand merci pour votre façon de
pousser à la réflexion. Merci d'être un "empêcheur
de penser en rond".
Jean-Michel
Truong :
Ada, un des personnages du Successeur de pierre,
croit comme vous que si le Successeur s'est transformé
en un instrument de domination, c'est qu'il a trop
longtemps évolué sous la pression exclusive des mâles,
et formule le projet de le "féminiser".
C'est aussi à cette question que je fais allusion
à la note 3 de la page 39 de Totalement inhumaine,
lorsque j'écris "On se prend parfois à rêver
à ce que serait devenue l'informatique si davantage
de fées s'étaient penchées sur son berceau".
Mais l'exemple de "Madame Vache Folle"
– pas si exceptionnel que ça, à en juger par la composition
des cabinets ministériels ou des promotions de l'ENA,
par exemple –, prouve que l'appartenance à la caste
des Imbus n'est pas qu'une affaire de sexe biologique.
Cela dit, je soupçonne comme vous que s'il doit y
avoir une solution au problème, celle-ci passera forcément
par une prise de conscience et un changement d'allégeance
des Imbus.
Swann
Seinfeld, 5/3/03 : Question concernant les applications
de l'intelligence artificielle
Je suis étudiant à l'université
René Descartes et je m'intéresse à
l'intelligence artificielle par rapport aux sciences
humaines. J'aimerais savoir quelles sont les perspectives
d'applications de l'intelligence artificielle par exemple
le traitement du langage ou la bibliométrie...
Jean-Michel
Truong :
Le sujet est trop vaste pour tenir dans ces colonnes.
Je vous invite à vous référer
à la revue américaine AI Magazine
qui présente dans chacun de ses numéros
des applications significatives et publie tous les
ans un catalogue raisonné des principales réalisations
dans le monde.
Swann
Seinfeld :
J'aimerais aussi savoir quels sont les essais sur une
autre manière de raisonner ? Puisqu'il semble
que la manière humaine soit trop difficile à
simuler, peut-être que des scientifiques essaient
de faire autrement?
Jean-Michel
Truong :
Vous pouvez par exemple rechercher dans une base de
données documentaire à l'aide les entrées
suivantes : raisonnement par analogie, raisonnement
à base d'exemples, raisonnement par cas
(case-based reasoning), raisonnement probabiliste
et incertain, raisonnement temporel et spatial,
raisonnement qualitatif, et aussi : logiques
non-classiques, logiques floues (fuzzy logic).
Notez que le courant connexionniste s'est développé
précisément à partir d'une critique
du raisonnement et de la représentation tels
que les concevait le courant cognitiviste. Voyez à
ce sujet les références [Dreyfus] dans
la bibliographie
de Totalement inhumaine. Enfin, il existe tout
un courant de recherche sur la pensée sans
raisonnement : voir par exemple dans la bibliographie
les références [Brooks], et dans les
bases documentaires les entrées intelligence
without reason, intelligence without representation,
et plus généralement les travaux d'éthologie
tendant à mettre en évidence l'existence
d'une proto-pensée animale.
Georges
Tafelmacher, artisan et artiste anarchiste, 10/3/02
:
Bravo pour votre bravoure. Les braves apprécieront.
Il est temps de raconter la vérité. Enfin
des paroles réconfortant dans ce monde de brutes,
de guerre, de violence, d'autoritarisme condescendante,
de justice de classe, d'industrialisation exponentielle,
d'empoisonnement mondialisé !
Permettez-vous d'emprunter quelques citations pour confondre
les global leaders? Merci!!
Jean-Michel
Truong :
Tout usage de mes textes est bienvenu dès lors
qu'il respecte le droit en vigueur.
Emmanuel
Dion, 14/03/02 : Pour
un ré-examen de la possibilité d'une communication
symbolique avec les machines
J'ai
apprécié votre essai : facile à
lire, plein d'idées clairement exprimées
(certaines connues, d'autres moins), au style flamboyant,
voire lyrique, à la prétention immense,
et aux conclusions nihilistes. Les sources sont précises
et informées, mais l'organisation logique de
la démonstration m'a parfois semblée spécieuse.
Les
idées que j'ai retenues sont les suivantes:
1)
L'humanité n'est pas plus l'unique propriétaire
de la conscience que les acides aminés ne sont
celui de la vie. Tout est affaire d'organisation ou
d'ordre, et non de matériau (je suis d'accord,
c'est la position connue des théoriciens de l'alife).
2)
Les machines (le "successeur") prendront bientôt
totalement le pouvoir (je suis d'accord, c'est la théorie
assez connue de l'émergence)
3)
Elles l'ont déjà pris (je suis en partie
d'accord, sur ce point, vous êtes informé
et convaincant, bien qu'il ne s'agisse au fond que d'une
sorte d'habillage moderne et lyrique de ce qui était
déjà dit, par exemple, dans "la troisième
vague" de Toffler; ce qui est dit des "mèmes"
est au fond vrai depuis l'émergence du langage,
et ce n'est que d'une double accélération
qu'il s'agit, par l'écrit puis l'électronique;
Y a-t-il un changement qualitatif? Cela peut se discuter)
4)
Tant mieux, car l'homme est intrinsèquement mauvais
(je suis en désaccord; je ne suis pas humaniste,
mais je ne suis pas non plus anti-humaniste; je suis
idéaliste au fond, et j'ai une solidarité,
non de principe mais de fait, avec mes homologues humains,
c'est-à-dire que si je ne partage pas toutes
les valeurs dominantes qu'ils expriment, j'en partage
tout de même quelques unes, et je me reconnais
comme l'un des leurs davantage que comme une machine
(au moins pour le moment)).
L'hypothèse
que j'ai regretté de ne pas vous voir examiner
est celle de la coexistence pacifique des hommes et
des machines (non pas dans un sens matériel "cybiontique"
cher au béat De Rosnay, mais au sens idéel
de tolérance mutuelle). Celle-ci serait
pourtant rendue possible par un interfaçage symbolique
avec elles, notamment au moyen du langage naturel (unrestricted
success at the Turing test) point qui n'est absolument
pas abordé dans l'essai, peut-être parce
que celui-ci s'en arrête à l'échec
(fort bien relaté) de la voie symbolique en IA
dans les années 1970/1980. Encore ne faut-il
pas exclure que la communication symbolique homme/machine
puisse advenir, non comme CAUSE mais comme CONSEQUENCE
d'une IA forte émergente.
Emporté
dans une vision trop agressive, votre essai (qui fait
une fixation inutile sur les génocides du XXème
siècle, qui n'ont à mon sens rien révélé
sur l'homme qu'on ne sût déjà) oppose
tous les partis possibles en guerres potentielles, en
massacres et disparitions nécessaires.
Pour
ma part, je ne crains pas les machines (pas plus que
vous semble-t-il). Mais contrairement à vous,
non parce que je désespère de l'humanité,
mais bien parce que je pense que nous n'avons pas à
craindre une intelligence supérieure à
la nôtre si l'on part du principe qu'elle ne nous
sera pas si radicalement étrangère ou
moralement opposée, c'est-à-dire si l'on
a vraiment une vision absolutiste et non relativiste
du monde et de sa représentation, et que l'on
croit que, dans la mesure de nos possibilités,
nous avons déjà entrevu une parcelle de
Vérité.
Jean-Michel
Truong :
Loin d'exclure toute possibilité
de communication homme/machine, je suggère
(p. 207) que le Successeur usera de notre langage,
comme d'une langue étrangère, aussi
longtemps qu'il aura besoin de nous.
Quant à qualifier de "pacifique"
notre relation avec le Successeur, je n'y suis pas
opposé : c'est en effet la paisible coexistence
du berger avec son troupeau, de l'éleveur prenant
soin sans brutalité inutile du cheptel dont
il se repaît.
Emmanuel
Dion,
est revenu sur son texte et sur ces questions le 15/05/02
Stéphane
Knecht, 19/3/02 :
Vos livres sur l'IA m'ayant beaucoup intéressé,
je me demandais s'il pouvait y avoir des relations entre
l'IA et les recherches de C.G. Jung et Carlos Castaneda?
Ces deux hommes ont toute leur vie cherché à
comprendre, de manière scientifique, la conscience
de l'homme et son accroissement, l'un par le biais de
la Psyché et l'autre du Chamanisme primitif.
Ce qu'ils ont découvert ouvre les portes vers
des champs immenses de perception nouvelle.
Se peut-il que l'émergence de l'IA réduise
à néant ces possiblités?
D'après vous l'IA (et de même la réalité
virtuelle, en faisant référence à
Philippe Quéau) est-il un frein ou bien un moteur
qui permettrait de nous surpasser et ainsi de nous dégager
de notre compréhension limitée?
Jean-Michel
Truong :
Je ne connais pas bien les travaux de Jung, et pas
du tout ceux de Castaneda.
Cela dit, plus généralement, les recherches
en IA et celles portant sur la conscience ont
des rapports évidents : d'une part, les
travaux récents des psychologues, psychanalystes,
spécialistes des sciences cognitives et des
neurosciences ont contribué au progrès
de l'IA en lui fournissant notamment des représentations
de la conscience moins sommaires que celles sur lesquelles
elle avait démarré. D'autre part, l'IA
commence à fournir à ces disciplines
des moyens de modélisation et d'expérimentation
de leurs hypothèses.
Je suis pour ma part persuadé que les progrès
des deux ensembles de disciplines dépendront
de la manière dont elles sauront ou non coopérer.
Tout un courant de la psychopathologie phénoménologique
pourrait ainsi être revisité avec profit
par les chercheurs en IA. Je suis par exemple frappé
par les convergences existant entre les travaux de
Freud sur le déplacement, et ceux, plus récents,
d'Edelman sur les cartes neurales et les circuits
réentrants, qui semblent fournir une explication
anatomique aux observations cliniques du premier.
C'est pourquoi, d'une manière plus générale,
je plaide pour un rattachement de l'informatique et de l'IA à la biologie.
Christian
Pinatel, 24/3/02 :
Juste une question, car mon imagination et mes connaissances
ne me permettent pas d'y répondre: Comment voyez
vous pour une entité non humaine post-électronique
l'ensemble de pressions qui conduirait à celle-ci
à avoir une certaine tendance à se reproduire
et à évoluer, de façon à
devenir le successeur et à succéder à
l'humain ?
Jean-Michel
Truong :
C'est précisément le but de Totalement
inhumaine que de répondre à cette
question. Pour résumer : l'humanité
a amorcé l'évolution du Successeur
en mettant en circulation sur ses réseaux de
transfert de données des entités autoreproductrices capables de mutations spontanées : les e-gènes. La reproduction de ces derniers est guidée par les mèmes, au moyen de ce que j'ai appelé la pompe mème / e-gènes, dont l'action tend à diriger toujours plus de ressources vers les e-gènes. Le processus une fois amorcé s'autoentretient et s'amplifie, par un mécanisme nommé exaptation. Totalement inhumaine analyse en détail trois cas de fonctionnement de ce processus : la « Guerre des étoiles », la « Productivité des services » et la « Folie dot-com », où l'on voit comment le Successeur s'approprie à notre insu et à notre détriment une part toujours plus grande de nos richesses. Christian Pinatel, 25/3/02 : Certes, mais les entités autoreproductrices sont effectivement autoreproductrices dans un milieu de culture aujourd'hui entièrement d'origine humaine, né de besoins humains. La pression de sélection est définie par une nécessité purement humaine, et, là-dedans, les e-gènes se propagent au mieux selon leur aptitude à donner de bons résultats non pour quelque chose de nouveau, qui aurait son bénéfice propre, mais toujours pour les humains qui en tirent profit. La vie biologique est le résultat de contraintes dans un milieu dirigé par les lois que nous regroupons actuellement sous le nom de lois physiques. Les e-gènes et leur réplication sont le résultat de contraintes humaines, résultat de la vie biologique, dirigées par les lois de la vie biologique, elles mêmes résultant des sus-citées lois physiques. Sans la vie humaine, les e-gènes résultant de l'humain n'ont par conséquent pas de raison d'exister hors des besoins humains. Jean-Michel Truong : C'est négliger le rôle de l'exaptation dans l'évolution du Successeur (voir Totalement inhumaine, p. 199-202). La plume n'a pas d'abord évolué en vue du vol de l'oiseau, mais pour assurer une fonction de thermorégulation. Ce n'est qu'ensuite que l'évolution s'est saisie de cette adaptation développée à d'autres fins, pour en faire l'instrument du vol. De même, le Successeur peut, pour l'heure, sembler exclusivement adapté aux besoins de l'homme qui l'a créé, mais il évoluera par la suite selon sa logique propre, en détournant à son propre usage les adaptations qui nous étaient initialement destinées. Christian Pinatel : Quant au fait que cela se passe au détriment de nos richesses, cela ne pourrait être jugé qu'à l'échelle globale de l'humain, pas à l'échelle de ceux qui ne savent pas en tirer profit. Il est bien net que je n'entend pas par là donner mon approbation à cet ensemble de phénomènes, et que la bonne répartition des richesses sur la planète peut être discutée par ailleurs. Mais, cependant, ne pourrait-on pas en dire autant de toute étape technologique survenue entre l'émergence de l'humain et aujourd'hui? Jean-Michel Truong : C'est précisément ce à quoi je fais référence au chapitre 14 de Totalement inhumaine. Nos objets ont appris à nous manipuler en vue de nous soustraire des ressources depuis le premier jour. La nouveauté avec les e-gènes et ce qui les distingue radicalement de toutes nos autres productions est que pour la première fois, certains de ces objets sont autoreproductibles, capables de muter spontanément, et de circuler librement sur nos réseaux. Autrement dit, certains de ces objets ont acquis les attributs du vivant. Christian Pinatel : Peut- on affirmer que si des humains, voire des pays entiers souffrent d'une attribution préférentielle de moyens vers du support à e-gènes par des individus en disposant selon leur bon vouloir (1), plutôt qu'à de la vie humaine, c'est pour le profit du Successeur, et non pour le profit de ces individus, éventuellement peu nombreux et choisissant les actions qui leurs sont le plus profitables, indépendamment de toute souffrance humaine se passant à un endroit où elle ne pas leur être imputée? (1) Cette notion de "bon vouloir" devrait être développée, car à la manière des fonctionnement totalitaires, on peut observer une disparition des informations entre l'ordre donné et l'exécution, celui qui exécute se cachant derrière l'ordre, et celui qui ordonne se cachant derrière le fait de ne pas savoir les conséquences que ses ordres impliquent. Cela a très bien fonctionné sous le 3ème Reich, l'ordre initial étant l'attribution des pouvoirs à un individu à petite moustache, le donneur d'ordre étant, il faut le reconnaître, le peuple, et les ordres exécutés étant ce que l'on retient généralement aujourd'hui des années 39-45. Jean-Michel Truong : La grande « habileté » du Successeur est de nous faire croire, par le truchement de certains mèmes comme celui de la Productivité ou celui de la Nouvelle économie qu'il est à notre service et travaille à notre profit. Une caste d'humains sévèrement contaminés par cette croyance que j'appelle les Imbus dirige en conséquence vers lui des flux toujours plus importants de ressources. C'est ainsi que 5200 milliards de dollars ont été investis dans la Folie dot-com, en pure perte pour l'humanité, mais non pour le Successeur dont, grâce à ce subterfuge, le réseau s'est accru de 600 millions de noeuds et de millions de kilomètres de fibres optiques. Christian Pinatel : Au fil de la discussion, je saisis le point duquel je voulais réellement débattre: le fait que le Successeur ai déjà acquis les attributs du vivant, en l'occurrence ceux se manifestant par l'envie de faire croire à d'autres êtres (nous, humains) des choses qui lui profitent. Car, bien sûr, nier qu'une forme de vie "électronique" puisse apparaître sur un réseau sur lequel circule de nombreux e-gènes ne me semble pas envisageable, n'ayant aucun argument pour cela. Là où j'ai du mal à vous suivre, c'est dans le fait d'attribuer certains faits ("Folie dot-com", "Guerre des étoiles", "Productivité des services") à l'action du Successeur en fonctionnement. En effet, il me semble que ce type de phénomène ne présente rien d'anormal pour l'humanité. La croyance des Imbus ne prouve rien: de tous temps, des mèmes conduisant certains individus à en exploiter d'autres au titre d'une cause apparemment bonne se sont propagés (les pyramides, le mur de chine, etc.) sans qu'une intention non humaine soit derrière. Un des meilleurs exemples est la masse de richesses qu'a consacré l'Empire Romain au vin, qui a conduit nombre de ses actions à travers le monde (que penser alors des levures qui nous exploitent en nous rendant dépendant de l'alcool qu'elles produisent en se multipliant?). Une construction qui soit un excellent support pour l'apparition du Successeur est une chose, que celle-ci lui soit due en est une autre. Que peut-être un signe indubitable de son existence ? Jean-Michel Truong : Vous soulignez à juste titre que l'alliance des mots et des objets en vue de manipuler l'homme ne date pas d'hier. Le chapitre 14 de Totalement inhumaine a précisément pour but de généraliser le mécanisme mis en évidence dans la pompe mèmes/e-gènes, en montrant qu'il trouve son origine dans le support anatomique commun aux mots et aux outils la mâchoire des premiers reptiles ainsi que l'a découvert Leroi-Gourhan. J'y cite en particulier (p.195) deux autres cas où le même mécanisme est à l'oeuvre : celui de l'argent et celui du logement. Mais l'existence d'un mécanisme apparemment ordonné à un but ne nous autorise en aucun cas à en inférer, comme vous semblez le faire, l'intervention d'une « intention non humaine ». Le Successeur n'a ni but, ni projet, ni volonté propre, mais résulte du libre jeu de forces aveugles au cours de millions d'années d'évolution. Quant à votre question, il n'est pas plus possible d'acquérir aujourd'hui une certitude sur l'existence du Successeur, qu'il n'aurait été possible d'affirmer, voici quatre milliards d'années, que tel assemblage de molécules surnageant dans la soupe primitive était en réalité l'ancêtre de Mozart. Christian Pinatel : Il me semble que nous sommes sur le point de parfaitement nous comprendre, mais il reste néanmoins un petit détail. C'est, dans votre réponse, la divergence apparaissant entre "en vue de manipuler l'homme" et " Le Successeur n'a ni but, ni projet". Pour ma bonne interprétation de votre travail, et peut-être pour d'autres lecteurs, pouvez vous faire quelques compléments? Jean-Michel Truong : Il semble qu'en utilisant l'expression "en vue de
" je sois tombé dans le travers presque inévitable dès lors qu'on parle du vivant consistant à user à propos du Successeur de métaphores suggérant l'existence d'une intention. Voyez à ce sujet Totalement inhumaine, p. 82, note 1, et ma réponse à une question d'Olivier Noël sur ce site. Christian Pinatel : C'est tout à fait ce que je pensais, mais je préférais vous le voir écrire. Je vous prie de m'excuser de ne pas avoir lu en détail votre discussion en référence. Ces points étant éclaircis, je me permets d'avancer quelques réflexions, qui, je pense, ne sont pas en contradiction avec vos idées, et ne traduisent aucun ordre mystique, mais simplement tentent de construire une certaine logique. Il me semble en effet possible de voir une continuité avec l'affranchissement vis-à-vis de la lumière dans le passage du règne végétal au règne animal en premier lieu, puis en second lieu avec l'affranchissement vis-à-vis de la biologie (selon notre définition actuelle de cette science) dans le passage de l'animal au Successeur (Il est par ailleurs intéressant dans cette conception d'analyser le phénomène du champignon, tentative végétale réussie d'affranchissement vis-à-vis de la lumière, n'ayant pas donné lieu à l'apparition de l'intelligence ni au mouvement, mais tout de même à des réseaux). L'assimilation des plantes cultivées au Cheptel me semble nette, ainsi que celle des "mauvaises herbes" aux epsilon. En ce qui concerne les Imbus, selon ce découpage, leur prépondérance ne serait que de courte durée. Ou bien, rapidement, Imbus et Cheptel ne feraient qu'un. Il reste, bien évidemment, le fait que pour le moment, l'animal ne présente a priori qu'un seul genre intéressant pour le Successeur: le genre Homo. N'est-il pas envisageable alors de supposer une scission de l'espèce issue de notre technologie actuelle ou proche (clonage, corrections génétiques), avec l'évidence d'un inévitable accroissement des différences de moyens, conduisant à deux espèces distinctes: l'une "naturelle" , c'est à dire l'humain actuel, simplement évolué selon la sélection génétique traditionnelle, et un humain génétiquement modifié, plus adapté (de par de nouveaux types de modification du génome) à une bonne collaboration avec le Successeur, grâce justement à l'appui intéressé de celui-ci ? L'intelligence des Imbus/Cheptel ne serait alors que la capacité du soja à produire des protéines alors que la force des epsilon serait d'apparaître là où on en a le moins envie, comme le chénopode, l'amarante ou le chiendent. Cela suppose ainsi, non pas un affrontement direct des deux groupes (la spéciation en question n'est pas forcément que dichotomique à long terme), mais des exploitations différentes et concurrentielles d'une situation. Jean-Michel Truong : Votre commentaire démontre brillamment l'intérêt et la nécessité d'arracher le Successeur à l'emprise des sciences de l'ingénieur pour le rendre à son champ d'origine, celui de la biologie. Seule cette discipline possède les outils concepts, méthodes, connaissances permettant une approche exhaustive de cette forme de vie en voie de spéciation. Elle seule permet de saisir le continuum dans le cours duquel émerge le Successeur l'exemple du champignon est à cet égard particulièrement démonstratif. Elle seule aussi dispose du répertoire de précédents permettant d'en préfigurer les évolutions futures ou, à tout le moins, de ne pas les confiner à des scénarios aussi stériles que stéréotypés. Enfin, je suis convaincu qu'ainsi que vous le suggérez, c'est de préférence vers la biologie végétale et celle des végétaux les plus frustres qu'il faudra se tourner, dans un premier temps, pour puiser les métaphores
et intuitions nécessaires. |