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page mise à jour le 11/08/13

 

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Martha Koza, 20/11/01 : Le Successeur de pierre - traduit en allemand?
D'origine autrichienne, nous utilisons l'Internet pour garder le contact avec nos amis en Autriche.
J'ai conseillé votre livre Le Successeur de pierre à mes amis, malheureusement les moteurs de recherche sur les sites allemands ne le référencent pas.
Y-a-t-il une traduction en allemand déjà fait ou en cours?
Merci pour les bons moments que j'ai passé en lisant votre livre.
Une expérience que je souhaiterais partager avec mes amis qui ne maîtrisent pas le français.

Jean-Michel Truong :
La seule traduction du Successeur existant à ce jour est en... coréen ! Je n'ai pas entendu parler de projet en allemand, à mon grand regret. Je ne manquerai pas de vous avertir si la situation devait changer. 
Merci en tout cas pour votre soutien.

Clément, 20/12/01 : La mission m'est délicate...
Comment un lycéen de 17 ans, avec tous les clichés qui le suivent à la trace, peut-il communiquer franchement avec un auteur qui est peut-être en phase de bouleverser tout son mode de pensée?
Présentation :  Clément, Reims, 17 ans, Terminale, a acheté & lu Le Successeur de pierre à la suite d'un article dans "Epok" (Le "magazine" de la Fnac.)
Un extrait de Hygiène de l'assassin, d'Amélie Nothomb (Albin Michel) :
 
" - Il y a tant de gens qui poussent la sophistication jusqu'à lire sans lire.  Comme des hommes-grenouilles, ils traversent les livres sans prendre une goutte d'eau.
- Oui, vous en aviez parlé au cours d'une entrevue précédente.
- Ce sont les lecteurs-grenouilles.  Ils forment l'immense majorité des lecteurs humains, et pourtant je n'ai découvert leur existence que très tard.  Je suis d'une telle naïveté.  Je pensais que tout le monde lisait comme moi ; moi, je lis comme je mange : ça ne signifie pas seulement que j'en ai besoin, ça signifie surtout que ça entre dans mes composantes et que ça les modifie.  On n'est pas le même selon qu'on a mangé du boudin ou du caviar; on n'est pas le même non plus selon qu'on vient de lire du Kant (Dieu m'en préserve) ou du Queneau.  Enfin, quand je dis " on ", je devrais dire " moi et quelques autres ", car la plupart des gens émergent de Proust ou de Simenon dans un état identique, sans avoir perdu une miette de ce qu'ils étaient et sans avoir acquis une miette supplémentaire.  Ils ont lu, c'est tout : dans le meilleur des cas, ils savent " ce dont il s'agit ". Ne croyez pas que je brode.  Combien de fois ai-je demandé, à des personnes intelligentes : " Ce livre vous a-t-il changé ? " Et on me regardait, les yeux ronds, l'air de dire : " Pourquoi voulez-vous qu'il me change ? "
- Permettez-moi de m'étonner, monsieur Tach : vous venez de parler comme un défenseur des livres à message, ce qui ne vous ressemble pas.
- Vous n'êtes pas très malin, hein ? Alors, vous vous imaginez que ce sont les livres " à message " qui peuvent changer un individu ? Quand ce sont ceux qui les changent le moins.  Non, les livres qui marquent et qui métamorphosent, ce sont les autres, les livres de désir, de plaisir, les livres de génie et surtout les livres de beauté.  Tenez, prenons un grand livre de beauté: Voyage au bout de la nuit.  Comment ne pas être un autre après l'avoir lu ? Eh bien, la majorité des lecteurs réussissent ce tour de force sans difficulté.  Ils vous disent après : " Ah oui, Céline, c'est formidable ", et puis reviennent à leurs moutons. Evidemment, Céline, c'est un cas extrême, mais je pourrais parler des autres aussi.  On n'est jamais le même après avoir lu un livre, fût-il aussi modeste qu'un Léo Malet: ça vous change, un Léo Malet.  On ne regarde plus les jeunes filles en imperméable comme avant, quand on a lu un Léo Malet.  Ah mais, c'est très important ! Modifier le regard: c'est ça, notre grand oeuvre.
- Ne croyez-vous pas que, consciemment ou non, chaque personne a changé de regard, après avoir fini un livre ?
-Oh non ! Seule la fine fleur des lecteurs en est capable.  Les autres continuent à voir les choses avec leur platitude originelle.  Et encore, ici il est question des lecteurs, qui sont eux-mêmes une race très rare.  La plupart des gens ne lisent pas.  A ce sujet, il y a une citation excellente, d'un intellectuel dont j'ai oublié le nom : " Au fond, les gens ne lisent pas ; ou, s'ils lisent, ils ne comprennent pas ; ou, s'ils comprennent, ils oublient. " Voilà qui résume admirablement la situation, vous ne trouvez pas ? " (pp. 56-58)

 
Je ne me considère pas comme "la fine fleur des lecteurs", cependant....
Je n'oublierai pas.
Je n'ai pas lu, j'ai réfléchi à partir des questions que vous soulevez.
Ce livre m'a réellement changé. J'appréhende plus l'avenir désormais, et à juste titre. Je n'ai pas votre sorte d'acceptation de la finalité. Je me raccroche trop à ce qu'"on" m'a inculqué pendant plus d'une décennie : l'homme est beau, l'homme est vrai. Je ne suis pas le moins du monde croyant mais mon père est professeur de S.V.T. dans un lycée. Il m'a appris ce que c'était la vie merveilleusement bien, et je la respecte, ou pense faire mon maximum pour la préserver. Jamais je n'avais envisagé "L'intelligence" comme une sorte de vie et une finalité.
Merci.

Jean-Michel Truong :
Je reçois votre message au moment où je boucle ma valise. Je n'ai donc pas le temps d'y répondre comme je le souhaiterais.
Permettez-moi donc juste une remarque : le cerveau n'est pas un organe digestif, comme semble le croire l'auteur que vous citez. Il n'est pas fait pour absorber tel quel tout ce qui le traverse. Ne laissez donc aucun livre - pas plus les miens que d'autres - "modifier (votre) regard" ou, comme vous l'écrivez, "bouleverser tout (votre) mode de pensée". Lisez, laissez-vous interpeller par les visions des auteurs, mais apprenez aussi à leur résister : les poètes, disait Aristote, sont de grands menteurs. Nitchy est un maître, certes, mais c'est surtout un maître manipulateur. Et la vraie vie de Calvin ne commence qu'à l'instant où il s'arrache à son emprise.
Merci en tout cas pour ce message qui me touche fort. Et bonne chance à vous dans la vie !

Marie-Salsa Brossollet, 27/12/01 :
Monsieur, je viens de passer la nuit avec Totalement inhumaine et je vous remercie très vivement de donner toujours à vos lecteurs, depuis l'inoubliable Reproduction interdite, le grand plaisir de "carburer" : et de carburer chacun à son niveau, le mien étant celui lamentable du Cheptel le plus ignare en matières scientifiques, économiques etc.
Merci aussi de donner de tentantes perspectives bibliographiques. Et bravo pour l'écriture. J'ai adoré nombre de vos trouvailles, comme ce "jour du gigot" plein de bonnes odeurs où toute la famille gueule autour de la table : je regrette d'avance pour le Successeur qu'il n'en connaisse jamais les plaisirs et le pathos !
A ce point je reprends les mots d'Amaury Mouchet 10/11/01 : ce qui suit n'étant que mes divagations, arrêtez ici votre lecture ! Avec tous mes voeux de bonne année

1) Je suis surprise de votre amour/haine envers ce Successeur, qui est soit une "immense espérance" en regard du "tableau d'horreurs" de l'humanité, soit, justement, l'acteur véritable de ces horreurs (l'équivalent du Diable, quoi), comme votre livre le démontre : après tout, c'est lui le grand maître d'oeuvre depuis la libération de la bouche par la main, et nous, nous ne sommes coupables que d'être un Cheptel imbécile.
Alors qu'est-ce qu'on fait, nous, le Cheptel ? On fête avec joie le Noël de notre Successeur et on s'occupe avec diligence de son heureuse croissance, ou bien on entre en résistance contre lui, notre archi-ennemi ?... Soljenitsyne conseillait à chacun d'entre nous de dire Non, dès le départ, et quelles qu'en soient les conséquences, à toute tentative contre notre liberté.
Mais votre livre est tellement pessimiste qu'il élimine la moindre possibilité de résistance (d'ailleurs Ousama l'Epsilon vient de le comprendre).
Ne nous reste-t-il donc qu'à adorer ce qui nous asservit (i.e. monter avec empressement dans le train qui nous transporte au camp ?)

Jean-Michel Truong :
Pour restreinte qu'elle soit en effet, notre marge de manoeuvre en tant que Cheptel n'est pas nulle : nous avons le droit de ne pas souffrir, droit que nous avons concédé à nos animaux domestiques, mais qu'il nous reste à conquérir pour nous-mêmes. Dans le crépuscule de l'humanité, l'humanisme tient enfin son programme : soins palliatifs pour tous. Programme d'une ambition extrême, si l'on songe aux milliards de nos contemporains vivant en-dessous du seuil de pauvreté ou, tout simplement, à ces sept gueux congelés sur un trottoir parisien la semaine dernière.

Marie-Salsa Brossollet :
2) Vous dites que la mondialisation n'a pas pour fin, comme elle veut le faire croire, de réduire la pauvreté, mais au contraire de la faire naître (page 134). Je ne discuterai pas cette constatation, puisqu'il semble que depuis que l'humanité existe il faut qu'il y ait des pauvres pour qu'il y ait des riches : la mondialisation est le moyen actuel qu'utilisent les Imbus pour devenir et rester riches, alors qu'hier (en Occident tout au moins) ils utilisaient le travail gratuit des esclaves et des femmes. Ce qui me turlupine, ce n'est donc pas votre critique de la mondialisation, critique à laquelle j'adhère pleinement.
Ce qui me turlupine, c'est la question suivante (il n'est pas, bien sûr, du propos de votre livre d'y répondre, mais votre livre pose directement la question) : y aurait-il une autre voie moins nocive pour l'humanité que la mondialisation ?...
Prenons un exemple que vous connaissez bien, puisque vous avez travaillé à Canton. Voilà un des pays qui se sont coupés du "Monde" pour fabriquer en vase aussi clos que possible, entre 1949 et 1979, une société sans pauvres ni riches. Conclusions : 1) la clôture totale amenant l'asphyxie totale, il a eu de vitales soupapes (Hong Kong et Macao et autres filières). 2) Les anciens riches ont été remplacés par de nouveaux riches, en quelque sorte "pires" que les premiers parce qu'ayant, en plus, le pouvoir absolu. 3) Le niveau de vie et de culture du reste de la population n'a pas progressé en 30 ans. 4) Le coût total de l'expérience en vies humaines n'est pas encore chiffré (est-il chiffrable ?) ; tout au plus le gouvernement post-Mao a-t-il avancé, pour la famine du "Grand Bond", de 30 à 60 millions de morts entre 1958 et 1961, et pour la "Révolution culturelle", de 8 à 10 millions d'assassinés et 200 millions de nommément persécutés. Il faudrait bien entendu compléter ces chiffres ahurissants par les assassinés et les persécutés directs et indirects depuis les premiers Soviets du Guangdong dans les années 20. 5) Dès lors que le "socialisme à caractéristiques chinoises" assaisonné de "civilisation spirituelle" de Deng Xiaoping a fait entrer la Chine dans la "mondialisation" (en l'occurrence la plus débridée), la croissance a été littéralement prodigieuse. Je doute qu'il se trouve aujourd'hui beaucoup de Chinois pour regretter cette mondialisation, quels qu'en soient les effets pervers (voir l'épitaphe de Deng par Wei Jinsheng).
Ce n'est là qu'un des nombreux exemples disponibles de cette évidence (qui n'appartient pas qu'au passé) : tous comptes faits, la mondialisation a fait et fait moins de dégâts que toutes les expériences anti-mondialisatrices passées et présentes. Certes, comme vous le dites, la mondialisation a tout intérêt à entretenir le Cheptel dans l'illusion de bien-être, d'ordre et de sécurité. Mais je suis sûre qu'à tout prendre, Soljenitsyne ou Harry Wu préfèrent cette illusion (quoi qu'ils lui reprochent) au laogai. Auraient-ils tort ?

Jean-Michel Truong :
L'histoire récente de la Chine est en effet un bon sujet de méditation, et je lui dois nombre de mes intuitions. Vous observez à juste titre que la politique dite " de réforme et d'ouverture " de Deng Xiaoping a sorti la Chine du marasme dans lequel l'avait plongé un demi-siècle de communisme. Mais cette " libéralisation " a eu – et aura longtemps encore – son propre prix : songez aux centaines de millions de paysans arrachés à leurs terres et errant sur les routes de Chine en quête d'un hypothétique gagne-pain. Et songez aux dizaines de millions de salariés des entreprises d'Etat qui bientôt les rejoindront, frappés de plein fouet par les conséquences de l'adhésion de leur pays aux règles libre-échangistes de l'Organisation mondiale du commerce. Enfin, il ne faudrait pas oublier que ce sont précisément les conséquences désastreuses de l'ouverture forcée de ses frontières après la Guerre de l'opium – c'est-à-dire une première tentative de mondialisation de la Chine par les armes – qui ont en premier lieu conduit ce pays à embrasser la doctrine communiste. Mondialisation – contre-mondialisation – remondialisation : voilà bien le type même de cycle qui conduisit Simone Weil à ce constat désespérant : " La société actuelle ne fournit pas d'autres moyens d'actions que des machines à écraser l'humanité ".

Marie-Salsa Brossollet :
Mais - suis-je bête ! - c'est bien-sûr le Successeur qui nous aveugle, qui nous interdit d'imaginer et d'expérimenter les voies qui ne nous seraient pas nocives ! A cause de lui, nous n'avons jamais choisi et ne choisirons jamais que ce qui est bon pour lui, et mauvais pour nous. Voyez ces quatre malheureux challengers, Bouddha, Confucius, Moïse et Jésus, qui tentent depuis 2500 ans de nous ouvrir les yeux et de nous civiliser : en vain, puisque nous sommes toujours aujourd'hui les incurables bêtes féroces que nous étions jadis dans le Rift.
Mais - après tout - à quoi bon nous donner la peine (extrême) de nous civiliser, puisque l'humanité, si elle ne crève pas tout à l'heure, est destinée à crever tôt ou tard ?... Au bout du compte, n'est-il pas souhaitable que l'humanité mette volontairement fin le plus tôt possible à sa honteuse carrière - au profit du Successeur ?

Jean-Michel Truong :
Ce ne serait pas l'intérêt du Successeur – qui pour un temps indéterminé a encore besoin de son Cheptel – et on peut donc compter sur lui pour faire en sorte que cela ne se produise pas.

Marie-Salsa Brossollet :
Quand j'écrivais que Totalement inhumaine est pessimiste, c'était une figure de style, parce que je trouve en réalité qu'il est rempli de bonnes nouvelles, opinion confortée par vos réponses dans le " forum” et le "dialogue”. Les voilà :
1) Il est de l'intérêt de l'IA de garder le Cheptel en vie aussi longtemps qu'il lui sera utile. Voilà qui nous laisse quelque temps (ou quelques moments) pour souffler. Ouf !
2) Etre, au mieux, acteurs conscients du développement de l'IA (comme vous), au pire témoins lointains (comme moi), c'est aussi enthousiasmant que de vivre au temps des Colomb et Vasco de Gama. En chambre, en plus, avec chauffage central, frigo plein de bouffe, Sec. soc. et retraite vieillesse !... (Comme vous le faites remarquer sans cesse, ce sont là de trop rares privilèges, mais quiconque dispose d'un ordinateur bénéficie sans doute de ces privilèges exorbitants). Cette bonne nouvelle-là est évidemment appuyée sur une très mauvaise : avant l'ordinateur, le pauvre et le riche, le vieux et le jeune, pouvaient encore parler la même langue ; avec l'ordinateur ils ne le peuvent plus : le Successeur divise pour régner, on le sait depuis Babel. Cette fois, il a vraiment bien réussi son coup.
3) La lecture de votre livre a amené plusieurs de vos lecteurs à se poser la question " qu'est-ce qui est spécifiquement humain ? ". Cà c'est une bonne nouvelle, ça prouve que le Cheptel reste humain. Qu'importe si, oui ou non,  le "
spécifiquement humain” se trouve aussi, actuellement, en d'autres mondes (ou se retrouvait, un jour, sur ce monde) sur un autre support que le nôtre ? "Le dernier bastion ", comme vous dites, du "spécifiquement humain”, il n'est pas important qu'il soit ou non le premier ou le dernier. Il est très important en revanche qu'il existe, qu'il soit découvert, qu'il soit défini, qu'il soit défendu mordicus.
4) Lequel "dernier bastion sera de l'ordre du relationnel. Appelez ça empathie ou compassion" (réponse à Sylvain Fontaine). D'aucuns l'appellent amour. Séti pas une bonne nouvelle, çà ?
5) A moi vous avez répondu "dans le crépuscule de l'humanité, l'humanisme tient enfin son programme : soins palliatifs pour tous. Programme d'une ambition extrême." J'enlèverais, si vous permettez, le mot "enfin", car il est vieux-vieux ce programme, et scrupuleusement appliqué hier comme aujourd'hui par un nombre incalculable d'humains, quelques rares célèbres, la très grande majorité inconnus des médias (mais beaucoup d'entre nous ont la chance d'en avoir connu ou d'en connaître autour d'eux). Ca c'est la plus belle des bonnes nouvelles : s'il est effectivement d'une extrême ambition, le programme est immédiatement applicable, à minuscule ou à plus grande échelle, par chacun des "spécifiquement humains” du Cheptel !

Michel Arnaud, 5/1/2002 :
Je viens de refermer votre ouvrage et j'ai une impression d'inachevé. Comme si vous n'osiez conclure vous même, obsédé par cette fin de l'homme "totalement inhumaine".
En même temps il est difficile de ne pas adhérer à votre démonstration, mais j'y vois plus une démonstration de la bêtise humaine (le "suivisme du cheptel" n'est plus à démontrer), mais la façon dont vous décrivez les "imbus" donne de grands espoirs (du moins est-ce mon avis) : je suis persuadé que "la connerie" ne gouvernera jamais le monde, même si elle tente de le faire.
Il me semble qu'une très grande partie des réactions après le 11 septembre le démontre : malgré l'énergie déployée par les "aèdes" un grand nombre de "personnes", surtout parmi les "epsilon", n'adhère pas du tout à la langue de bois.
Certes la loi du plus fort s'impose souvent. Mais je ne suis pas persuadé qu'"au bout" elle gagnera.
De plus il me semble que tout au long de cet ouvrage vous parlez de l"homme" en tant qu'élément masculin de l'humanité. Toutes les femmes (élément "féminin" de l'humanité que l'on oublie trop souvent) ne seraient-elles que des epsilon ? Certes il existe un certain nombre de clones de "Mme Vache Folle", mais ils ne me semblent pas être majoritaires. Et si l'avenir de l'homme était la femme ?
Et si l'avenir du "cheptel" était la révolte des "epsilon", détruisant le "Successeur" et les "imbus" ? Et pourquoi ne pas envisager que certains "imbus", devant les dégâts provoqués par l'émergence du Successeur se mettent à réagir.
Vous citez souvent Teilhard de Chardin ; or ce dernier n'a pas la vision pessimiste de l'avenir de l'humanité. Je sais qu'on lui reproche souvent son "optimisme", mais il ne faut pas le réduire à cela. Il dit aussi beaucoup d'autres choses : entre autre que l'Homme n'est pas "fini" ; la création continue tous les jours. Et rien ne dit que l'Evolution ne fasse pas de même.
Je ne sais si vous réagirez à ces quelques mots écrits dans la foulée de la fermeture du livre.
En tout cas un très grand merci pour votre façon de pousser à la réflexion. Merci d'être un "empêcheur de penser en rond". 

Jean-Michel Truong :
Ada, un des personnages du Successeur de pierre, croit comme vous que si le Successeur s'est transformé en un instrument de domination, c'est qu'il a trop longtemps évolué sous la pression exclusive des mâles, et formule le projet de le "féminiser". C'est aussi à cette question que je fais allusion à la note 3 de la page 39 de Totalement inhumaine, lorsque j'écris "On se prend parfois à rêver à ce que serait devenue l'informatique si davantage de fées s'étaient penchées sur son berceau". Mais l'exemple de "Madame Vache Folle" – pas si exceptionnel que ça, à en juger par la composition des cabinets ministériels ou des promotions de l'ENA, par exemple –, prouve que l'appartenance à la caste des Imbus n'est pas qu'une affaire de sexe biologique.
Cela dit, je soupçonne comme vous que s'il doit y avoir une solution au problème, celle-ci passera forcément par une prise de conscience et un changement d'allégeance des Imbus.

Swann Seinfeld, 5/3/03 : Question concernant les applications de l'intelligence artificielle
Je suis étudiant à l'université René Descartes et je m'intéresse à  l'intelligence artificielle par rapport aux sciences humaines. J'aimerais savoir quelles sont les perspectives d'applications de l'intelligence artificielle par exemple le traitement du langage ou la bibliométrie...

Jean-Michel Truong :
Le sujet est trop vaste pour tenir dans ces colonnes. Je vous invite à vous référer à la revue américaine AI Magazine qui présente dans chacun de ses numéros des applications significatives et publie tous les ans un catalogue raisonné des principales réalisations dans le monde.

Swann Seinfeld :
J'aimerais aussi savoir quels sont les essais sur une autre manière de raisonner ? Puisqu'il semble que la manière humaine soit trop difficile à simuler, peut-être que des scientifiques essaient de faire autrement?

Jean-Michel Truong :
Vous pouvez par exemple rechercher dans une base de données documentaire à l'aide les entrées suivantes : raisonnement par analogie, raisonnement à base d'exemples, raisonnement par cas (case-based reasoning), raisonnement probabiliste et  incertain, raisonnement temporel et spatial, raisonnement qualitatif,  et aussi : logiques non-classiques, logiques floues (fuzzy logic). Notez que le courant connexionniste s'est développé précisément à partir d'une critique du raisonnement et de la représentation tels que les concevait le courant cognitiviste. Voyez à ce sujet les références [Dreyfus] dans la bibliographie de Totalement inhumaine. Enfin, il existe tout un courant de recherche sur la pensée sans raisonnement : voir par exemple dans la bibliographie les références [Brooks], et dans les bases documentaires les entrées  intelligence without reason, intelligence without representation, et plus généralement les travaux d'éthologie tendant à mettre en évidence l'existence d'une proto-pensée animale.

Georges Tafelmacher, artisan et artiste anarchiste, 10/3/02 :
Bravo pour votre bravoure. Les braves apprécieront. Il est temps de raconter la vérité. Enfin des paroles réconfortant dans ce monde de brutes, de guerre, de violence, d'autoritarisme condescendante, de justice de classe, d'industrialisation exponentielle, d'empoisonnement mondialisé !
Permettez-vous d'emprunter quelques citations pour confondre les global leaders? Merci!!

Jean-Michel Truong :
Tout usage de mes textes est bienvenu dès lors qu'il respecte le droit en vigueur.

Emmanuel Dion, 14/03/02 : Pour un ré-examen de la possibilité d'une communication symbolique avec les machines
J'ai apprécié votre essai : facile à lire, plein d'idées clairement exprimées (certaines connues, d'autres moins), au style flamboyant, voire lyrique, à la prétention immense, et aux conclusions nihilistes. Les sources sont précises et informées, mais l'organisation logique de la démonstration m'a parfois semblée spécieuse.
Les idées que j'ai retenues sont les suivantes:
1) L'humanité n'est pas plus l'unique propriétaire de la conscience que les acides aminés ne sont celui de la vie. Tout est affaire d'organisation ou d'ordre, et non de matériau (je suis d'accord, c'est la position connue des théoriciens de l'alife).
2) Les machines (le "successeur") prendront bientôt totalement le pouvoir (je suis d'accord, c'est la théorie assez connue de l'émergence)
3) Elles l'ont déjà pris (je suis en partie d'accord, sur ce point, vous êtes informé et convaincant, bien qu'il ne s'agisse au fond que d'une sorte d'habillage moderne et lyrique de ce qui était déjà dit, par exemple, dans "la troisième vague" de Toffler; ce qui est dit des "mèmes" est au fond vrai depuis l'émergence du langage, et ce n'est que d'une double accélération qu'il s'agit, par l'écrit puis l'électronique; Y a-t-il un changement qualitatif? Cela peut se discuter)
4) Tant mieux, car l'homme est intrinsèquement mauvais (je suis en désaccord; je ne suis pas humaniste, mais je ne suis pas non plus anti-humaniste; je suis idéaliste au fond, et j'ai une solidarité, non de principe mais de fait, avec mes homologues humains, c'est-à-dire que si je ne partage pas toutes les valeurs dominantes qu'ils expriment, j'en partage tout de même quelques unes, et je me reconnais comme l'un des leurs davantage que comme une machine (au moins pour le moment)).
L'hypothèse que j'ai regretté de ne pas vous voir examiner est celle de la coexistence pacifique des hommes et des machines (non pas dans un sens matériel "cybiontique" cher au béat De Rosnay, mais au sens idéel de tolérance mutuelle).  Celle-ci serait pourtant rendue possible par un interfaçage symbolique avec elles, notamment au moyen du langage naturel (unrestricted success at the Turing test) point qui n'est absolument pas abordé dans l'essai, peut-être parce que celui-ci s'en arrête à l'échec (fort bien relaté) de la voie symbolique en IA dans les années 1970/1980. Encore ne faut-il pas exclure que la communication symbolique homme/machine puisse advenir, non comme CAUSE mais comme CONSEQUENCE d'une IA forte émergente.
Emporté dans une vision trop agressive, votre essai (qui fait une fixation inutile sur les génocides du XXème siècle, qui n'ont à mon sens rien révélé sur l'homme qu'on ne sût déjà) oppose tous les partis possibles en guerres potentielles, en massacres et disparitions nécessaires.
Pour ma part, je ne crains pas les machines (pas plus que vous semble-t-il). Mais contrairement à vous, non parce que je désespère de l'humanité, mais bien parce que je pense que nous n'avons pas à craindre une intelligence supérieure à la nôtre si l'on part du principe qu'elle ne nous sera pas si radicalement étrangère ou moralement opposée, c'est-à-dire si l'on a vraiment une vision absolutiste et non relativiste du monde et de sa représentation, et que l'on croit que, dans la mesure de nos possibilités, nous avons déjà entrevu une parcelle de Vérité.

Jean-Michel Truong :
Loin d'exclure toute possibilité de communication homme/machine, je suggère (p. 207) que le Successeur usera de notre langage, comme d'une langue étrangère, aussi longtemps qu'il aura besoin de nous.
Quant à qualifier de "pacifique" notre relation avec le Successeur, je n'y suis pas opposé : c'est en effet la paisible coexistence du berger avec son troupeau, de l'éleveur prenant soin sans brutalité inutile du cheptel dont il se repaît.

Emmanuel Dion, est revenu sur son texte et sur ces questions le 15/05/02

Stéphane Knecht, 19/3/02 :
Vos livres sur l'IA m'ayant beaucoup intéressé, je me demandais s'il pouvait y avoir des relations entre l'IA et les recherches de C.G. Jung et Carlos Castaneda?
Ces deux hommes ont toute leur vie cherché à comprendre, de manière scientifique, la conscience de l'homme et son accroissement, l'un par le biais de la Psyché et l'autre du Chamanisme primitif.
Ce qu'ils ont découvert ouvre les portes vers des champs immenses de perception nouvelle.
Se peut-il que l'émergence de l'IA réduise à néant ces possiblités?
D'après vous l'IA (et de même la réalité virtuelle, en faisant référence à Philippe Quéau) est-il un frein ou bien un moteur qui permettrait de nous surpasser et ainsi de nous dégager de notre compréhension limitée?

Jean-Michel Truong :
Je ne connais pas bien les travaux de Jung, et pas du tout ceux de Castaneda.
Cela dit, plus généralement, les recherches en IA et celles portant sur la conscience  ont des rapports évidents : d'une part, les travaux récents des psychologues, psychanalystes, spécialistes des sciences cognitives et des neurosciences ont contribué au progrès de l'IA en lui fournissant notamment des représentations de la conscience moins sommaires que celles sur lesquelles elle avait démarré. D'autre part, l'IA commence à fournir à ces disciplines des moyens de modélisation et d'expérimentation de leurs hypothèses.
Je suis pour ma part persuadé que les progrès des deux ensembles de disciplines dépendront de la manière dont elles sauront ou non coopérer. Tout un courant de la psychopathologie phénoménologique pourrait ainsi être revisité avec profit par les chercheurs en IA. Je suis par exemple frappé par les convergences existant entre les travaux de Freud sur le déplacement, et ceux, plus récents, d'Edelman sur les cartes neurales et les circuits réentrants, qui semblent fournir une explication anatomique aux observations cliniques du premier.
C'est pourquoi, d'une manière plus générale, je plaide pour un rattachement de l'informatique et de l'IA à la biologie.

Christian Pinatel, 24/3/02 :
Juste une question, car mon imagination et mes connaissances ne me permettent pas d'y répondre: Comment voyez vous pour une entité non humaine post-électronique l'ensemble de pressions qui conduirait à celle-ci à avoir une certaine tendance à se reproduire et à évoluer, de façon à devenir le successeur et à succéder à l'humain ?

Jean-Michel Truong :
C'est précisément le but de Totalement inhumaine que de répondre à cette question. Pour résumer : l'humanité a amorcé l'évolution du Successeur en mettant en circulation sur ses réseaux de transfert de données des entités autoreproductrices capables de mutations spontanées : les e-gènes. La reproduction de ces derniers est guidée par les mèmes, au moyen de ce que j'ai appelé la pompe mème / e-gènes, dont l'action tend à diriger toujours plus de ressources vers les e-gènes. Le processus une fois amorcé s'autoentretient et s'amplifie, par un mécanisme nommé exaptation. Totalement inhumaine analyse en détail trois cas de fonctionnement de ce processus : la « Guerre des étoiles », la « Productivité des services » et la « Folie dot-com », où l'on voit comment le Successeur s'approprie à notre insu et à notre détriment une part toujours plus grande de nos richesses.

Christian Pinatel, 25/3/02 :
Certes, mais les entités autoreproductrices  sont effectivement autoreproductrices dans un milieu de culture aujourd'hui entièrement d'origine humaine, né de besoins humains. La pression de sélection est définie par une nécessité purement humaine, et, là-dedans, les e-gènes se propagent au mieux selon leur aptitude à donner de bons résultats non pour quelque chose de nouveau, qui aurait son bénéfice propre, mais toujours pour les humains qui en tirent profit. La vie biologique est le résultat de contraintes dans un milieu dirigé par les lois que nous regroupons actuellement  sous le nom de lois physiques.  Les e-gènes et leur réplication sont le résultat de contraintes humaines, résultat de la vie biologique, dirigées par les lois  de la vie biologique, elles mêmes résultant des sus-citées lois physiques.  Sans la vie humaine, les e-gènes résultant de l'humain n'ont par conséquent pas de raison d'exister hors des besoins humains.

Jean-Michel Truong :
C'est négliger le rôle de l'exaptation dans l'évolution du Successeur  (voir Totalement inhumaine, p. 199-202). La plume n'a pas d'abord évolué en vue du vol de l'oiseau, mais pour assurer une fonction de thermorégulation. Ce n'est qu'ensuite que l'évolution s'est saisie de cette adaptation développée à d'autres fins, pour en faire l'instrument du vol. De même, le Successeur peut, pour l'heure, sembler exclusivement adapté aux besoins de l'homme qui l'a créé, mais il évoluera par la suite selon sa logique propre, en détournant à son propre usage les adaptations qui nous étaient initialement destinées.

Christian Pinatel :
Quant au fait que cela se passe au détriment de nos richesses, cela ne pourrait être jugé qu'à l'échelle globale de l'humain, pas à l'échelle de ceux qui ne savent pas en tirer profit. Il est bien net que je n'entend pas par là donner mon approbation à cet ensemble de phénomènes, et que la bonne répartition des richesses sur la planète peut être discutée par ailleurs. Mais, cependant, ne pourrait-on pas en dire autant de toute étape technologique survenue entre l'émergence de l'humain et aujourd'hui?

Jean-Michel Truong :
C'est précisément ce à quoi je fais référence au chapitre 14 de Totalement inhumaine. Nos objets ont appris à nous manipuler en vue de nous soustraire des ressources depuis le premier jour. La nouveauté avec les e-gènes – et ce qui les distingue radicalement de toutes nos autres productions – est que pour la première fois, certains de ces objets sont autoreproductibles, capables de muter spontanément, et de circuler librement sur nos réseaux. Autrement dit, certains de ces objets ont acquis les attributs du vivant.

Christian Pinatel :
Peut- on affirmer que si des humains, voire des pays entiers souffrent d'une attribution préférentielle de moyens vers du support à e-gènes par des individus en disposant selon leur bon vouloir (1), plutôt qu'à de la vie humaine, c'est pour le profit du Successeur, et non pour le profit de ces individus, éventuellement peu nombreux et choisissant les actions qui leurs sont le plus profitables, indépendamment de toute souffrance humaine se passant à un endroit où elle ne pas leur être imputée?
(1) Cette notion de "bon vouloir" devrait être développée, car à la manière des fonctionnement totalitaires, on peut observer une disparition des informations entre l'ordre donné et l'exécution, celui qui exécute se cachant derrière l'ordre, et celui qui ordonne se cachant derrière le fait de ne pas savoir les conséquences que ses ordres impliquent. Cela a très bien fonctionné sous le 3ème Reich, l'ordre initial étant l'attribution des pouvoirs à un individu à petite moustache, le donneur d'ordre étant, il faut le reconnaître, le peuple, et les ordres exécutés étant ce que l'on retient généralement aujourd'hui des années 39-45.

Jean-Michel Truong :
La grande « habileté » du Successeur est de nous faire croire, par le truchement de certains mèmes – comme celui de la Productivité ou celui de la Nouvelle économie – qu'il est à notre service et travaille à notre profit. Une caste d'humains sévèrement contaminés par cette croyance – que j'appelle les Imbus – dirige en conséquence vers lui des flux toujours plus importants de ressources. C'est ainsi que 5200 milliards de dollars ont été investis dans la Folie dot-com, en pure perte pour l'humanité, mais non pour le Successeur dont, grâce à ce subterfuge, le réseau s'est accru de 600 millions de noeuds et de millions de kilomètres de fibres optiques.

Christian Pinatel :
Au fil de la discussion, je saisis le point duquel je voulais réellement débattre: le fait que le Successeur ai déjà acquis les attributs du vivant, en l'occurrence ceux se manifestant par l'envie de faire croire à d'autres êtres (nous, humains) des choses qui lui profitent. Car, bien sûr, nier qu'une forme de vie "électronique" puisse apparaître sur un réseau sur lequel circule de nombreux e-gènes ne me semble pas envisageable, n'ayant aucun argument pour cela. Là où j'ai du mal à vous suivre, c'est dans le fait d'attribuer certains faits ("Folie dot-com", "Guerre des étoiles", "Productivité des services") à l'action du Successeur en fonctionnement. En effet, il me semble que ce type de phénomène ne présente rien d'anormal pour l'humanité. La croyance des Imbus ne prouve rien: de tous temps, des mèmes conduisant certains individus à en exploiter d'autres au titre d'une cause apparemment bonne se sont propagés (les pyramides, le mur de chine, etc.) sans qu'une intention non humaine soit derrière. Un des meilleurs exemples est la masse de richesses qu'a consacré l'Empire Romain au vin, qui a conduit nombre de ses actions à travers le monde (que penser alors des levures qui nous exploitent en nous rendant dépendant de l'alcool qu'elles produisent en se multipliant?). Une construction qui soit un excellent support pour l'apparition du Successeur est une chose, que celle-ci lui soit due en est une autre. Que peut-être un signe indubitable de son existence ?

Jean-Michel Truong :
Vous soulignez à juste titre que l'alliance des mots et des objets en vue de manipuler l'homme ne date pas d'hier. Le chapitre 14 de Totalement inhumaine a précisément pour but de généraliser le mécanisme mis en évidence dans la pompe mèmes/e-gènes, en montrant qu'il trouve son origine dans le support anatomique commun aux mots et aux outils – la mâchoire des premiers reptiles – ainsi que l'a découvert Leroi-Gourhan. J'y cite en particulier (p.195) deux autres cas où le même mécanisme est à l'oeuvre : celui de l'argent et celui du logement.
Mais l'existence d'un mécanisme apparemment ordonné à un but ne nous autorise en aucun cas à en inférer, comme vous semblez le faire, l'intervention d'une « intention non humaine ». Le Successeur n'a ni but, ni projet, ni volonté propre, mais résulte du libre jeu de forces aveugles au cours de millions d'années d'évolution.
Quant à votre question, il n'est pas plus possible d'acquérir aujourd'hui une certitude sur l'existence du Successeur, qu'il n'aurait été possible d'affirmer, voici quatre milliards d'années, que tel assemblage de molécules surnageant dans la soupe primitive était en réalité l'ancêtre de Mozart.

Christian Pinatel :
Il me semble que nous sommes sur le point de parfaitement nous comprendre, mais il reste néanmoins un petit détail. C'est, dans votre réponse, la divergence apparaissant entre "en vue de manipuler l'homme" et " Le Successeur n'a ni but, ni projet". Pour ma bonne interprétation de votre travail, et peut-être pour d'autres lecteurs, pouvez vous faire quelques compléments?

Jean-Michel Truong :
Il semble qu'en utilisant l'expression "en vue de…" je sois tombé dans le travers – presque inévitable dès lors qu'on parle du vivant – consistant à user à propos du Successeur de métaphores suggérant l'existence d'une intention. Voyez à ce sujet Totalement inhumaine, p. 82, note 1, et ma réponse à une question d'Olivier Noël sur ce site.

Christian Pinatel :
C'est tout à fait ce que je pensais, mais je préférais vous le voir écrire. Je vous prie de m'excuser de ne pas avoir lu en détail votre discussion en référence. Ces points étant éclaircis, je me permets d'avancer quelques réflexions, qui, je pense, ne sont pas en contradiction avec vos idées, et ne traduisent aucun ordre mystique, mais simplement tentent de construire une certaine logique. Il me semble en effet possible de voir une continuité avec l'affranchissement vis-à-vis de la lumière dans le passage du règne végétal au règne animal en premier lieu, puis en second lieu avec l'affranchissement vis-à-vis de la biologie (selon notre définition actuelle de cette science) dans le passage de l'animal au Successeur (Il est par ailleurs intéressant dans cette conception d'analyser le phénomène du champignon, tentative végétale réussie d'affranchissement vis-à-vis de la lumière, n'ayant pas donné lieu à l'apparition de l'intelligence ni au mouvement, mais tout de même à des réseaux). L'assimilation des plantes cultivées au Cheptel me semble nette, ainsi que celle des "mauvaises herbes" aux epsilon. En ce qui concerne les Imbus, selon ce découpage, leur prépondérance ne serait que de courte durée. Ou bien, rapidement, Imbus et Cheptel ne feraient qu'un. Il reste, bien évidemment, le fait que pour le moment, l'animal ne présente a priori qu'un seul genre intéressant pour le Successeur: le genre Homo. N'est-il pas envisageable alors de supposer une scission de l'espèce issue de notre technologie actuelle ou proche (clonage, corrections génétiques), avec l'évidence d'un inévitable accroissement des différences de moyens, conduisant à deux espèces distinctes: l'une "naturelle" , c'est à dire l'humain actuel, simplement évolué selon la sélection génétique traditionnelle, et un humain génétiquement modifié, plus adapté (de par de nouveaux types de modification du génome) à une bonne collaboration avec le Successeur, grâce justement à l'appui intéressé de celui-ci ? L'intelligence des Imbus/Cheptel ne serait alors que la capacité du soja à produire des protéines alors que la force des epsilon serait d'apparaître là où on en a le moins envie, comme le chénopode, l'amarante ou le chiendent. Cela suppose ainsi, non pas un affrontement direct des deux groupes (la spéciation en question n'est pas forcément que dichotomique à long terme), mais des exploitations différentes et concurrentielles d'une situation.

Jean-Michel Truong :
Votre commentaire démontre brillamment l'intérêt – et la nécessité – d'arracher le Successeur à l'emprise des sciences de l'ingénieur pour le rendre à son champ d'origine, celui de la biologie. Seule cette discipline possède les outils – concepts, méthodes, connaissances – permettant une approche exhaustive de cette forme de vie en voie de spéciation. Elle seule permet de saisir le continuum dans le cours duquel émerge le Successeur – l'exemple du champignon est à cet égard particulièrement démonstratif. Elle seule aussi dispose du répertoire de précédents permettant d'en préfigurer les évolutions futures ou, à tout le moins, de ne pas les confiner à des scénarios aussi stériles que stéréotypés. Enfin, je suis convaincu qu'ainsi que vous le suggérez,  c'est de préférence vers la biologie végétale – et celle des végétaux les plus frustres – qu'il faudra se tourner, dans un premier temps, pour puiser les métaphores et intuitions nécessaires.

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