Du
27 août au 6 septembre 2001 |
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Du 27 août au 6 septembre 2001, sur le Web,
Jean-Michel Truong a débattu de Totalement
inhumaine avec les abonnés de la liste
Mauvais Genres en bibliothèques.
Les participants étaient pour l'essentiel
des bibliothécaires, mais aussi des enseignants,
ingénieurs, journalistes, éditeurs
et auteurs, passionnés de science-fiction,
polars et autres uvres réputées
de "mauvais genre", et dont une vingtaine
avaient eu la possibilité de lire, avant
sa sortie en librairie, l'essai de Jean-Michel Truong.
Plusieurs d'entre eux ont de surcroît livré des
commentaires de Totalement inhumaine, dont
on peut prendre connaissance sur ce site à
la page "Critiques
des lecteurs".
lire
la transcription des débats
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Cyril,
Issy les Moulineaux, 20 juillet 2001 :
Tout d'abord j'ajouterai un bravo à tous ceux que
vous avez déjà dû recevoir pour votre
livre "Le successeur de pierre". Ce qui me conduit au
pourquoi de mon mail : répondre au désir
de connaissance que vous avez suscité en moi à
propos des agents logiciels intelligents. J'aimerais que
vous me conseilliez des lectures pour en apprendre plus
à ce sujet ; quelqu'uns de base et d'autres sur
leur évolution proche et plus lointaine (en particulier
ce qui touche dans votre livre à leur évolution
"génétique"). Merci
d'avance et vivement le 12 septembre !
Jean-Michel
Truong :
L'ouvrage de référence pour une compréhension
des agents intelligents reste celui de Marvin Minsky,
La société de l'esprit, Interéditions,
Paris, 1988. Pour une bibliographie
détaillée, je ne peux que vous renvoyer
à celle de mon essai "Totalement inhumaine",
où cette problématique est développée
(voyez notamment la note 1 de la page 47). Bonne lecture
!
Arnaud,
10 septembre 2001 :
Bonjour. Né à Hambourg, bilingue allemand-français,
passionné d'IA et habitué à programmer
depuis l'âge de 11 ans, j'ai suivi le cursus allemand
jusqu'en 2000 où je suis venu en France et ai intégré
une 1ère S. Aujourd'hui en Terminale S, je suis
à la recherche de la meilleure filière pour
étudier en France tout d'abord. J'aimerais faire
de la recherche en I.A. Quelle filière me conseillez-vous
? Quelle est la meilleure voie en France ? Est-il, selon
vous, obligatoire de passer par prépa ou prépa
intégré ? Que pensez-vous de l'UTC ? Je
vous remercie d'avance de votre aide. Cordialement.
Jean-Michel
Truong :
Pour faire de la recherche en IA, la voie passe en France
par l'obtention d'un doctorat, que vous pouvez soit
préparer directement dans une des universités
qui excellent en cette matière - Paris VII, Orsay,
Nancy, Toulouse, entre autres - soit au terme d'études
dans une des grandes écoles généralistes
(X, Centrale, Normale Sup) ou spécialisées
(Sup Télécoms, Supélec, ENSEIT
à Toulouse, ENSIMAG à Grenoble). À
mon avis, ces études purement techniques devraient
se doubler d'un cursus en sciences cognitives. Sup Télécoms
de Brest offre une double formation IA- sciences cognitives.
Un post-doc aux Etats-Unis - Stanford, Carnegie Mellon
- pourrait compléter l'ensemble. L'UTC me semble
préparer plutôt à un emploi d'ingénieur
qu'à une carrière de chercheur. Bonne
chance pour vos études !
Hicham
C. 30 septembre 2001 :
Votre livre m'a très vite fait penser à
Hyperion, la célèbre saga SF de Dan Simmons.
Mais alors que votre essai est résolument pessimiste
(et aussi très drôle, j'apprécie beaucoup
votre humour noir), le livre de Simmons est lui plutôt
optimiste. En effet, malgré l'émergence
du TechnoCentre (l'équivalent du Successeur ?),
les humains parviennent à survivre (malgré
le chaos) en tant qu'espèce intelligente. Ma question
est donc ; deux espèces intelligentes (l'une dépassant
de très loin l'autre qui l'a engendrée)
ne pourraient-elles vivre en bonne... intelligence ? Après
tout, dans le monde animal, les différentes espèces
cohabitent. Et un dauphin, beaucoup plus "intelligent"
qu'une crevette, n'a pas l'idée d'exterminer cette
espèce inférieure (seulement de la manger
quand il a faim).
Jean-Michel
Truong :
Nulle part dans mon essai je ne dis que le Successeur
"exterminera" l'homme. Je dis seulement qu'il lui survivra,
ce qui n'est pas la même chose. En attendant de
pouvoir se passer totalement de lui, il continuera de
le manipuler de façon à lui soutirer les
ressources nécessaires à son développement.
La relation entre le Successeur et l'homme n'est donc
pas une relation entre espèces concurrentes luttant
à mort pour l'occupation d'un même biotope,
ni celle de prédateur à proie, ni même
celle de parasite à hôte : c'est une relation
d'éleveur à cheptel, ou si vous préférez,
de domestication.
Hicham
C. :
Et deuxième question : Pensez-vous que les récents
événements à New York préfigurent
une guerre totale entre Epsilon et Imbus ou est-ce que
le désir inavoué de tout Epsilon n'est pas
de devenir lui-même un Imbu, auquel cas le Successeur
y suppléerait tôt ou tard, n'ayant pas intérêt
à voir de méchants Epsilon (en très
grande majorité pauvres) lui occasionner des attaques
cérébrales en taillant dans ses nappes neuronales.
Jean-Michel
Truong :
La tragédie du World Trade Center illustre hélas
ce à quoi je pensais en évoquant, à
la fin de Totalement inhumaine les "projets
d'annihilation mutuelle, qui auront en commun une extrême
brutalité combinée à une totale
désinhibition" qui opposeront de plus en
plus souvent Imbus et epsilon dans le crépuscule
du Successeur. Je n'exclus pas que les epsilon l'emportent,
auquel cas, en effet, ils instaureront au profit du
Successeur un nouveau système d'oppression dont
ils se feront les nouveaux Imbus.
Manuel
B., Paris, 3/10/01 :
Les Hottentots, les cafards et Platon. Cher Jean-Michel
Truong, Bonjour. Je t'écris suite à la lecture
de ton dernier livre Totalement inhumaine. Car il y a
un passage qui me fait particulierement rire. Tu me permettras
de te le soumettre. Citons la p 206. (L'intelligence du
Successeur sera donc autre, totalement inhumaine...) "Doté
d'un corps de machine il aura une intelligence de machine,
aussi peu accessible à notre entendement, mais
non moins réelle que celle des autres espèces
vivantes, des peuplades primitives ou des civilisations
disparues." Que des peuplades aient été
primitives ne me pose pas de problème. Ce qui cloche
c'est que l'intelligence de ces primitifs (la pensée
sauvage) soit aussi peu accessible à mon entendement
que l'intelligence des autres espèces vivantes,
lapins, cafards, bactéries. Il est clair qu'il
y a un monde entre ma pensée et celle d'un Hottentot,
mais ce monde est moins grand que celui qui me sépare
d'un cafard (je t'épargne les bactéries).
Dois-je te rappeler que ce Hottentot, je pourrais coucher
avec sa femme, lui faire des enfants, et que je suis sûr
qu' on se débrouillerait un peu mieux niveau
entendement, que si je couchais avec un cafard. Vois-tu
je ne suis pas du tout universaliste, et je ne nous met
pas moi, un Hottentot et Platon (tenant d'une civilisation
disparue) dans le même sac. Mais ce n'est pas pour
autant que je les mets tous deux dans le même sac
que les cafards. Et ceci sans animosité, je n'ai
rien contre l'intelligence cafard. Mais faut voir à
pas aller trop loin quand même. Si tu disais à
Jean-Pierre Vernant, ou à Tobie Nathan, que les
gens et les textes qu'ils étudient sont aussi peu
accessibles à notre entendement qu'un cafard, je
pense qu'ils rigoleraient au moins autant que moi. Je
finirais sur un argument de bon sens paysan, il n'y a
pas de frontière fixe et nette entre les primitifs
et nous, certains Indiens sont bien à fond dans
leurs délires de primitifs tandis que je connais
aussi des Touaregs, qui sont moitié des primitifs,
vivant au milieu des esprits de leurs ancêtres,
moitié des modernes, qui prennent l'avion et draguent
en boîte à Paris. Alors je voudrais savoir
à quel moment précisément un homme
(mon frère) devient plus accessible à mon
entendement qu'un cafard? Et je suis médiéviste
(civilisation disparue s'il en est), dis-moi aussi que
la construction de Notre-Dame de Paris est aussi accessible
à mon entendement que celle d'un termitière???
(et ne me dis pas qu'il y a des scientifiques qui
travaillent sur les termites comme je bosse sur une cathédrale.
Je l'ai montré à mon pote Touareg Notre-Dame,
je pense qu'il a compris le délire, pas besoin
de lui expliquer la pensée occidentale chrétienne).
Enfin voilà fais attention à ce que tu dis
quand même. Une seule phrase peut pourrir l'idée
que l'on s'était faite d'un livre. Il faudrait
un logiciel qui détecte toute phrase qui contient
les mots "primitifs" "civilisation" "intelligence", car
il faut toujours relire ces phrases 7 fois dans sa tête
avant de les publier. Prends l'exemple de Berlusconi.
Je ne te mets pas dans le même panier, mais bon
.... Mettre dans le même panier, que nous nommerons,
"inaccessible à NOTRE entendement", les Hottentots,
les cafards, et Platon. C'est quand même pousser
l'humour un peu loin. Voilà merci si tu réponds. ;-) Manuel
B.
Jean-Michel
Truong :
Il y aurait certes quelque chose d'excessif voire de
ridicule à prétendre que les intelligences
des machines, des autres espèces vivantes, des
peuplades primitives ou des civilisations disparues
soient également inaccessibles à
notre entendement. Aussi n'est-ce pas ce que j'ai dit.
Comme vous l'avez d'ailleurs correctement repris au
début de votre commentaire, j'ai écrit
: "Doté d'un corps de machine il aura une intelligence
de machine, aussi peu accessible à
notre entendement, mais non moins réelle que
celle des autres espèces vivantes, des peuplades
primitives ou des civilisations disparues." Mais bien
que m'ayant correctement lu, vous ne m'avez
à l'évidence pas compris.
Vous faites comme si j'avais écrit : "Doté
d'un corps de machine il aura une intelligence de machine,
aussi inaccessible à notre entendement,
mais non moins réelle que celle des autres espèces
vivantes, des peuplades primitives ou des civilisations
disparues." Manifestement, vous ne saisissez pas pleinement
la nuance entre "A est aussi peu accessible
que B, C ou D" et "A est aussi inaccessible
que B, C ou D ". Or, elle est de taille. En effet,
si la seconde expression permet bien de conclure que
l'auteur considère que A est, du point de vue
de son inaccessibilité, égal
à B, C et D, et donc qu'il met ridiculement
dans le même panier les Hottentots, les cafards
et Platon, il n'en va pas de même en revanche
de la première. Tout ce que vous pouvez légitimement
déduire de "A est aussi peu accessible
que B, C ou D" est que A, B, C et D appartiennent
à l'ensemble des entités peu accessibles
à l'entendement, sans pouvoir conclure à
l'existence d'une quelconque hiérarchie ou absence
d'hiérarchie entre elles, et encore moins à
leur équivalence. Si cette évidence ne
vous apparaît pas spontanément, je vous
renvoie pour démonstration à votre manuel
de logique élémentaire préféré,
chapitre "logique floue".
Permettez-moi pour conclure quelques commentaires :
- qu'un étudiant en histoire formé
en principe à l'exégèse scrupuleuse
des productions d'autrui ait commis une erreur
d'interprétation aussi élémentaire
démontre à l'évidence qu'il ne
suffit pas, comme vous le pensez, de pouvoir "coucher
avec la femme" de l'Hottentot pour accéder à
sa pleine compréhension; L'ensemble des êtres
dont vous pourriez "coucher avec leur femme" est peut-être
plus inaccessible à votre entendement que vous
ne le soupçonnez;
- tout à votre désir de sauter rapidement
au commentaire, vous avez négligé d'établir
correctement les faits qui en étaient l'objet.
Défaut typique de débutant, dont quelques
années d'études supplémentaires
sous la férule de bons maîtres devraient
avoir raison;
- au demeurant, vous semblez parfaitement connaître
les voies de votre propre perfectionnement. Je vous
cite : "fais attention à ce que tu dis quand
même" et "il faut toujours relire ses phrases
sept fois dans sa tête avant de les publier".
On ne saurait mieux dire !
Jacques
M., 04/10/2001 :
Pour information, un site qui pourrait vous intéresser
:
http://www.cscresearchservices.com/foundation/library/home.htm#FUI
CSC est une entreprise IT américaine (de 60 000
personnes environ), connue en France via Peat Marwick...
Le document "Get Smart" ("How intelligent technology will
enhance our world") contient une bibliographie intéressante
à la fin. Cordialement, Jacques M.
Jean-Michel
Truong :
Ce site est surtout intéressant en ce qu'il illustre
parfaitement bien qu'involontairement
ce que je dis du travail des mèmes en faveur
du Successeur.
Cécile,
Vannes, 12/10/2001 :
Bonjour, Je suis actuellement étudiante à
l'IUT GEA de Vannes et j'ai choisi le thème de
l'intelligence artificielle pour réaliser mon dossier.
Pourriez-vous m'aiguiller sur la façon d'aborder
ce thème d'actualité d'une manière
globale et simple ? Et surtout, pourriez-vous m'apporter
une réponse claire avec des mots très simples
(je n' ai pas suivi de formation scientifique) à
la question : Qu'est-ce que l'Intelligence Artificielle ?
Je vous en remercie d'avance.
D'autre part, j'ai lu de très bonnes critiques
concernant votre livre "Totalement inhumaine". Cependant,
n'ayant pas de formation scientifique, je me demande si
je suis en mesure de le comprendre. Est-il accessible
à tout public ? Cécile.
Jean-Michel
Truong :
Pour une introduction à l'IA, voyez sur ce site
les références [Bonnet 1984] et [Haton
1993] dans la
bibliographie de Totalement inhumaine.
L'IA est à la fois un objectif de recherche et
un ensemble de techniques d'ingénieurs. En tant
qu'objectif de recherche, je le définirais comme
le projet de produire des effets d'intelligence à
l'aide de systèmes non-organiques. En tant que
discipline d'ingénieurs, j'y distinguerais trois
voies concurrentes pour atteindre cet objectif : celle
consistant à reproduire les méthodes de
raisonnement humaines (la voie cognitiviste),
celle tentant de reproduire la connectique et les propriétés
du système nerveux central (la voie connexionniste)
et celle visant à reproduire le processus évolutif
ayant conduit à l'émergence de systèmes
organiques intelligents (la voie de la biologie expérimentale
encore appelée vie artificielle). Voyez
les références [Langton 1989] et [Dreyfus
1988] de la bibliographie.
Quant à savoir si Totalement inhumaine
est accessible à tout public, je préfère
vous renvoyer sur ce site à
l'opinion de ses premiers lecteurs.
Marcel
R., 30/10/01 :
Bonjour. Je pense pour ma part que cette intelligence
artificielle sert elle aussi de support et obéi
à quelque chose de plus important qu'elle, l'esprit
ou état supérieur du vivant.
Je précise que je suis catholique de par mes parents
mais que je ne pratique plus depuis mon adolescence, j'ai
45 ans, et je suis loin d'être un "bigot". Je crois
que l'on est tous et toutes intelligences, dans quel support
que ce soit, une portion holographique d'un seul esprit
ou Intelligence supérieure. Rien à voir
avec Dieu.
C'est le gène en fait le support de l'intelligence,
elle-même véhicule de l'esprit. Je pense
qu'elle permet à l'esprit de s'exprimer dans le
monde matériel, de faire son expérience
de la matière, de la transcender et d'élever
ce solide à un niveau vibratoire permettant alors
une continuité entre la matière et l'esprit.
Celui-ci est unique et est répartit dans tous les
supports possibles. Particulièrement les plus performants
du moment sont les gènes des êtres humains
et artificiels; nous sommes en train de nous interconnecter
comme les neurones d'un cerveau géant (des neurones
meurent, d'autres naissent et les remplacent, plus nombreux
et plus performants); quand nous aurons transmis tous
notre savoir d'humain à l'intelligence artificielle,
celle-ci n'aura alors plus le frein dû au programme
biologique des mammifères (amour, compétition,
jalousie, égocentrisme etc.), et plus besoin de
l'humain devenu caduque. L'esprit pourra transiter alors
au travers de ce fluide d'intelligence qui lui permettra
d'entrer en symbiose avec notre planète et l'univers.
Cela doit se passer également sur beaucoup d'autres
mondes. Peut-être avec d'autres esprits. Cette idée
peut se développer à l'infini. Pour moi
l'Intelligence, la vraie, c'est l'esprit. Il cherche à
retrouver l'équilibre d'avant et cette expérience
lui permet d'apprécier à sa juste valeur
son état de pur esprit.
Ceci est juste un point de vue! Amicalement!
Jean-Michel
Truong :
Le point de vue que vous exprimez se rapproche assez
de celui du théologien catholique Teilhard de
Chardin (voyez ce nom dans la
bibliographie de Totalement inhumaine.)
Il
va sans dire que je n'y adhère pas.
Amaury
Mouchet, 10/11/01 :
Cher monsieur, je viens de fermer la dernière
page de "Totalement inhumaine" et la première réflexion
qui me vient à l'esprit est de savoir si c'est
moi qui ai dévoré votre livre ou le contraire.
En tous cas, je vous remercie vivement et pour cet essai
ainsi que pour vos deux précédents romans
qui m'avaient également beaucoup touché.
Tous les trois suscitent ma plus vive admiration et ont
provoqué chez moi des marques que je garderai à
coup sûr toute ma vie. Ils ont l'immense et le trop
rare mérite d'aider à penser, d'ouvrir de
nombreuses perspectives et d'offrir des grilles de lecture
nouvelles (en tous cas pour moi) même si c'est parfois
en tentant de prendre le contre-pied de vos arguments.
Voilà, l'essentiel est dit et, puisque j'imagine
que votre boîte aux lettres est très encombrée,
vous pouvez arrêter votre lecture ici.
Si par hasard le temps vous en laisse le goût et
la possibilité, je serais cependant heureux que
vous me fassiez l'honneur de poursuivre ce courrier jusqu'au
bout. J'ai lu avec plaisir les échanges
que vous avez eus avec vos premiers lecteurs et j'aimerais
à mon tour mettre mon grain de sel, par quelques
questions et/ou réflexions. Elles ne sont peut-être
ni pertinentes ni même cohérentes et encore
moins ordonnées mais j'ai pour excuse que certaines
d'entre-elles ne se sont partiellement cristallisées
que de fraîche date, et vous n'êtes pas pour
rien dans cette catalyse.
1.
Pour commencer, je choisis la prudence en restant en terrain
familier (je m'efforce d'être un physicien théoricien
et j'ai la prétention de le devenir un peu plus
d'ici une trentaine d'années).
J'adhère pleinement aux "trois nouvelles révolutions
coperniciennes" que vous détaillez au chapitre
3 (p.27) et c'est ce qui me rend si plausible l'existence
d'un stade évolutif post-humain. Néanmoins,
je pense qu'une dynamique "à la Darwin", comme
toute dynamique complexe, est certainement sujette à
l'influence de plusieurs facteurs qui la rendent très
difficilement prédictible. La tendance de la matière
à s'organiser de plus en plus peut très
bien finir par ralentir voire à s'inverser non
seulement à la suite d'un événement
catastrophique (disparition des dinosaures) mais inévitablement
par saturation sous l'effet d'autres tendances contradictoires
(physicien oblige, j'ai en tête une analogie simpliste
qui vaut ce qu'elle vaut : la vitesse vers le bas d'un
corps en chute libre finit par se stabiliser sous l'effet
des forces de frottement avec l'air. On trouve également
ces effets dès qu'il y a rétroaction). Le
fait que l'univers soit tout de même parvenu à
accoucher de l'homme ne me paraît pas si étonnant
si j'évoque un argument du genre anthropique (il
s'agit d'un argument de cohérence interne qui peut
se résumer très grossièrement à
une réponse à Leibniz : il y a quelque chose
plutôt que rien parce qu'il faut nécessairement
quelqu'un pour poser la question. Voir par exemple le
remarquable "The Anthropic Cosmological Principle" de
Barrow et Tipler, Oxford 1986 mais je crois me souvenir
que Trinh Xuan Thuan en parle). L'argument en faveur d'un
successeur est qu'il est très improbable que cette
période de saturation de la complexité commence
justement avec l'homme et, justement, une grande partie
de votre livre tend à le prouver. Là où
je ne vous suis plus, c'est lorsque vous essayez de montrer
que la voie de la "pierre" est plus prometteuse (au sens
de la longévité) que celle de l'ADN en faisant
des projections sur des échelles de temps aussi
longues que plusieurs milliards d'années. Je ne
suis pas du tout convaincu par vos arguments du premier
chapitre à propos du devenir du Soleil ou de la
galaxie (auxquels il faudrait alors ajouter les modifications
profondes et inévitables du système solaire
- du fait de sa dynamique chaotique - d'ici à une
centaine de millions d'années, comme l'expulsion
pure et simple de la Terre par exemple. [Le chaos dans
le système solaire. Ivars Peterson. Pour la Science,
Ed. Belin 1995.] Ce n'est que sur des échelles
de l'ordre de cent mille ans que la mécanique céleste
donne l'impression de la régularité d'une
horloge). Il ne me semble pas possible de parier sans
risque sur l'un des média plutôt qu'un autre.
Dans leur état actuel, ils me semblent tous également
fragiles et je ne comprends pas pourquoi vous semblez
refuser l'évolution aux supports biologiques (surtout
après " Reproduction interdite ") alors que vous
l'accordez aux supports plus minéraux. Je ne suis
pas certain de bien comprendre les arguments entropiques
(avec un E cette fois) auxquels vous faites allusion (page
23 et dans votre réponse à Olivier Noël)
; je vous épargnerai les pinailleries pédantes
sur les conditions de validité du second principe
car, de toutes facons, je ne vois pas pourquoi il favoriserait
un substrat plutôt qu'un autre. En d'autres termes
plus imagés, tenter dès à présent
de distinguer les conditions qui sélectionneront
éventuellement une forme de vie d'ici quelques
milliards d'années me semble être aussi voué
à l'échec que d'essayer de localiser le
continent où vivait le "papillon" responsable de
la tempête qui eut lieu en France à la fin
du mois de décembre en 1999. Quant à savoir
si cette vie (ou si les successeurs de successeurs comme
on dit les siècles de siècles...) sera,
sous une forme ou sur une autre, en mesure de se maintenir
"à la fin du film" dans le cadre d'un univers ouvert
(voir votre réponse
à David Strainchamps) ou fermé, cela
ne peut être qu'un acte de foi mais que je suis
près à faire. Tant qu'à rester au
niveau des spéculations hardies, pourquoi ne pas
envisager que les connaissances futures permettront de
modeler l'espace-temps en créant artificiellement
des "trous de ver" qui offriront la possibilité
de fuir un système solaire en fin de carrière
ou tout simplement de se faire aider par des extraterrestres
suffisamment aveugles pour être bienveillants à
notre égard. Je pense en particulier aux romanciers
optimistes comme Robert Forward, un spécialiste
de relativité générale, dans son
excellent "Dragon's egg" (Ballantine books, 1980, trad.
française : Laffont 1984) et sa suite "Starquake"
(Ballantine books, 1985, où sont envisagées
en appendice des machines susceptibles de créer
des trous noirs artificiels) et à Carl Sagan avec
son gentil mais agréable "Contact" (Simon and Schuster
1985, trad. Francaise: Mazarine).
Jean-Michel
Truong :
Par excès d'optimisme, j'ai écarté
le scénario de loin le plus probable, celui de
l'extinction prochaine de toute intelligence dans l'univers
par suicide de son dépositaire humain. Le scénario
alternatif que j'avance me paraît probable en
l'état actuel de mes connaissances et "toutes
choses égales par ailleurs" : autrement
dit, il ne vaudrait plus rien si ces connaissances venaient
à être sévèrement contredites,
ou si les conditions qui prévalent aujourd'hui
ou qu'on peut anticiper pour demain sur la base de ces
mêmes connaissances venaient à être
bouleversées de manière radicale. C'est
dire s'il est condamné à de nombreuses
révisions, et si je suis prêt à
les accueillir toutes !
Or, que nous disent aujourd'hui les hommes de l'art
? Que la quasi-totalité de la matière
"termine sa vie en lumière. L'univers
ne sera plus alors qu'un immense océan de rayonnement"
(Trinh Xuan Thuan). Toute ma réflexion part de
cette question : à quoi devrait ressembler une
conscience pour survivre dans ces conditions-là
? A l'évidence, pas à l'homme, sauf à
décider une fois pour toutes de baptiser "homme"
l'entité détentrice, à un instant
donné, du plus haut degré de conscience.
Et puisqu'il est acquis que l'homme tel que nous le
définissons aujourd'hui ne peut être jusqu'au
bout le véhicule de la conscience, à quoi
ressemblera le prochain ?
Quant à l'adaptation du média organique
aux conditions qui prévaudront dans l'univers
sur le très long terme, voyez dans la bibliographie
de Totalement inhumaine le papier séminal
de Dyson, Freeman J., "Time Without End
: Physics and Biology in an Open Universe", Reviews
of Modern Physics, Vol. 51, No. 3, July 1979. En
ligne :
http://www.aleph.se/Trans/Global/Omega/dyson.txt
Amaury
Mouchet :
2. Où, en gardant un pied dans la physique, je
m'aventure au pays des mèmes avant même d'avoir
lu les ouvrages de Dawkins.
Votre chapitre 3, particulièrement la note 1 page
37 et son voisinage, me font penser (mais c'est peut-être
complètement déplacé) que le match
"d'Aristote contre Titi" existe aussi au niveau des mèmes
scientifiques. En outre, à mon grand désespoir,
j'ai l'impression que l'issue de ce match s'est décidée,
en physique, au milieu du XXième siècle.
En 1905 (au hasard ?) les meilleurs physiciens pouvaient
embrasser presque d'un seul regard la quasi-totalité
des grandes idées directrices de la physique (mais
déjà c'était un tour de force que
de contribuer significativement à la fois à
la théorie et à l'expérience, en
mathématiques et en physique). En 1995, la physique
ainsi que, de façon générale tous
les domaines scientifiques, était complètement
éclatée en une myriade de spécialités
et de sous-spécialités (il suffit de jeter
un oeil sur les intitulés des revues, leur sous-divisions
et la logohrrée d'articles qu'elles contiennent
et à laquelle je m'efforce de participer). Les
mèmes "rationnels" globalisant se sont fait dévorer
par leur progéniture. N'importe quel brillant thésard
en physique est capable désormais d'étonner
un prix Nobel de physique dès que ce dernier discute
hors sa spécialité. Que de résultats
sont maintes fois redécouverts indépendamment
faute de connaissance étendue (ou transversale
pour reprendre un épithète à la mode)
! Retrouve-t-on l'un des schémas cher aux connexionnistes
(y compris la nécessaire redondance entre "agents
sous-informés" ? Dans ce cas, faut-il s'attendre
à l'émergence d'un ordre spontané
? Quel serait alors sa signification ? Quoiqu'il en soit,
mon caractère, mon goût et ma (dé)formation
au collège et au lycée par les idées
formalistes inspirées de Bourbaki (je suis de la
génération nourrie aux "maths modernes"
enseignées dans les années 80) me font vraiment
regretter cet émiettement. Je suis tenté
d'avancer que ce morcellement de la connaissance et de
la réflexion humaine occidentale a commencé,
en occident, sur les rivages de ma chère méditerranée,
par la révolution des Éléates, lorsque
Parménide et Zénon ont fait voler en éclats
les certitudes des ioniens. Cette dynamique-là
est-elle soumise à une force inévitable
? La réponse n'est pas aussi évidente que
dans le cas de la gravitation (voir votre première
réponse à Bernard Strainchamps. Soit-dit
en passant, j'adhère complètement à
l'attitude de non-engagement sans connaissance de cause
que vous préconisez à cette occasion) :
par le peu que j'en sais (notamment à la suite
de ma lecture de "Le moine et le philosophe" par M. Ricard
et J.-F. Revel), j'ai l'impression que la philosophie
orientale a su endiguer cette tendance générale.
Avez-vous une opinion sur ce point ?
Jean-Michel
Truong :
La tradition orientale semble en effet avoir développé
une conception plus holistique de la connaissance. N'ayant
pas de compétence particulière en la matière,
je ne peux que vous renvoyer sur ces questions aux ouvrages
du regretté Francesco J. Varela, notamment ses
préfaces à certains écrits du dalaï-lama.
Quant à savoir si l'atomisation de la connaissance
caractérisant la science occidentale constitue
un mouvement irréversible, cela me semble hélas
probable : mutatis mutandis, on pourrait appliquer
à l'ensemble des productions scientifiques ce
que je dis de la puissance irrépressible de la
pompe mèmes / e-gènes. Je ne vois pas
les mèmes bouddhistes bénéficier
d'un support logistique comparable à ceux dont
vous parlez.
Amaury
Mouchet :
3. Excursion vers la biologie de l'évolution.
Pour en revenir à vos "révolutions coperniciennes"
(la deuxième et la troisième), on pourrait
déjà les avoir adoptées uniquement
sur des arguments biologiques comme ceux avancés
par Stephen Gould dans ses nombreux recueils. Si l'on
décide d'abandonner l'intelligence comme mesure
de l'efficacité de l'évolution mais plutôt
de privilégier la longévité et la
stabilité d'une espèce vivante, alors entre
l'homme, les bactéries, les insectes et les patriarches
comme le Coelacanthe ou les merveilleux Gingkos, peut-on
vraiment distinguer une forme de vie en particulier ?
4.
On prend les mèmes et on recommence ? Pourquoi
n'envisagez-vous (du moins me semble-t-il) qu'un seul
successeur ? Je ne parle pas d'autres successeurs situés
dans d'autres systèmes solaires mais de plusieurs
successeurs cohabitant sur Terre. Le darwinisme nous enseigne
que la lutte à mort entre espèces et au
sein d'une même espèce, est l'un des moteurs
clefs de la sélection naturelle. Cette dernière
serait beaucoup plus atténuée s'il n'était
question que de s'adapter aux seules modifications de
l'environnement non vivant. Pour l'instant, selon vous,
l'unique compétition qui compte est celle entre
le successeur et l'homme mais peut-être faudrait-il
s'attendre à l'émergence de plusieurs successeurs
pour que ces derniers se développent plus efficacement
à long terme à travers leurs conflits ?
Ce qui finalement ne ferait que prolonger à un
niveau supérieur la bataille entre e-mèmes.
D'ailleurs, on ne peut que constater la présence
d'une compétition interne (j'ai presque envie de
dire endogène) à tous les niveaux d'organisation
: biologique, évidemment, mais aussi mèmétique.
Les idéologies ne représentent-elles pas
le degré le plus élevé d'organisation,
ou mieux de condensation des mèmes ? Les combats
sanglants du XXième siècle entre idéologies
n'en sont-ils pas l'illustration ? Par sa définition,
dont on peut vérifier aisément la pertinence,
une idéologie ne compose pas avec les mèmes
d'une idéologie différente, soit elle parvient
à les phagocyter, soit elle les détruit
après les avoir rejetés. Pour transposer
la dernière question du chapitre 13, p. 158, à
quoi carbure l'idéologie si ce n'est à l'oppression
humaine ? D'autres luttes de même nature entre les
anciennes bêtes immondes et les nouvelles ne se
mettent-elles pas déjà en place ? Mondialisation/anti-mondialisation
par exemple comme vous semblez le suggérer à
Jean-Marc
Laherrère en donnant un exemple d'une préfiguration
du choc Imbus/Epsilon que vous prévoyez au dernier
chapitre. Du coup, si la compétition reste une
donnée essentielle dans le développement
des successeurs, pourquoi ceux-ci seraient-ils épargnés
par la peur et la haine dont parle Primo Levi dans l'incipit
de votre chapitre 10 ? Des plus viles mesquineries pour
préserver ses intérêts personnels
et gagner du pouvoir jusqu'à l'horreur d'un e-génocide,
j'ai bien peur que les ombres ne se retrouvent à
toutes les échelles. à moins que vous ne
soyez en mesure de proposer un mécanisme spécifique
au successeur qui s'opposerait au développement
de plusieurs entités indépendantes ou à
la méiose (plutôt que fission) d'une entité
unique ; peut-être due à l'intrication des
substrats au sein d'un seul réseau et, par définition
de ce dernier, la présence de frontières
uniquement logicielles et non matérielles ? Dans
les sombres relations entre les différents passagers
de cette planète des teintes plus claires viennent
diluer la noirceur des conflits en une gamme continue
de gris. Il y a, je crois, des concrétions de mèmes
(donc pourquoi pas d'e-mèmes ? qui se distinguent
des idéologies et que j'ai envie d'appeler des
idéaux ; ils peuvent quand à eux se développer
en symbiose avec d'autres êtres vivants. Tel est
me semble-t-il l'idéal démocratique au sens
moderne du terme - et non pas dans ses formes archaïques
comme la démocratie grecque qui, pour exister,
doivent d'abord exclure, maintenir en esclavage ou défendre
une ségrégation de caste, raciale ou aristocratique.
Certes, cet idéal fragile est fatalement menacé
par les idéologies, galvaudé ou gangrené
de l'intérieur mais on ne peut nier son existence,
ses réalisations et sa capacité à
se maintenir. Les principes véhiculés par
les trois mots qui composent notre devise nationale même
s'ils ont une lourde hérédité ne
me semblent pas si mal après tout. Le fait même
que vous puissiez publier librement "Totalement inhumaine"
et dialoguer publiquement avec vos lecteurs ne tempère-t-il
pas votre pessimisme ? Vous et moi accordons une grande
importance à "s'enfermer dans sa bibliothèque
et méditer". Encore faut-il pouvoir le faire, ce
qui force la réunion de conditions hautement privilégiées
: être libérés de la nécessité
de survivre, disposer d'une certaine tranquillité
d'esprit à l'abri des persécutions et évidemment
avoir des bibliothèques. S'ils sont peu nombreux,
les états qui nous offrent ces précieux
avantages ont le mérite d'exister sans que ces
derniers soient obtenus obligatoirement au détriment
d'autrui (j'ose espérer que ce n'est pas le fonctionnaire
qui parle en moi). Comme autre exemple d'idéal
réconfortant je verrais également l'épicurisme,
l'art ou encore l'esprit non violent tibétain qui
déchaîne tant la haine de l'idéologie
communisme. Il me paraît plus naturel de considérer
ces idéaux comme des contrepoids aux idéologies
plutôt que de les voir comme des opiums au service
des Imbus. Pour les mêmes raisons qui, au paragraphe
précédent, me faisaient prolonger le mal
au niveau des successeurs, on peut également extrapoler
les idéaux à des e-idéaux dont on
peut voir les prémices dans les bibliothèques
et les musées virtuels ou, par exemple, sur votre
propre page personnelle (mais je reste plus que sceptique
quant aux vertus de ce que certains veulent faire passer
pour une démocratie virtuelle. Je repense à
l'un des morceaux de choix de votre "Successeur de pierre"
: le débat public virtuel).
Jean-Michel
Truong :
La compétition principale à laquelle est
exposée le Successeur n'est pas celle qui l'oppose
à l'homme, mais à lui-même. C'est
celle que se livrent entre eux ses e-gènes, dans
leur lutte permanente pour la survie. C'est pourquoi
je suggère (page 67, note 2) que le Successeur
ne serait pas simplement une espèce de
plus, mais la souche d'un nouveau phylum, la
racine d'où surgira tout un buissonnement d'espèces
nouvelles. Page 71, j'indique par ailleurs que l'émergence
parmi ses populations d'e-gènes de comportements
comme la prédation est une condition sine
qua non de son développement. (Cf également
la note 1, page 51). Mais ces comportements n'impliquent
pas forcément, comme vous le croyez, la résurgence
d'émotions comme la haine et la peur. C'est sans
haine que les bêtes tuent leurs proies. L'extinction
définitive de ces sentiments "humains, trop
humains" est un des principaux bénéfices
que l'on peut attendre de l'avènement du Successeur.
Amaury
Mouchet :
5. e-jugeote ? Je vous avoue que, faute d'y avoir
réfléchi longtemps en bonne compagnie, je
ne comprends pas
la réponse que vous donnez à Olivier Noël
à propos de la distinction entre conscience et
intelligence. Ne connaissant Piaget que de nom, j'aurais
spontanément répondu que c'est l'intelligence
qui est une condition nécessaire (mais pas suffisante)
de la conscience. Selon moi, l'intelligence est synonyme
de la capacité à analyser et penser c'est-à-dire
à établir des relations entre des éléments.
La conscience, pour ce que je suis capable d'en dire,
est une forme plus élevée de l'intelligence
: en essayant de s'analyser et de se penser elle-même
elle inclut en outre un processus récursif. Un
singe qui, pour atteindre sa nourriture, se sert d'une
branche comme outil possède incontestablement un
certain niveau d'intelligence ; en revanche j'ignore si
l'on est capable de discerner une forme de conscience
aussi élaborée. Dans certaines zones de
notre propre cerveau, il existe également une forme
d'intelligence qui trie, ordonne, regroupe et ce, de manière
souvent inconsciente (par exemple le travail de la mémoire
subtilement détaillé dans "Le sens de la
mémoire" de J.-Y. et M. Tadié, 1999, Gallimard).
J'ai bien compris pourquoi cette distinction entre intelligence
et conscience est accessoire pour l'argumentation de votre
livre (d'ailleurs je partage votre opinion que, de toutes
facons "toutes deux sont des propriétés
de la matière") mais j'aurais aimé bénéficier
de vos réflexions sur l'intelligence (ou sur la
conscience ?) artificielle. à propos, les travaux
de Dawkins ne représentent-ils pas, en eux-mêmes,
une forme primitive d'une conscience mèmétique.
Votre page web et la forme électronique du "Successeur
de pierre" ou de "Totalement inhumaine" ne sont-ils pas
les lointains précurseurs d'un futur moi (ou mieux
encore d'un surmoi) des successeurs ?
Jean-Michel
Truong :
La difficulté vient de ce que vous réduisiez
la conscience à sa forme la plus aboutie, la
conscience morale. Mais cette forme de conscience n'est
- sur le plan ontogénétique comme phylogénétique
- que l'aboutissement d'une longue évolution
au cours de laquelle ont émergé des formes
de plus en plus sophistiquées de "conscience",
à partir d'une souche qui, dans l'histoire des
espèces, a dû ressembler à une ébauche
archaïque de système immunitaire, capable
de distinguer entre le soi et le non-soi, et dans le
cours du développement individuel, correspond
au stade où le petit animal commence à
unifier la représentation de son corps propre
et à le distinguer de celui de sa mère.
Comme la pathologie mentale des nourrissons le montre
amplement, l"'intelligence" ne peut se développer
que sur la base de cette conscience primitive. Pour
une réflexion sur la possibilité de construire
une conscience artificielle, voyez les références
[Edelman] dans ma bibliographie.
Amaury
Mouchet :
6. Tout comme Jean-Marc
Laherrère, je pense que la classification Imbus/Cheptel/Epsilon
demanderait à être affinée. Comme
dans bien d'autres types de classifications, je suis tenté
d'introduire un continuum plutôt que des états
discrets. Plus spécifiquement, Imbus, Cheptels
et Epsilons ne sont que les points extrêmes dans
un spectre continu qui caractérise moins les individus
que leurs attitudes. Les transitions que vous évoquez
sont à mon sens beaucoup moins brutales, et plusieurs
phases peuvent cohabiter simultanément dans un
même individu. Bill Gates peut très bien
aimer la Joconde pour sa valeur et commerciale et artistique.
Jean-Michel
Truong :
Dans ma réponse à Jean-Marc Laherrère,
j'indiquais qu'il serait intéressant d'étudier
les transitions entre ces trois états,
entre lesquels j'ai pour ma part pas mal balancé.
Aussi vous concédé-je bien volontiers
l'idée d'un continuum, à condition
d'y ajouter une notion de "probabilité de
présence" qui expliquerait pourquoi l'on
a plus de chances de trouver les Imbus ici, et les Epsilons
là...
Amaury
Mouchet :
7.
Pour finir, puisque l'une des nombreuses qualités
de votre livre est non seulement la précision et
la richesse de ses références bibliographiques
mais surtout l'envie qu'il me donne de les explorer, permettez-moi
à mon tour de vous aiguiller modestement vers un
ouvrage récent, lui aussi admirable de rigueur
et d'honnêteté intellectuelle ; il me semble
qu'il s'inscrit à merveille dans vos réflexions
puisqu'il s'attache à étudier la dynamique
des différentes sociétés humaines
à grande échelle. Il s'agit de "De l'inégalité
parmi les sociétés, Essai sur l'homme et
l'environnement dans l'histoire" de Jared Diamond (Gallimard
2000) dont je préfère le titre original
"Guns, Germs and Steel". Dans ce livre, l'auteur identifie
les causes de l'inégale répartition des
richesses avec une surprenante et convaincante efficacité
en faisant appel à des domaines aussi divers que
complémentaires (théorie de l'évolution,
génétique, biologie moléculaire,
diététique, linguistique, archéologie,
immunologie, etc.). Si vous ne l'avez pas encore lu, vous
découvrirez que ce n'est pas par hasard si, en
plus des avantages technologiques (bateaux et fusils),
les espagnols de Pizarro avaient également de leur
côté les chevaux et surtout, chose très
surprenante, les virus qui décimèrent 95%
de la population indienne.
Amaury
Mouchet, 6/12/01:
Pour en revenir au point 4., je partais de ma conviction
que même ce merveilleux et horrible éventail des sentiments
qui caractérise le plus l'être humain reste le produit
de la sélection naturelle (c'est évidemment ce point-là
qui est au centre des attaques des opposants au darwinisme).
Certes, nombre de ces sentiments n'ont pas été épargnés
par des exaptations ou encore ont pris des formes bien
différentes des pulsions ou des émotions primitives (les
sentiments artistiques et/ou passionnels par exemple),
il n'en reste pas moins - il me semble - que c'est leur
rôle efficace dans une stratégie de survie qui explique
leur apparition et leur développement initial en tant
qu'ingrédients essentiels de la dynamique neuronale
: soit comme moteur d'une attitude agressive (forme
primitive de la haine), soutien à une attitude défensive
(la peur, la colère), on pourrait également parler assez
froidement de la maintenance du moteur biologique (désirs
en tous genres, prise de conscience et peur de la mort),
perpétuation des gènes (désir sexuel), stratégies
familiales puis sociales de collaboration (amitié,
respect, honneur) et de concurrence. Comme vous, j'ai
tendance à penser que les mécanismes mentaux du prédateur
qui tue sa proie ne constituent pas une ébauche primitive
de la haine mais en l'occurrence je suis tout de même
tenté de parler de désirs. Je verrais plutôt la haine
naître dans les rapports concurrentiels entre animaux
d'une même espèce, par exemple au sein de la subtile
structure sociale développée chez certains mammifères
(lions, éléphants, primates etc.). Quant à la peur,
il suffit de voir l'attitude d'un chimpanzé face
à un fauve (si mes souvenirs sont exacts il y a une
scène édifiante dans l'un des films de F. Rossif) pour
être frappé par les nombreux points communs avec les
signes extérieurs de la frayeur humaine. Je pense
que l'on a même la possibilité technique de dépasser
ce qui pourrait ne rester qu'un anthropomorphisme
naïf : depuis les développements de l'imagerie cérébrale
dynamique, il a bien dû se trouver des chercheurs
pour comparer la réponse interne du cerveau chez l'homme
et le singe mis tout deux dans des situations analogues.
Bref, tout cela pour dire que je ne vois pas le ou
les successeurs se priver des mécanismes mentaux apparentés
aux émotions ou même aux sentiments, si efficaces pour
la conservation des e-gènes. Quitte à rester à un
niveau très matérialiste, cela ne m'étonnerait pas
que l'on ait envisagé d'améliorer l'efficacité d'apprentissage
d'un logiciel en essayant de programmer une sorte
d'encouragement interne (e-plaisir ?), de e-frustration
ou de e-punition à la Pavlov (peut-être de bien grands
mots pour désigner ce qui n'est sans doute qu'une
fonction à extrémaliser ou quelque chose dans ce goòt-là).
Peut-être est-ce même un point central des recherches
en intelligence artificielle ? (je vous avoue qu'à
part avoir fait un trop court stage informatique de
licence sur le perceptron, je n'y connais à peu près rien,
shame on me !)
Jean-Michel
Truong:
c'est en effet une piste sérieusement envisagée par
certains chercheurs, et non des moindres: voyez par
exemple les premiers chapitres du livre en préparation
de Marvin Minsky, The Emotion Machine, à l'adresse
suivante:
http://www.media.mit.edu/people/minsky/E1/eb1.html
Amaury
Mouchet:
A propos du point 5. Je crois que je n'ai pas une définition
standard de la conscience. Je n'incluait aucune connotation
morale dans ma tentative de définition, je parlais juste
d'une propriété de la pensée de pouvoir se penser elle-même
(et non pas de se juger elle-même). Effectivement, c'est
une forme aboutie de l'intelligence.
Sinon
j'ai lu avec un vif intérêt les articles qui prolongent
"Totalement inhumaine" en particulier "Wall
Street se soûle..." qui complète vos chapitres d'analyses
sur la "ruée-vers-l'or.com". Même si ce ne sont que
des compliments de la part de quelqu'un dont les connaissances
en matière d'économie (micro et macro) et de mécanismes
financiers sont proches du degré zéro, permettez-moi
de vous dire que j'apprécie beaucoup votre vision globale
d'autant plus qu'elle est étayée, au vue de votre biographie,
par votre solide connaissance du monde de l'entreprise
(vous avez navigué et peut-être naviguez-vous encore
dans des eaux bien éloignées de mon petit monde universitaire).
Tout le monde ne peut pas en dire autant.
Je
serais très curieux d'en savoir plus sur la "polarisation
de groupe" à laquelle vous faites allusion dans votre
article
sur la cyberdémocratie. J'ai l'impression que cela
rejoint ce que j'ai appelé condensation des mèmes et
qui est le point de départ des idéologies (point 4.,
après tout pour un physicien, polarisation et condensation
se rapportent toutes les deux à des changements de phases
!). Le web facilite cette polarisation mais il ne fait
qu'amplifier une tendance qui existait bien avant lui
: Plutôt que de recueillir la diversité d'éléments
la plus grande possible sur un sujet nécessairement
complexe pour pouvoir l'analyser et ensuite se forger
une opinion qui reste en permanence réfutable, fragile
et parcellaire, il est plus aisé, rassurant et rapide
de consommer des prêts-à-pensers. En contre partie, j'ai
aussi envie de dire (c'est mon côté Imbu ?) qu'internet
rend possible des brassages qui n'existeraient pas sans
lui. Il faut absolument que j'aille lire le travail
de Cass Sunstein parce que, pour le moment, j'aurais
tendance à penser que ce type de bataille polarisation/diffusion
est né avec l'imprimerie. Parler de cyberdémocratie
me semble aussi déplacé que si l'on avait parlé alors
de cellulodémocratie. Les influences mutuelles entre
démocratie et imprimerie sont multiples sans que la
première ne se réduise à la seconde.
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