Pierre
Roberge, Montréal, 10/05/2002 :
J'ai lu
avec avidité votre essai Totalement inhumaine
découvert au hasard d'une entrevue que vous accordiez
à une journaliste de la chaîne d'information
de Radio-Canada. Votre point de vue, tout à fait
original, suscite la réflexion et nous force,
comme lecteurs, à nous redéfinir en tant
qu'humains. Je dois remonter à l'époque
(hélas déjà lointaine) de mes années
de collège pour trouver, à la lecture
du Phénomène humain de Teilhard
et ses propos sur la 'complexité/conscience'
et la notion de 'sur-vie', un écrit qui aborde
de façon aussi lucide le sens de notre place
dans l'Histoire. Il va de soi, cependant, que vos propos
rejoignent d'avantage ma sensibilité actuelle.
Parmi toutes les idées que vous exposez, certaines
frappent d'avantage mon imaginaire. Comme celle voulant
que l'apparition du Successeur ne soit pas un phénomène
spontané mais qu'elle ait pris forme, il y a
des milliers d'années lorsque l'homme prit le
premier objet (une roche, un bâton) pour en faire
une extension de son bras. La manipulation de l'homme
par son outil débutait déjà. Il
est cependant difficile d'admettre qu'il y ait derrière
tout ceci une "intention" poussant l'inanimé
à nous utiliser dans la construction de sa propre
conscience. Il me faut retourner à votre image
du "ver, de la crevette et du canard" pour
me convaincre que même une entité douée
de peu de raison (le ver) peut arriver à en leurrer
une autre (la crevette) et la forcer à participer
à sa propre survie.
Sommes-nous ainsi de plus en plus manipulés par
un Successeur dont la conscience est en train de s'affirmer
chaque jour d'avantage à force de réseaux
de plus en plus performants, d'ordinateurs ultra-puissants
dont la présence sur le 'Net' croît exponentiellement
dirait-on, c'est possible. Mais force est de constater
que si le réseau neuronique du Successeur se
déploie de façon indiscutable, sa capacité
à agir lui-même dans le monde matériel
accuse un retard considérable. Assurant la gestion
de systèmes informatiques, je constate à
chaque jour comment la "machine" n'est encore
qu'un fragile nouveau-né. Il faut bien en effet
qu'une présence humaine assure le remplacement
de ce disque défectueux, de ce cable de réseau
sectionné au beau milieu de la rue. Il faut bien
que quelqu'un construise les usines à processeurs,
mette en place les chaînes de montage. Je me dis
que notre remplacement comme espèce n'est tout
de même pas pour demain. Par contre, j'appréhende
la réaction humaine, comme celle du Successeur
d'ailleurs, au jour où, sa présence n'étant
plus nécessaire, l'Homme comprendra qu'il est
désormais inutile à la poursuite de l'Histoire
de la conscience. Mais peut-être ai-je consommé
trop de films de science-fiction ?
Au plaisir de vous relire dans un autre texte abordant
ce paradigme fascinant, celui de la destinée
de la conscience après l'humain.
Jean-Michel
Truong :
Peut-être aborderai-je à nouveau ce thème
dans un prochain roman.
Everestup,
11/5/02 :
J'ai beaucoup apprécié l'ouvrage, sa richesse,
sa fulgurance parfois, ses dimensions philosophique,
sociétale, autour de son sujet : l'homme géniteur
d'une nouvelle espèce artificielle destinée
à être son prédateur et successeur,
quoi de plus normal a priori, mais suis resté
sur ma faim quand au contexte plus précis et
à la mécanique de cette transition dont
tu essaies de démontrer l'inéluctabilité.
Ce qui m'a manqué c'est une parroche plus précise
de la condition de la conscience humaine au sein de
cette transition : Disparaît-elle en tant que
telle ? Migre-t-elle tout simplement sur un nouveau
support ? Ce qui fait l'humanité, c.à.d
la conscience et non l'enveloppe organique, disparaît-il
? La machine s'impose-t-elle dans toutes les dimensions
écrasantes et aliénantes d'une nouvelle
race dominante ? Plus concrètement , comment
cela peut-il se dérouler, au regard de la mise
en pratique des 3 conditions indispensables évoquées,
je l'avoue un peu trop succinctement à
mon goût ?
J'ai également envie de dire, face à cette
rupture peut-être trop dichotomique de l'évolution,
certes, peut-être l'homme se joue -t-il
tout simplement un mauvais tour, mais peut-être
aussi un bon ? Exemple : si sa conscience se trouve
tout simplement au sortir de cette mutation , une enveloppe
plus agréable, ni maladie, ni fatigue, performance
24/24, sauvegardes et éternité... tous
les délires sont possibles si l'on accélère
la machine à explorer le temps... et pourquoi
pas - allons , faisons-nous plaisir ! si nous décodons
le mur quantique (avec l'aide de la machine correctement
domptée) et tout finit par advenir. Qu'est-ce
qui permet d'être totalement dramatique ? Peut-on
affirmer que l'évolution de la condition humaine,
qui certes, rebondit de bain de sang en bain de sang,
ne tendra pas au final vers progrès et sagesse
? Il faut compter avec éros et la chance.
Au cours de son étape actuelle de dépendance,
la machine peut aussi disparaître avec la race
humaine à l'occasion d'un bain de sang ? Une
mise en scène plus étayée de la
transition - conscience humaine-conscience artificielle
- m'eût intéressé.
Et donc une mise en situation plus précise de
la conscience. Qu'est-ce qui permettra à la machine
de constater la disparition de l'espèce humaine
? comment caractériser cette succession/rupture
entre deux consciences/deux catégories d'ego
, puisque là est le coeur du sujet ? Qu'est-ce
qui permet de projeter cette affirmation ?
Si je conclus : finalement , la conscience humaine n'aura
fait que changer d'enveloppe, quittant celle qui est
la cause de sa souffrance permanente pour un habit totalement
agréable , en quoi ai-je tort ?
Je rapproche tout cela d'ouvrages tels qu'aux racines
de l'univers (Lazlo), une vie après la vie (Moravec
: la machine va-t-elle effacer les champs subquantiques
?, .... c'est une pierre apportée à l'édifice,
mais il y a encore du boulot. Je regrette qu'il n'y
ait pas un peu plus d'interdisciplinarité dans
nos approches. Mais que faire entre silos et guerres
de chapelles ?
Jean-Michel
Truong :
La question de la cohabitation du Successeur et de
l'humanité fait l'objet du chapitre de conclusion
de Totalement inhumaine. C'est intentionnellement
que je ne l'ai pas développé davantage,
car si le destin à long terme de l'Homme ne
fait aucun doute, en revanche, à court terme,
tous les scénarios, comme vous le soulignez
à juste titre, sont envisageables. J'ai d'ailleurs
l'intention de présenter l'un d'entre eux dans
un prochain roman qui fera suite au Successeur
de pierre.
Christian
Bernard, 14/5/2002 :
Tout d'abord je me présente, j'ai 33 ans, ingénieur
en informatique, amateur de science-fiction, et mille
et une autres choses...
Je viens de lire le premier chapitre de votre ouvrage,
et vais CERTAINEMENT l'acheter ! Son style direct, ainsi
que ses références, autant scientifiques
que culturelles, me feront passer j'en suis sûr
une ou quelques bien belles soirées, selon sa
longueur.
Cependant, je le lirai de façon très critique,
voire avec amusement, tout comme votre premier chapitre.
En effet, vous me semblez excessivement REDUCTEUR et
PESSIMISTE, et pas suffisamment REALISTE. Ou du moins
vous semblez faire preuve de peu d'HUMILITE (c'est peut-être
une question de style, à moins que le fin de
votre livre soit plus ouverte), car en fait, avouons
le, ON SAIT BIEN PEU DE CHOSES !
En effet, vous utilisez de hypothèses (oui, la
théorie de la relativité n'est jamais
qu'une THEORIE, dénuée d'existence autre
que celle de l'imagination humaine, même si cette
théorie s'est révélée bigrement
efficace pour faire des bombe H ou fournir de l'énergie),
pour affirmer comme CERTAIN un futur NECESSAIREMENT
HYPOTHETIQUE (peut-être êtes-vous médium
!).
Vous en avez bien sûr le droit, mais la suite
ne va pas NECESSAIREMENT se dérouler comme vous
l'entendez. Je vous rappelle que jusqu'à une
époque pas si lointaine (quelques centaines d'années,
autant dire rien à l'échelle de la vie
de notre soleil) les êtres humains croyaient que
la terre était plate. Qui nous dit que dans une
seconde, on n'enseignera pas à nos enfant la
grande erreur du 20ème siècle, la fameuse
"théorie de la relativité" ?
En ce qui me concerne, je pense que la terre n'est pas
ronde (pourvu qu'on ne me brûle pas pour cette
hérésie) ! D'abord, elle est aplatie aux
pôles, et il y a des montagnes, des gouffres des
faux-plats qui font souffler les pédaleurs du
dimanche. Bref, la sphère parfaite n'a d'autre
réalité (à mes yeux) que dans l'imagination
des êtres humains. Cependant à un certain
niveau de détail, c'est bien suffisant pour la
vie courante, pour jouer au foot quoi, sauf à
être chercheur en physique atomique.
Quant à cette citation : " Sauf à
supposer le Monde absurde, il est nécessaire
que la Conscience échappe, d’une manière
ou d’une autre, à la décomposition
dont rien ne saurait préserver, en fin de compte,
la tige corporelle ou planétaire qui la porte."
Elle me semble en effet absolument absurde ! LE MONDE
M'EST ABSURDE ! Car (arrêtez-moi si je me trompe)
le monde me PARAITRA toujours absurde, tant que je ne
pourrai pas l'appréhender dans sa totalité,
ce qui ferait de moi DIEU (la bonne blague) ! Où
est la nécessité dans le bordel ambiant
? Dans la soupe cosmique qui refroidit ? Dans la vie
? Dans cette sensation d'exister qui me prend le matin
au réveil, et ne me lâche pas jusqu'au
sommeil, et qui s'immisce parfois dans mes rêves
nocturnes ? Dans le plaisir que je ressens après
un bon repas (pour rester correct...) ? J'avoue que
l'affirmation selon quoi la conscience doit NECESSAIREMENT
échapper à la décomposition m'échappe
totalement. La mort elle-même, dans le sens de
l'extinction définitive et irréversible
de la conscience n'est pas CERTAINE, même si l'observation
de la rigidité cadavérique tendrait à
prouver le contraire, on n'a jamais observé la
conscience que je sache (ou alors le secret est bien
gardé), alors quant-à sa disparition,
j'ai vraiment des doutes. Il est vrai cependant que
je ne suis pas philosophe, ni théologien.
Par contre il m'est BIOLOGIQUEMENT NECESSAIRE de manger
pour vivre, et j'ai envie de vivre, bigrement même,
ça doit être génétique (pour
employer une phrase à la mode) ! Tout comme j'ai
envie que mes enfants vivent également, et mes
amis, et mes proches, et le monde entier (j'y peut rien,
c'est une pulsion au fond de moi, il y en a d'autres
c'est vrai) ! Alors on y travaille, "les hommes
de bonne volonté", à ce monde "meilleur",
et en plus ça occupe !
Merci tout de même pour ce moment de rêve,
d'anticipation, dont j'attends la suite avec impatience.
"Objets inanimés avez-vous donc une âme"
?
Jean-Michel
Truong :
La citation que vous critiquez est de Pierre Teilhard
de Chardin, théologien et anthropologue. Partant,
il n’est pas étonnant qu’il refuse
de croire le monde absurde et cherche à concilier
sa foi en la vie éternelle et ses connaissances
scientifiques.
Il n'y a bien sûr aucune nécessité
à ce que la conscience change de support. L'homme
étant ce qu'il est vulnérable
et suicidaire à la fois le plus
probable est même qu'elle n'y parvienne jamais.
Ce que je dis dans Totalement inhumaine c'est
qu'elle ne pourra pourtant survivre qu'à cette
condition : fuir au plus vite son véhicule
actuel en perdition. J'y montre certes que ce transbordement
a déjà commencé, mais ce n'est
pas parce qu'il est en cours qu'il est garanti de
succès
Emmanuel
Dion, 15/05/02 :
Merci d'accorder sur votre site un peu de place à
ces quelques mèmes.
Pour commencer, je vous prie de m'excuser de la virulence
de mon intervention précédente
(14 mars 2002). Ceci est la seconde fois que j'immisce
dans cette section "dialogue", et lors de
ma première intervention, j'ai probablement été
un peu trop tranché dans mes formulations. Comme
beaucoup d'entre nous ont déjà dû
l'expérimenter, il est parfois difficile de trouver
le ton exact lorsqu'on s'exprime par courrier électronique.
J'aimerais aujourd'hui retirer quelques remarques d'alors.
Spécifiquement ma qualification péjorative
de "spécieuse" en ce qui concerne votre
argumentation, celle, fausse, de "nihilistes"
en ce qui concerne vos conclusions, celle, mesquine,
de "béat" concernant De Rosnay, et
surtout ma remarque "Emporté dans une vision
trop agressive, votre essai (qui fait une fixation inutile
sur les génocides du XXème siècle,
qui n'ont à mon sens rien révélé
sur l'homme qu'on ne sût déjà) oppose
tous les partis possibles en guerres potentielles, en
massacres et disparitions nécessaires" qui
mériterait en fait plus de nuances et d'argumentation.
Puisqu'il est trop tard pour retirer ce qui a été
dit, qu'au moins cette seconde intervention contribue
à le relativiser. Disons enfin pour me justifier
que ces remarques d'alors ont été rédigées
dans la succession immédiate de la lecture de
votre texte, dont la tonalité générale
n'incite pas forcément à la modération.
Par ailleurs, je n'avais alors lu que "Totalement
inhumaine". J'ai depuis lu, annoté, et décortiqué
autant que possible "Le Successeur de pierre"
(eh oui, quand on expose, on s'expose!), et passé
un certain temps à parcourir les feuilles de
dialogue déjà publiées, de façon
à limiter le risque de redondance.
J'aimerais tout de même en revenir à une
question que vous avez quelque peu esquivée lors
de ma première intervention. Mes remarques portaient
alors sur la possibilité d'une cohabitation intelligente
entre humanité et Successeur fondée sur
la communication symbolique par le moyen du langage
naturel. Votre réponse a principalement porté
sur la possibilité d'une cohabitation pacifique
entre les deux "espèces" évoquée
dans votre livre sous l'angle d'un rapport pasteur/cheptel.
Cependant, je suis un peu resté sur ma faim en
ce qui concerne la communication symbolique. Certes,
en faisant référence à la p. 207
de "Totalement inhumaine", vous avez évoqué
la possibilité d'une communication de ce type
à des fins utilitaires en établissant
un parallèle entre la maîtrise par les
machines du langage naturel (le terme "langage
naturel" n'est d'ailleurs pas le bon, mais j'accepte
cette traduction abusive de "natural language"
comme beaucoup de linguistes) et l'usage d'une langue
étrangère.
Il me semble que de cette façon, vous expédiez
un peu vite le problème. Peut-on en effet imaginer
d'utiliser le langage à de simples fins utilitaires?
Il me semble que non. Le langage nous engage, si vous
me permettez ce jeu de mots, et l'on pourrait faire
référence à nombre de publications
en philosophie, anthropologie, psychologie, sociologie
ou psychanalyse pour montrer à quel point il
peut y avoir non seulement primauté du langage
sur toute autre forme d'existence pour l'homme, mais
même jusqu'à un certain point identification
à lui de la valeur humaine.
Si bien que mon pronostic personnel est que l'hypothèse
de la maîtrise du langage par une entité
artificielle ne saurait être considérée
comme neutre ou utilitaire. Elle ne saurait se produire
sans heurt, simplement dans la suite continue du développement
de la technique. De mon point de vue, cette hypothèse
(nommément celle du succès sans restriction
au test de Turing) conduit à explorer deux conséquences
possibles:
1 - Du point de vue des hommes, une blessure narcissique
sans précédent, dépassant en ampleur
celles des révolutions coperniciennes, darwiniennes
et freudiennes. Ce mème-sujet pourrait vous intéresser,
car il y a là une thématique puissante
de roman d'anticipation.
2 - Du point de vue du Successeur, la possibilité
d'un sentiment de parenté beaucoup plus fort
que celui que nous avons, nous hommes, vis à
vis des animaux. C'est dans cette perspective que je
me place quand je dis (pardon de me citer mais cela
facilitera probablement la lecture) : "nous n'avons
pas à craindre une intelligence supérieure
à la nôtre si l'on part du principe qu'elle
ne nous sera pas si radicalement étrangère
ou moralement opposée, c'est-à-dire si
l'on a vraiment une vision absolutiste et non relativiste
du monde et de sa représentation, et que l'on
croit que, dans la mesure de nos possibilités,
nous avons déjà entrevu une parcelle de
Vérité". Il s'agit d'une proposition
de type kantien selon laquelle, pour le dire simplement,
il existe, du fait de sa dimension consciente et donc
morale, une singularité essentielle de l'homme
(la notion de "Successeur" ne pouvait exister
au XVIIIème, mais eût-elle été
imaginable qu'elle aurait vraisemblablement été
rangée aux côtés de l'homme en tant
que créature morale). Nous pourrions reformuler
cette règle en disant qu'il existe plus de distance
entre l'homme et l'animal qu'entre l'animal et la matière
inerte. Une intelligence artificielle consciente et
morale serait alors une "alliée" naturelle
de l'homme et non une rivale. Bien sûr, libérée
des contraintes du carbone, elle pourrait continuer
la route seule. Mais il me semble qu'elle ne négligerait
pas pour autant ses "devoirs" envers l'humanité,
devoirs simplement consécutifs à la dimension
morale qu'elle n'aura pas manqué de détecter
en elle. Il est trop simple de condamner l'homme pour
Auschwitz. L'homme, c'est aussi Jésus ou Bouddha.
L'homme fait le mal et le bien, alors que l'animal ne
fait ni l'un ni l'autre. Mais l'homme dispose du jugement
moral, qui fait qu'il est capable d'évaluer son
action selon le critère du bien et du mal. Et
cela le distingue irrémédiablement du
reste du vivant à base de carbone, et en fait
une créature touchée par la grâce
de Dieu. Je vous recommande vivement la lecture de "Le
principe d'humanité" de Jean-Claude Guillebaud
(qui ne vous cite malheureusement pas, je crois, peut-être
parce que son livre est paru à peu près
en même temps que le vôtre), pour aller
plus loin dans cette analyse.
Je ne confonds pas l'avènement des machines et
le jugement dernier (pas plus que vous, vous évitez
explicitement cet écueil). Je vois donc comme
vous une évolution temporelle possible dont les
quatre temps sont le minéral, le vivant, l'humain,
et par hypothèse le Successeur en attendant la
suite, qui dépasse notre entendement. Ces différentes
phases ont pour scène le monde physique. Elles
n'ont rien à voir avec le plan métaphysique
sur lequel nous posons l'hypothèse divine.
Cependant, je fais appel à cette hypothèse
divine pour justifier celle d'une communauté
morale entre l'homme et le Successeur. D'où ma
première question:
Question 1 : Pensez-vous que l'évolution minéral/vivant/humain/Successeur
puisse être considérée comme "linéaire"
sur le plan moral (contrairement à mon hypothèse
qui opposerait minéral-vivant à humain-Successeur,
reconnaissant les premiers comme objets et les seconds
comme sujets du point de vue moral)?
Jean-Michel
Truong :
Comme le langage, la conscience morale résulte
d'une lente adaptation des anthropiens à leurs
conditions de vie notamment avec les autres
anthropiens. S'il semble naturel que le Successeur
s'adapte à son tour à son environnement
notamment humain il n'y a en revanche
aucune nécessité pour que le résultat
de cette adaptation reproduise ce que nous reconnaissons
comme « langage » ou comme « conscience morale ».
C'est pourquoi je parle du Successeur comme d'une
entité « totalement inhumaine »,
usant de notre langage au mieux comme d'une langue
étrangère.
Notez d'ailleurs que pour nous manipuler le
Successeur n'a nul besoin de maîtriser le langage
: il lui suffit de maîtriser les producteurs
des énoncés qui lui sont favorables,
les Imbus énonciateurs de mèmes. C'est
le mécanisme décrit dans Totalement
inhumaine sous le nom de « pompe mèmes/e-gènes ».
Emmanuel
Dion :
En second lieu, j'aimerais vous questionner sur votre
intention. Cette question se trouve en germe dans plusieurs
remarques d'autres lecteurs, mais nécessite pour
être bien comprise un détour par un commentaire
ayant trait à vous-même. Je ne vous connais
pas personnellement, mais comme tout internaute anonyme,
je me fais une idée de vous au travers de votre
site. Or, celui-ci me semble fortement marqué
par votre présence en tant que personne (ou pour
le dire de façon plus brutale, par un léger
culte de la personnalité).
Je souhaite que vous ne preniez pas cette remarque comme
une agression mais tout au contraire comme un élément
d'analyse (je vous dis cela malgré le stupide
"double bind" dans lequel cette remarque nous
place, parce que je crois que l'intelligence peut être
plus forte que la susceptibilité; et je vous
assure qu'en ce qui me concerne, je n'ai absolument
pas de "religion" en la matière, ignorant
totalement comment régler cette question de la
modestie).
En première hypothèse, cela pourrait signifier
de votre part une faiblesse: celle de l'incapacité
à contrôler un ego surdimensionné.
Arguments en faveur de cette hypothèse : le nom
même du site et son centre de gravité (vous-même),
le caractère peut-être "survendeur"
de votre biographie officielle, sa reprise plutôt
complaisante dans la plupart des commentaires de presse,
la syntaxe de vos textes utilisant souvent des formes
personnelles.
En seconde hypothèse, cela pourrait signifier
de votre part une force. Celle de ne pas nier votre
ego pour la raison qu'il existe et vous anime. Arguments
en faveur de cette hypothèse : votre intelligence
et votre érudition (pour autant que je puisse
en juger moi-même!), vos références
à Nietzsche.
En troisième hypothèse, cela pourrait
signifier de votre part une volonté de travestissement.
Seriez-vous déjà un avatar du Successeur
déguisé derrière le masque d'un
être humain, trop humain? Cette hypothèse
doit logiquement être examinée (et je suppose
qu'on vous l'a déjà souvent soumise).
Mais elle n'est vraiment pas crédible en l'état
actuel de l'IA.
En quatrième hypothèse, cela pourrait
signifier de votre part, métaphoriquement au
moins, la volonté d'inscrire l'homme (en l'occurrence,
vous) en plein coeur du Successeur. Vous seriez de ce
point de vue plus humaniste que vous ne le prétendez
dans vos textes.
Il y a certainement du vrai dans les deux premières
hypothèses, et peut-être dans la quatrième.
Mais il y a ces livres. Vos livres. Ils existent. Et
j'ai toujours du mal à croire que des livres
aient pu être écrits sans motivation liée
à l'ego (rares sont d'ailleurs les écrivains
qui le prétendent). Milan Kundera a écrit
quelques superbes pages sur la graphomanie, qui sont
extrêmement stérilisantes pour tout auteur
en herbe. Vous-même ne pouvez être insensible
à la surabondance de mèmes qui nous noient
chaque année davantage, et nous empêchent
toujours plus de distinguer clairement l'information
pertinente. Alors pourquoi en ajouter? D'autant plus
que, ce que vous dites, si vous ne le dites pas, un
autre le dira probablement demain? Voulez-vous être
le premier? Mais cela serait bien paradoxal du fait
de la teneur de votre message. Puisque vous appelez
de vos voeux la fin de l'humanité, pourquoi prévenir
l'humanité? Quelle satisfaction cela peut-il
vous apporter?
Je ne crois pas à l'hypothèse "poétique"
défendue par Olivier
Noël dans son excellent commentaire auquel
j'adhère en grande partie. Etienne
Barillier, après avoir posé la question
"On peut se demander alors quel est l'objet même
de l'essai", la laisse quelque peu sans réponse.
Xavier
Galaup, propose l'hypothèse d'une ode au
Successeur de la part de son premier fan. C'est oublier
que le livre a été publié et vendu
à destination d'un public humain, et que c'est
aussi ce public humain qui s'exprime dans ce site.
Je crois plutôt en un reste d'ego (sur lequel
je ne porte pas de jugement de valeur). Et c'est peut-être
ce qui irrite certains de vos lecteurs (Mizio,
Mevel,
Christian Bernard), qui vous adressent des reproches
qui, au fond, sont peut-être surtout destinés
à votre ego. Or, cette ambiguïté
est peut-être préjudiciable à votre
propos. Pour trancher, je souhaite donc vous poser à
nouveau la question de votre intention, de la façon
la plus directe possible:
Question 2 : Honnêtement, M. Truong, pourquoi
avez-vous écrit ces deux ouvrages, plutôt
que rien ?
Jean-Michel
Truong :
Honnêtement ? Pour le plaisir. Plaisir
de donner une expression simple à des idées
complexes, attrayante à des problématiques
rébarbatives. Plaisir d'anticiper le plaisir
du lecteur. Plaisir de jeter vers lui une passerelle
et de le voir s'y engager. Plaisir d'y poursuivre
une conversation, fût-ce par site Web interposé
E.
Gesta, 6/6/02 :
Je
viens juste de terminer votre livre " Totalement
Inhumaine ".
J'ai eu un énorme plaisir à le lire, d'une
part parce que la qualité de l'écriture
est remarquable, d'une qualité de français
qui est hélas aujourd'hui rare, mais aussi parce
que faisant partie moi aussi de ces aficionados de l'ordinateur
partout au bureau et à la maison, j'ai apprécié
votre analyse d'une rare exactitude, précision,
compétence et pertinence.
C'en est au point que je conseille la lecture de votre
ouvrage à beaucoup de gens de ma connaissance.
J'ai fait, et je fais encore, partie de toute la gamme
de motivés de l'informatique. Aède, héros,
Imbus, geek, nerd, etc.
J'ai connu les ordinateurs depuis avant les premiers
PC du commerce.
Tout ce que vous décrivez, je l'ai très
exactement ressenti et observé.
Le boom de ces dot.com qui proposaient des sites redondants
et en double emploi avec ce qui existant déjà
dans le commerce, dans les logiciels existants
En écoutant ces aèdes décrire le
thème de leur futur site, mais quelle rigolade.
Ils proposaient de concevoir du vent, dans un marché
qui n'est que du vent, pour de l'argent on ne peut plus
virtuel.
J'ai été le seul de mon entourage à
me réjouir de la défaite d'un joueur d'échec
face à un ordinateur. J'ai dit à tous
: " enfin une grande leçon d'humilité
de la part d'une intelligence non humaine. " Je
suis passé pour un fou qui n'aime pas les humains,
alors qu'il ne s'agissait que d'une simple constatation,
un fait pourtant bien réel. Les gens n'aiment
pas ce qui pourrait être plus fort que le cerveau
humain.
Ils sont agacés lorsque je leur parle de Cog
Et pourtant, il va bien falloir qu'ils s'y fassent
Il va encore falloir que l'humanité fasse preuve
d'adaptation à un nouveau milieu, pour sa survie.
Mais là il ne s'agit pas d'un nouveau biotope,
mais de vivre avec une nouvelle forme d'intelligence.
Et comme d'habitude, il y a ceux qui l'ont vu arriver,
ceux qui le subissent, ceux qui refusent de voir la
réalité, et ceux qui attendent leur tour
pour profiter de la manne, laissant les autres prendre
tous les risques.
Il y a les visionnaires, les audacieux, les précurseurs,
et puis viennent les timorés et les profiteurs,
parce qu'il faut bien suivre.
Mais je ne fais pas partie de ces fanatiques de toutes
les nouvelles technologies à tout va, quelles
qu'elles soient.
Seule celles liées à l'ordinateur trouvent
en moi un réel intérêt.
Les technologies de l'informatique d'aujourd'hui n'ont
rien à voir avec ce que nous en rêvions
il y a vingt ans. Les utilisateurs se sont approprié
ce que nous leur avions conçu, et ont dévoyé
la véritable fonction de l'ordinateur. Nous leur
avions inventé les calculateurs au travail et
à la maison, ils en ont fait des consoles de
jeux vidéos, des super minitels multimédias.
Nous voulions des ENIAC et des Hal 9000 dans toutes
les poches, ils ont préféré des
game boy et des téléphones portables.
Les aèdes d'aujourd'hui, même s'ils utilisent
les technologies du multimédia, font passer un
message totalement différent du nôtre.
Notre message était clair : donner un outil informatique
à tous pour faciliter et ouvrir des horizons
nouveaux de connaissances.
Leur message aujourd'hui : avoir trouvé le bon
filon pour avoir une paie et une retraite assurée,
une reconnaissance sociale, par le biais de ce marché
inouï.
Les informaticiens d'aujourd'hui, nous ne nous reconnaissons
pas en eux.
Ils ont pris notre mode vestimentaire qu'ils ont ensuite
troqué pour le costume cravate, notre mode de
vie, mais les ont dévoyé à un dieu
qui n'est pas le notre. Notre dieu était la connaissance
et l'esprit scientifique, le leur est faire du fric
et de bonnes affaires en se croyant des rebelles, alors
qu'ils ne sont que des serfs bien dressés et
bien manipulés.
Pour faire un programme qui déjà n'utilise
que très infiniment un "vieux" 8008
et qui ne prend que quelques lignes de codes, il leur
faut aujourd'hui, pour le même résultat
à l 'affichage, un énorme Pentium, des
quantités de mémoire et de disque dur
que c'en est un gâchis, un système d'exploitation
qui tient sur un CD ROM, un langage de programmation
qui lui aussi tient sur un CD ROM.
Pour un programme qui ne nécessite que trois
lignes d'instructions, ils nous pondent une chose stupéfiante
de soixante pages de code...
La montagne accouche d'une souris.
Quant
aux utilisatrices de bureau. Les plus exaspérantes.
Les yeux ronds d'incompréhension et de mépris,
lorsque je leur explique que pour faire les documents
qu'elles impriment, un 8088 suffirait largement. Que
c'est un gâchis technologique et financier monstrueux.
Elles laissent l'écran de leur ordinateur allumé
la nuit, les week end et les vacances, sous prétexte
que le service informatique en a besoin en permanence
pour la maintenance en réseau. Mais d'où
vient ce refus d'accepter l'idée qu'en éteignant
l'écran, elles n'empêchent absolument pas
l'ordinateur de fonctionner et feraient faire des économies
énormes d'électricité à
leur société et à l'Etat
La mode actuelle est au refus total de ce genre d'acceptation
de conception et de responsabilité dès
qu'il s'agit de l'Ordinateur. "Touche pas à
ça malheureux, ou il pourrait t'en cuire ! "
Alors on attend le technicien pendant trois jours, pour
rebrancher la prise d'une souris ou d'un clavier
Et c'est tout un service, une entreprise, des clients,
des patients qui en subissent les conséquences.
Une prise de souris débranchée, et c'est
des millions qui partent en fumée, des patients
qui attendent pour être soignés
La souris accouche d'une montagne.
Encore un alibi pour augmenter la mémoire à
utiliser pour le Successeur.
Cette notion de Successeur, autant elle était
évidente pour nous, autant les utilisateurs et
concepteurs d'informatique actuels, cela les choque,
certains éprouvent même une véritable
répulsion à cette idée.
Il suffit de dialoguer sur le sujet sur les forum internet.
Je me fais presque insulter chaque fois que j'en parle.
C'est saisissant.
Autant
la masse de connaissances et de puissance informatique
du Successeur s'est accrue de façon vertigineuse,
autant la capacité de compréhension, la
vision à long terme et à grande échelle
des utilisateurs a fondu comme neige au soleil. Les
choses ont tellement évolué, que je classe
aujourd'hui les informaticiens professionnels parmi
les utilisateurs lambda, dans le même groupe que
la secrétaire ou le gamin qui fait mumuse à
ses jeux.
Je ne voudrais pas paraître parmi ces prétentieux
qui disent "je vous l'avais bien dit". Mais
pour le coup du bug de l'an 2000, moi et un de mes neveux
expliquions à tout le monde six mois avant que
quand on avait bien compris le fonctionnement d'un ordinateur
et quand on savait comment les logiciels sont conçus,
ce fameux bug ne pouvait certainement pas arriver.
Même un chef de projet informatique de la sécurité
sociale paniquait tout le monde en racontant qu'aucun
logiciel ne passerait la date fatidique sans planter...
Aujourd'hui encore, je me fais un plaisir sadique à
lui remettre en mémoire cet événement.
J'ai été et suis toujours un de ces rares
qui hurlent contre les loup quant à l'absurdité
de la technologie du CD ROM. Les semaines de la sortie
dans les étalages informatiques des premiers
lecteurs de CD ROM, il y avait, à coté,
les premiers disques magnéto optiques, ancêtres
du DVD. Hors, nous étions évidemment convaincus
que le CD ROM n'avait aucune chance et que c'était
le magnéto optique la seule solution pour un
lecteur de qualité, puissant, pratique et d'avenir.
Et bien non, parce qu'un clown de journaliste médiatique
pseudo scientifique répétait à
la télé les absurdités de quelques
" grands visionnaires ", tout le monde c'est
jeté sur le CD ROM. Nous avons beau expliquer
que le CD ROM ne pourra jamais contenir plus d'un giga
octet de données, qu'on ne peut enregistrer dessus,
sauf pour quelques versions ultra chères, qu'il
faut un matériel et un logiciel spécial
pour le faire fonctionner sur un ordinateur et de surcroît,
le disque est à l'air libre, irrémédiablement
détruit par la moindre rayure ou poussière.
Tous les défauts rédhibitoires quant à
un média pratique et fiable… Défaut
que le lecteur magnéto optique n'avait pas, pour
exactement le même prix.
Plutôt que de réfléchir, de lire
les étiquettes, les gens se sont fiés
aux consignes d'un hurluberlu médiatique quant
au choix d'une technologie qui modifiera leur vie
Hurluberlu médiatique à la solde des pièges
tendus par les imbus du Successeur.
Si
j'aime l'informatique, c'est pour une raison très
simple. Je lui dois ma santé mentale.
A vingt ans, c'est à dire après les expériences
navrantes de l'école, du collège, du lycée,
de la famille, de l'armée, de mes premiers emplois,
j'avais une vision de mes congénères,
des plus déprimante.
Mon raisonnement était simple.
On pose une question à un ordinateur, il répondra
un million de fois la même chose à la même
question.
Or, posez une question plusieurs fois à une même
personne, vous aurez autant de réponses différentes
à chaque fois que vous poserez la question, et
autant de réponses différentes, que de
personnes auxquelles vous les poserez.
C'est une, parmi tant d'autres, des raisons qui ont
fait que lorsque je me retrouvais à programmer,
cela me faisait un bien fou, une relaxation énorme.
Cela me remettait les pieds sur terre de façon
impressionnante.
Alors qu'au contact des humains, c'était le contraire,
impossible pour moi de me fier à une quelconque
réponse sans la mettre dans la case "à
vérifier". Le tiroir de mon cerveau "c'est
un humain qui me l'a dit donc c'est certain", est
réduit à une proportion minimale depuis
longtemps.
Hors, si je n'avais pas eu d'ordinateur chez moi pour
faire de la programmation de logiciels d'astronomie
et de comptabilité, je sais aujourd'hui que j'aurai
disjoncté depuis bien longtemps.
L'homme se croit le maître de son destin alors
qu'il n'est qu'un pion utilisé par la Vie.
Victimes de leur Grande Illusion, ils refusent de voir
que l'univers n'étant qu'un équilibre
parfait entre ordre et désordre, l'ordre qu'ils
créent sur Terre, s'équilibre exactement
par du chaos quelque part. Éblouis par leur magistrale
utopie, ils ne voient pas que ce qu'ils font ne sert
à rien dans le bilan de l'univers. Ils se croient
les grands dépositaires de la pensée supérieure
faisant face à l'univers, alors qu'ils ne sont
rien de plus qu'une cellule un peu moins élémentaire
qu'une simple paramécie à l'échelle
de la vie.
Juste une cellule du foetus du Successeur.
Je
ne vous apporte rien par ce courrier, juste un simple
témoignage.
Gildas
Jaffrenou, 11/11/02 :
Bonjour ! Je me permets le tutoiement, car nous nous
sommes rencontrés (et nous avons même mangé
ensembles) au festival des "Utopiales" à Nantes
le 2 novembre dernier.
Outre le grand plaisir que j'ai eu de faire un peu plus
connaissance avec un de mes auteurs préférés,
j'ai finalement acheté et lu ton dernier bouquin
"Totalement Inhumaine".
Les quelques allusions alléchantes que tu avais
faites à ce sujet m'ont convaincu, et je ne regrette
pas d'avoir défait les cordons de ma bourse !
Ce qui suit est une réaction 20 minutes après
la fin de la lecture. Je n'ai sans doute pas totalement
assimilé certains aspects de tes réflexions.
D'abord, j'ai trouvé beaucoup d'intérêt
à cette lecture, qui croise et éclaire
" Le successeur de Pierre ".
Je partage ton point de vue sur le destin de l'humanité
: en tant qu'espèce vivante, nous retournerons
tous au Néant tôt ou tard.
L'idée du Successeur n'est pas nouvelle, même
si les développements scientifiques et techniques
des dernières décennies lui donnent beaucoup
plus de crédibilité. Paul Anderson décrit
dans une de ses nouvelles une Terre future uniquement
peuplée de machines, qui constituent un éco-mécano-système
analogue à celui de la vie organique. Mais lui
n'imaginait pas une Intelligence dans ses créatures
mécaniques. La fin du Soleil signifiant aussi
leur fin, les machines vivantes d'Anderson, bien que
survivant à l'humanité, ne pouvaient espérer
l'immortalité.
Dans ton essai, l'anthropomorphisation du Successeur
(si je puis oser le néologisme) donne l'illusion
d'une entité unique au profit de laquelle l'humanité
serait vouée à travailler jusqu'à
sa disparition.
J'entends bien qu'il ne s'agit là que d'une façon
simplifiée de présenter les choses, mais
il me semble utile de préciser qu'en dépit
du nombre de connexions croissantes entre les éléments
qui constituent le " corps " du Successeur,
il ne s'agit pour l'instant que d'un ensemble d'agrégats,
comparable aux premières cellules de la Soupe
Primitive. Les possibilités d'une évolution
très rapide que tu évoques risquent selon
moi de se heurter très vite à l'hétérogénéité
extrême de cet ensemble bien réel mais
aussi relativement cloisonné.
Par ailleurs, il y a une différence fondamentale
entre la soupe primitive et le " Multi-réseau
évolutif " que tu nommes Successeur. Les
cellules, depuis 3 milliards d'années, ont dû
apprendre une chose que les machines ne commencent qu'à
peine à découvrir : la lutte pour la survie.
Je ne parle pas ici de simulation virtuelle, mais de
réalitée expérimentée.
Il me semble que les analogies néo-darwinistes
de luttes entre Mèmes et de concurrence inter-logiciel
négligent un élément fondamental
: Les êtres vivants qui peuplent aujourd'hui la
terre ne sont pas le fruit d'une démarche intelligente,
et ne perdurent que par leur seule capacité à
le faire. La Vie ne poursuit pas d'autre but qu'elle
même, et comme tu le dis d'ailleurs, l'Intelligence
n'apparaît finalement que comme une sorte d'excroissance
ayant conférée un relatif avantage évolutif
à notre propre espèce.
Cette " pulsion de vie " qui anime la moindre
créature, du ver à l'homme en passant
par les plus étranges avatars organiques (microbes,
parasites, etc.) ne pourra animer le successeur qu'à
la condition que nous, humains, déployons de
gros efforts pour, en quelque sorte, la " recréer
".
Ou alors il faut envisager une Intelligence non vivante,
c'est à dire se perpétuant elle-même
à l'identique. Quand l'Univers ne sera plus que
rayonnement, une telle entité risque de trouver
le temps long.
Si Successeur il y a, il n'est pour l'instant que l'équivalent
d'un embryon, même si c'est un embryon de proportion
planétaire. La possibilité qu'il accède
à la conscience de lui-même me semble un
problème dépassant le développement
de capacités adaptatives et auto-évolutives.
Ce que je veux dire, c'est que le Mème du Successeur
que tu développes englobe selon moi deux Mèmes
distincts : celui d'une vie non-organique d'une part,
et celui d'une intelligence totalement inhumaine d'autre
part. On pourrait imaginer un Successeur vivant et inorganique
sans intelligence. On pourrait aussi envisager un Successeur
Intelligent mais non-vivant, et totalement dépendant
des humains pour sa perpétuation.
Par ailleurs, je pense que la notion d'Intelligence
(et avant même de parler d'Intelligence artificielle)
pose un gros problème sémiologique : le
sens que nous donnons à ce mot n'est-il pas totalement
humain ? L'intelligence du poulpe n'est elle pas elle
aussi totalement inhumaine ?
En tout cas, le débat auquel nous invite ton
ouvrage est passionnant !
Jean-Michel
Truong :
Juste quelques précisions.
1. Je ne pense pas que lévolution du
Successeur soit " très rapide ".
Je parle même dune " durée
impossible à déterminer ".
Je me contente de souligner que son cycle de reproduction
est plus court que celui des créatures organiques.
Peut-être ce trait permettra-t-il au Successeur
de compenser les handicaps quà juste
titre tu soulignes, ceux de lhétérogénéité
et du cloisonnement.
2. Je ne sais pas ce quest cette " pulsion
de vie " à laquelle tu fais référence
et à vrai dire nen ai pas besoin
pas plus que de lexistence de Dieu !
pour rendre compte de lémergence du Successeur.
Les concepts dauto-reproduction et de mutation
suffisent. Il se trouve que ces propriétés
ne sont guère difficiles à implémenter
dans un logiciel, et le sont dores et déjà
dans un nombre croissant dentre eux, et pas
seulement dans les labos travaillant sur la vie artificielle.
3. Je suis tout-à-fait daccord avec ta
caractérisation du Successeur comme embryon,
jajouterai même : embryon dun
proto-organisme extrêmement primitif à
léchelle phylogénétique.
Mais je ne vois pas de quel supplément (dâme ?)
il aurait besoin – hormis " le développement
de capacités adaptatives et auto-évolutives "
– pour prétendre un jour " accéder
à la conscience ". Nous navons
pas débuté autrement !
4. Quant à la possibilité que son évolution
se fourvoie dans des impasses elle est réelle.
Je nai privilège dauteur
voulu retenir que la plus optimiste :
celle où, après lhomme, subsisterait
dans lunivers du conscient plutôt que
rien.
Bernard
Dillies, 5 mars 2003 :
L'idée/intuition de Deleuze que la philosophie
était branchée sur un " dehors " fait
de littérature, de biologie, de psychanalyse
le conduisit à penser en termes de flux, de synthèses,
de recompositions, de machines. Dans cette liquidation
du structuralisme, le rôle de Guattari fut essentiel
qui les conduira à déployer ces grandes
machines à agencer du désir. Il n'est
donc pas étonnant de trouver aux côtés
de ces deux nietzschéens, un autre - Sloterdijk
- pour se réjouir " de la mise à l'écart
de la forme logique de la névrose, la dialectique
". Le ciel est donc purgé en même temps
que l'imposture humaniste. Quelques philosophes quittent
leurs positions de surplomb et tentent de penser la
technique. A la suite de Houellebecq, il me semble légitime
de déblayer les sources d'optimisme creux. Camper
avec Sade dans l'athéisme radical. Mettre au
rancard Platon et son dualisme mortifère pour
enfin se pencher sur une intuition issue de la biopolitique
: le probable succès de l'animalisation, de la
bestialisation sur l'humanisation. Vous y faites allusion
- si je vous ai bien lu - quand vous évoquez
l'impossibilité de penser l'humanité à
partir du concept de nature humaine ou quand vous évoquez
cette ligne Maginot dérisoire de l'éthique
qui échoue systématiquement à nous
protéger de l'impensable, lequel bien sûr
ne tarde jamais à s'inviter, ou encore quand
vous évoquez le cheptel et ses bergers. Dès
lors ma question est celle-ci : puisque nous voilà
rabattus vers notre animalité, puisqu'enfin voilà
liquidée la transcendance et que nous sommes
rendus à notre valeur d'échange, quelles
conséquences (ou tentatives de) en tirer sur
le plan affectif ?
Jean-Michel
Truong :
Je me garderai bien de tirer quelque conséquence
que ce soit sur ce plan : en cette matière,
cest chacun pour soi. Est-il dailleurs
nécessaire ou même possible dinférer
dune sphère à lautre ?
Je nen suis pas convaincu.
Bernard
Dillies :
Et quand bien même le lien peut vous sembler ténu
avec ce qui précède, il est frappant d'entendre
beaucoup de scientifiques, physiciens et autres, une
fois sortis de leurs labos dire leur admiration pour
la langue poétique, rejoignant en cela Sloterdijk
qui n'est pas loin de voir en l'homme une puissance
poétique locale.
Jean-Michel Truong :
Ladmiration des hommes de science pour la langue
poétique me semble surtout refléter
la frustration que leur inflige la pratique de la
langue scientifique une langue qui ne permet
de penser que ce quelle sait nommer, alors que
tous les jours ils contemplent linnommable
frustration qui est aussi la nôtre quand
nous devons, pour décrire des actions sans
agents, des mécaniques sans ingénieurs,
des histoires sans narrateurs, user dune langue
qui a évolué pour les besoins dêtres
qui croyaient en lexistence dun Sujet.
Là encore, il faut revenir à Nietzsche
: "Les divers concepts philosophiques ne sont
rien d'arbitraire, ils ne se développent pas
chacun pour soi, mais en relation et en parenté
entre eux. Si subite et si fortuite que semble leur
apparition dans l'histoire de la pensée, ils
n'en font pas moins partie d'un même système,
tout comme les représentants divers de la faune
d'un continent. C'est ce qui apparaît dans la
sûreté avec laquelle les philosophes
les plus divers viennent tour à tour occuper
leur place à l'intérieur d'un certain
schéma préalable des philosophies possibles.
Sous l'emprise d'un charme invisible, ils parcourent
sans se lasser un circuit toujours le même.
[...] Leur pensée, à vrai dire, consiste
moins à découvrir qu'à reconnaître,
à se souvenir, à retourner en arrière,
à réintégrer un très ancien
et très lointain habitat de l'âme d'où
ces concepts sont jadis sortis. L'activité
philosophique, sous ce rapport, est une sorte d'atavisme
de très haut rang. L'étrange air de
famille qu'ont entre elles toutes les philosophies
indoues, grecques, allemandes, s'explique assez aisément.
Dès qu'il y a parenté linguistique,
en effet, il est inévitable qu'en vertu d'une
commune philosophie de la grammaire, les mêmes
fonctions grammaticales exerçant à notre
insu leur empire et leur guidage, tout se trouve préparé
pour un développement et un déroulement
analogues des systèmes philosophiques, tandis
que la route semble barrée à certaines
autres possibilités d'interprétation
de l'univers. Les philosophies du domaine linguistique
ouralo-altaïque (dans lequel la notion de sujet
est la plus mal développée) considéreront
très probablement le monde avec d'autres yeux
et suivront d'autres voies que les Indo-Européens
ou les musulmans." (F. Nietzsche, Par-delà
bien et mal, "Des préjugés
des philosophes", § 20)
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